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Béatitudes et Royaume de Dieu.

Publié le par Christocentrix

"Le royaume de Dieu c'est le monde renversé", dira le rabbi Josia ben Levi, un scribe juif, un de ceux peut-être qui, selon la parole du Seigneur, « ne sont pas loin du royaume de Dieu» (Mc., 12, 34), et plus près de lui, en tout cas, que nos prétendus chrétiens. Le royaume de Dieu, c'est le monde renversé, retourné. C'est assez dire que le royaume de Dieu est à l'opposé du royaume des hommes : tout y est à rebours.

Les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers (Mt., 20, 16).

Ce qui est élevé aux yeux des hommes est une abomination devant Dieu (Lc., 16, 15).

Celui qui aura conservé son âme la perdra, et celui qui l'aura perdu son âme... la retrouvera (Mt., 10, 39).

Le langage même de Jésus, tissé de telles antithèses, - de contradictions apparentes, d'oppositions réelles, -nous révèle une habitude prise avant les temps, dans l'éternité, une harmonie et une structure d'âme surhumaines, une musique venant de l'autre monde, où tout est inversement identique à celui-ci, où tout est à rebours.

Malheureux les riches - heureux les pauvres; malheureux les rassasiés - heureux ceux qui ont faim; malheureux ceux qui rient -heureux ceux qui pleurent; malheureux ceux qu'on aime - heureux ceux qui sont haïs : autant de Béatitudes - autant de renversements, de vols la tête en bas, dans une joyeuse épouvante. Renversée, retournée dans le ciel, comme un objet reflété dans le miroir des eaux, chaque pesanteur terrestre devient légèreté, chaque douleur - béatitude; et inversement : la légèreté d'ici-bas devient là-haut pesanteur, la béatitude terrestre - tristesse céleste.

Même ici-bas, le juste triomphera et le méchant sera chatié. Le royaume de Dieu, c'est le monde éclairci, élevé, purifié par Dieu, mais qui est resté tel qu'il fut toujours, un monde à l'endroit ; les Psaumes le croient encore, mais déjà Job n'y croit plus :

Il (Dieu) se rit des épreuves de l'innocent. La terre est livrée au pouvoir des méchants. Il voile la vue de ceux qui y rendent la justice. Si ce n'est pas lui, qui serait-ce donc ? (Job. 9, 23-24).

Oedipe, l'aveugle clairvoyant, sait, voit, lui aussi, que « pour l'homme le mieux est de ne point naître et s'il est né, de mourir au plus tôt ».

Jésus est un Job-Œdipe inverse : il souffre plus qu'eux,  et mieux qu'eux Il connaît la « puissance des ténèbres » qui règne sur le monde, mais Il sait aussi ce qu'ils ignorent : pour eux le mal n'a pas de fin, tandis qu'Il voit que la Fin « est proche, qu'elle est à la porte» (Mc, 13, 19) ; pour eux le monde dans le mal est à l'endroit, et pour lui il est à l'envers; ils ignorent le royaume de Dieu, lui le connaît comme jamais personne ne l'a connu, parce qu'il est lui-même Roi. Voilà pourquoi ceux-là sont malheureux et lui bienheureux.

Le Fils transforme la loi du Père en liberté...."Vous avez entendu ce qui a été dit aux anciens.., mais moi je vous dis... (Mt., 5, 21-22), voilà le levier avec lequel Jésus renverse le monde.

Ce qui fut dit aux anciens dans la loi, Lui le dit dans la liberté. Dans la loi, Dieu récompense les bons et châtie les méchants; mais dans la liberté, "Il fait lever son soleil sur les bons et les méchants et sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt., 5, 45).

La loi sépare les bons des méchants, la liberté les réunit. La loi ne sauve que les bons seuls; la liberté sauve les bons et les méchants. Les serviteurs du roi, envoyés pour appeler ceux qui avaient été invités aux noces... étant allés par les chemins, rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, tant mauvais que bons, en sorte que la salle des noces fut remplie de convives. Le roi, entrant pour voir ceux qui étaient à table, aperçut un homme qui n'était pas vêtu d'un habit de noce...Alors le roi dit aux serviteurs: Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres du dehors ; c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. Car il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus (Mt., 22, 3; 10-14).
Qui est cet homme qui n'est pas vêtu d'un habit de noce? Un méchant? Non, ici les méchants et les bons sont indistinctement mêlés. Il semble plutôt que celui qui « n'est pas vêtu d'un habit de noce» soit celui qui ne s'est pas «converti », qui ne s'est pas « retourné », qui n'a point passé de ce monde-ci dans l'autre, qui n'est pas un heureux, un élu.

« Il choisit pour ses apôtres des hommes injustes au-delà de toute mesure », dira l'Épître de Barnabé, qui date de l'ère apostolique. Et si l'on considère que Jésus lui-même traite Judas de « démon »(Jn., 6, 70) et Pierre de « satan » Mc. ,8, 23), il en est bien ainsi.

Lorsque Celse qui n'a évidemment rien compris, dit que « Jésus s'entoura de dix ou onze scélérats, les plus perdus de tous les hommes », il exagère perfidement, mais sa perplexité semble sincère lorsqu'il se demande :« Pourquoi une telle préférence pour les pécheurs? » Tous les professeurs de « morale», de Kant à Socrate, pourraient se poser avec autant de perplexité la même question.

Les péagers et les femmes de mauvaise vie vous (les justes) devancent dans le royaume de Dieu (Mt., 15, 28), dira le Seigneur. Or, les péagers, telonai, sont d'après le Talmud, «de véritables brigands».

ll a été mis au rang des malfaiteurs (Mc., 15, 28), dira-t-on de Jésus lui-même. Au milieu des femmes de mauvaise vie et des péagers, il est le «malfaiteur des malfaiteurs», le «réprouvé des réprouvés », le «maudit des maudits ».

Cette populace qui ne connaît point la loi est exécrable(Jn., 7, 49) diront les hommes de loi de tous les « ignorants de la loi » qui suivent Jésus.

Maudits sont les « hommes obscurs », les am-ha-orez; et c'est cette malédiction qui deviendra Bénédiction, Béatitude, selon la loi du « monde renversé »- du royaume de Dieu.

L'égalité dans la loi, c'est l'impersonnalité; la personnalité dans la liberté, c'est l'inégalité : ce levier-là aussi renversera le monde. On donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance; mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a (Mt, 13, 12).

Selon l'humaine mesure, c'est là une injustice, une inégalité insupportable, révoltante, qui bouleverse l'âme - une sorte de défi jeté à la face de toute la justice humaine.
En ce sens, non seulement tout le Sermon sur la montagne, tout l'enseignement de Jésus, mais encore toute sa vie, n'est autre chose que la loi renversée. Le monde sera sauvé par le plus grand de tous les crimes - par le déicide du Golgotha : la croix c'est le couronnement de toutes les lois renversées, de toutes les justices retournées.
 

Kant aura beau s'efforcer de démontrer que le christianisme est avant tout une « doctrine morale », d'autres avec autant de raison, sinon plus, pourraient prouver que le christianisme est « immoral ». L'essentiel de toute morale comme de l'éthique de Kant, c'est « l'impératif catégorique» du devoir; or, dans le Sermon sur la montagne cet impératif est renversé. Non, s'il faut parler de morale, toutes les religions, de la Loi de Moïse à l'Islam, toutes les philosophies, de Socrate à Kant, la fondent sur une base plus large et plus ferme, parce que plus accessible, plus réalisable dans la mesure des forces humaines, que le christianisme, avec son immensité inhumaine, avec son mystérieux « renversement », sa fuite des trois dimensions vers la quatrième, où « tout est à rebours ». Un cône posé sur une pointe dans le plus instable des équilibres, voilà ce qu'est le christianisme. Il a coûté cher aux hommes, trop cher peut-être? Mais avant d'en décider il faudrait se demander si l'on pouvait sauver le monde en péril à un moindre prix. Aucune loi, aucun impératif, aucune morale n'est capable de relever dans l'homme l'Adam déchu. Pour y parvenir, il faut déplacer dans l'homme le centre de gravité. C'est là ce que fera le Sermon sur la montagne.

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aller voir chez les Grecs...

Publié le par Christocentrix

L'auteur propose dans cet ouvrage une approche directe en vue de "réaliser"

l'enseignement platonicien et d'être un vrai philosophe, c'est à dire "celui qui est capable de voir la totalité". Il explique que pour apprécier cette philosophie nous devons comprendre qu'elle n'est pas simplement une recherche intellectuelle mais davantage un guide pour découvrir notre vraie nature et notre relation à la vaste création dans laquelle nous vivons. Il revient - au-delà des très nombreuses interprétations qu'à connu Platon - au coeur de cette pensée et en développe l'aspect effectif et libérateur. Il développe notamment que cette philosophie vise à la transformation de l'homme et de la société.

En outre Raphael montre comment dans l'oeuvre de Platon émerge le concept de l'infini métaphysique véritable et il fait dans un chapitre important un parallélisme entre Platon et Shankara (le grand maître indien du Védanta...( la branche orientale de la métaphysique indo-européenne...)

Il propose enfin deux aspects - la Dialectique et l'Eros - comme moyen de catharsis et de libération (réintégration). Ces deux moyens ou voies conduisent à l'unification de l'esprit humain avec l'Etre divin ou l'Un-Bien. L'expérience métaphysique du rattachement de l'humain au divin constitue sans aucun doute le fondement de la philosophie de Platon qui propose à l'homme de faire "l'expérience de l'Etre", car celui-ci EST et ne devient pas.

 

Cet ouvrage est également accessible aux non-experts car il présente une exposition claire qui facilite la lecture et la compréhension de cette pensée fondatrice de la philosophie occidentale.

 

                                               INITIATION A LA PHILOSOPHIE DE PLATON

                                                    (Raphael) (édit. Accarias - L'Originel)

 

 

sommaire :

- la sphère de l'Etre et les Idées. - l'Un-Bien en tant que réalité métaphysique. - dualisme platonicien ?  - la dialectique comme technique d'éveil. - l'Ame possède déjà la Vérité. - l'ascèse platonicienne. - la Connaissance cathartique. - l'Ascension de l'Eros philosophique. - Shankara, Platonisme et Védanta.

 

                                                                

                                                                            ***

 

On associera utilement à cette lecture, le livre de Fernand SCHWARZ,

LA SAGESSE DE SOCRATE, philosophie du bonheur, éditions des 3 Monts, 2004). 

 

 extrait du sommaire :

- LA MÉTHODE SOCRATIQUE : LA DIALECTIQUE - L'art du dialogue - La dialectique, un cheminement de l'âme

- Le chemin ascendant : l'analogie - Le chemin descendant : la diérèse ou vérification dans la multiplicité - Le double mouvement de l'âme - les trois phases de la méthode dialectique- .

- LE CHEMIN DU BONHEUR - La finalité de Socrate : le bonheur - Un Socrate proche des Orientaux.

- LA PÉDAGOGIE SOCRATIQUE : L'IRONIE

- L'AMOUR SELON SOCRATE : - L'amour, un manque plein de ressources - L'Eros de Socrate.

- Conclusion : RENAÎTRE PAR LE BONHEUR.

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ascèse

Publié le par Christocentrix

"Nous appelons ascèse, dans la langue de la révélation vitale, non l'exercice individuel de réfrènement de l'impulsion, mais le cheminement quotidien vers l'abnégation et le don de soi. Non pour supprimer la nature, mais pour transformer le mode par lequel celle-ci existe. Et la transformation n'est pas couverte par la seule ombre des limites que la légalité pose autour du désir."

        Christos Yannaras (Variations sur le Cantique des Cantiques)

 

                                                                            ***

"Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une âme toute faite".         

                                                 (Charles Péguy)

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le fou du Roi (St François d'Assise)

Publié le par Christocentrix

 

"...Tous les biens semblent meilleurs quand ils prennent figure de dons. De ce point de vue la mystique offre un moyen très sûr et très sain d'atteindre le monde extérieur. A la condition de ne pas oublier que, en raison de sa dépendance de la réalité divine, ce monde tout entier occupe la seconde place. Que la vie sociale y paraisse à la fois bien assise et bien équilibrée, ou si l'on veut à la fois efficace et détendue, que l'essentiel y soit assuré et qu'en ce sens elle se suffise à elle-même, n'empêchera pas un mystique de savoir que l'existence même de ce monde tient à un fil ni de penser que tout cela n'est pas très sérieux. Que les autorités et les puissances, même traditionnelles, même naturelles et même nécessaires désignent à chaque homme sa place et la lui assurent, n'empêchera pas le mystique de savoir que ces grands et ces puissants sont en réalité suspendus par les pieds. Il regardera toujours les hiérarchies humaines avec un doux sourire. A ce point de vue, il est vrai que la vision directe de la réalité divine trouble des règles solennelles somme toute assez raisonnables....
 

 Francois-d-Assise-Chesterton.jpgfran-ois-d-Assi.jpg

 

 

 ....On ne peut traiter de ces matières si difficiles que par touches rapides et sommaires. Pour donner brièvement une idée de l'un des aspects de l'illumination accordée à François, je dirai qu'elle fut comme la découverte d'une dette. On peut trouver surprenant qu'un homme semble se réjouir de découvrir qu'il est endetté. D'ailleurs sa joie se trouve généralement tempérée sans délai, les usages commerciaux ne lui permettant pas d'en faire profiter ses créanciers ! A plus forte raison lorsqu'il est clair que la dette est infinie et ne peut donc être acquittée. Mais il suffit de recourir à l'image d'un amour humain véritablement grand pour que la difficulté s'évanouisse d'un coup : là le créancier éternel partage vraiment la joie du débiteur éternel, car ils sont l'un et l'autre à la fois débiteur et créancier. Autrement dit l'amour parfait transforme dette et dépendance en plaisir. Le laxisme et la luxure se sont emparés du mot amour qui n'est que trop galvaudé dans des travaux de vulgarisation.... Mais il est certain qu'il est ici à sa place et qu'il est véritablement une clef.

Il est la clef de toutes les difficultés qui, dans la spiritualité, inquiètent l'esprit moderne. Par dessus tout il est la clef de l'esprit de pénitence. Noble et saint paradoxe ! L'homme qui sait qu'il ne peut pas s'acquitter de sa dette ne cesse de s'y employer. Il n'arrête pas de rendre ce qu'il ne peut pas rendre et qu'il n'est pas supposé rendre. Il jette tout ce qu'il peut dans l'abîme sans fond d'une action de grâces sans fin.

Vous êtes trop moderne pour comprendre pareille façon de voir? Non, mais trop médiocre. Et nous sommes tous trop médiocres pour la mettre en pratique. Nous manquons trop de générosité pour faire des ascètes - et, pourrait-on dire, par trop de génie. Il faut apprendre à voir la grandeur de l'abandon entre les mains d'un autre, ce dont pour la plupart nous n'avons qu'une faible idée par nos premières amours, échos du paradis perdu. Mais, que nous la voyons ou non, la vérité est là. Elle repose dans cette énigme : il n'y a au monde qu'une bonne chose. Et cette bonne chose est une mauvaise créance.

Si jamais ce sens très rare et très élevé de l'amour, sens vrai dont les troubadours se nourrirent, vient à disparaître et qu'il est compté au rang des vieilles lunes, alors le monde moderne cessera de comprendre ce qu'est l'amour comme il a cessé de comprendre ce qu'est le sacrifice. Des barbares ont détruit la guerre chevaleresque, d'autres peuvent détruire l'amour chevaleresque. Si cela arrive nous verrons refleurir le même genre de questions absurdes et de sarcasmes stupides.

Quel monstre d'égoïsme exigeait impitoyablement tribut sous forme de fleurs, demandera l'un. Quel avaricieux personnage réclamait de l'or ciselé en forme d'anneau, ricanera l'autre. Exactement comme aujourd'hui on blasphème ce Dieu assez cruel pour exiger des hommes l'esprit de sacrifice et réclamer l'oubli de soi. Alors les hommes ne sauront plus ce qu'aimer veut dire. Ils ne comprendront pas que les exploits étaient accomplis et les dons offerts parce qu'ils n'étaient pas demandés. Et il n'y aura plus d'amants.

Les petites choses, dit-on, aident à voir les grandes. J'espère qu'il en sera ainsi, car il est certain que si l'on s'obstine dans l'aigreur moderne vis-à-vis de « l'austère et sombre pénitence », il est inutile de chercher à comprendre la spiritualité franciscaine. Saint François, certes, fut un ascète et austère ; mais point sombre. Tout est là. Désarçonné, glorieusement humilié par la vision de son absolue dépendance de l'amour divin, il se livra au jeûne et à l'abstinence aussi furieusement qu'il s'était fait guerrier. Il avait fait faire volte-face à sa monture mais sans marquer d'arrêt et il continuait à charger, plein de fougue. Il ne s'agissait pas de retrancher pour retrancher, ni de se mettre à l'école du stoïcisme et pas davantage de se maîtriser dans le seul dessein de se tenir en main. Il s'agissait de tout mettre en oeuvre comme pour servir une passion. Et cela avait bien l'air d'être un plaisir.

François dévorait les jeûnes comme d'autres la nourriture. Il courait après la pauvreté comme d'autres se sont rués vers l'or. Cet acharnement passionné, cet appétit formidable, c'était son défi au monde moderne assoiffé de plaisirs. Mais ce n'est pas tout. Ce fait, historiquement incontestable, se doublait d'un autre, également assuré. Cette conduite héroïque - ou anormale - du moment où il sortit dans la forêt gelée vêtu de son seul cilice, jusqu'au moment où il fut à sa demande couché sur le sol nu pour y mourir, il est certain qu'elle fut la sienne parce qu'il voulait prouver qu'il n'avait et n'était rien. Et quasiment la même profonde certitude nous faire dire que les étoiles qui étincelaient au-dessus de ce corps décharné, raidi sur le sol dur, virent, pour une fois dans leur révolution autour de ce globe souffrant, un homme heureux...."

 

                         extrait de "Saint François d'Assise" par G.K. Chesterton (édit. D.D.M, 1979)

 

              

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le Nouveau Moyen-Age (Berdiaev)

Publié le par Christocentrix

Le Nouveau Moyen Age, publié en russe à Berlin en 1924, traduit dans la plupart des langues européennes, assura la renommée universelle de Nicolas Berdiaev. Il fut reçu comme une oeuvre ayant la même signification pour la compréhension du phénomène révolutionnaire que les Considérations sur la France de Joseph de Maistre. Certes, Berdiaev apparaît dans ce livre comme un grand témoin de l'Histoire, en l'occurrence de la Révolution d'octobre qu'il vit non de l'extérieur mais au plus profond de son identification avec les destinées de la Russie. Mais ce témoin passionné est un philosophe, ce qui veut dire en Russie depuis Khomiakov, un penseur qui non seulement pose des problèmes avec passion, mais aussi ne les dissocie pas de l'existence la plus immédiate, que ce soit la conscience religieuse, la vie politique, économique ou sociale. D'où des traits spécifiques : romantisme, art de la polémique, prophétisme teinté d'esprit apocalyptique.

Dans des textes importants tel La fin de la Renaissance (publié également dans ce volume des éditions l'Age d'Homme), Berdiaev n'a cessé d'analyser le caractère ambigu de la culture renaissante avec son humanisme hybride, « christo-païen ». D'où son idée qu'il faudrait «refaire la Renaissance», revenir aux sources vivifiantes du Moyen Age. La Révolution russe est, d'après Berdiaev, le symptôme crucial de la faillite des deux systèmes issus de la Renaissance : le capitalisme et le socialisme, dont l'auteur expose ici une vigoureuse critique.

Le Nouveau Moyen Age est un appel à repenser le «noyau ontologique» de la vie, à pénétrer l'essence et les buts de l'existence, à réorienter la culture et la civilisation.

En ce sens, ce livre est au coeur des problèmes agitant les sociétés de ce siècle et sa problématique reste étonnamment actuelle.

          (quatrième de couverture, le Nouveau Moyen-Age, édit. L'Age d'Homme )

                                                                     ***

 extrait de la Préface de Jean-Claude Marcadé dans l'édition de 1985 aux éditions de l'Age d'Homme : 

[...] ...Annoncer la fin des Temps Modernes et la venue d'une nouvelle ère historique, telle a été la tâche inlassable de Berdiaev, plus particulièrement pendant les cinq ans qui ont suivi la Révolution d'Octobre 1917. Berdiaev qui jusque là (de 1899 à 1916) avait évolué d'un marxisme qui ne fut jamais très orthodoxe, à un « réalisme mystique », puis à une religion de la création dans la perspective de la sobornost', cette fameuse « catholicité russe », communion universelle à la fois empirique et ontologique, qui fut le thème de tous les penseurs religieux russes depuis Khomiakov, chacun donnant à cette catégorie essentielle de la pensée russe une inflexion singulière. Les livres, la plupart du temps des recueils d'articles, qui scandent l'évolution de Berdiaev avant l'explosion politique révolutionnaire de 1917, sont autant de plongées dans les différentes questions qui hanteront le philosophe jusqu'à sa mort et qu'il ne cessera d'explorer dans des variations multiples. Subjectivisme et individualisme dans la philosophie sociale. Etude critique sur N.K. Mikhaïlovski, paru à Saint-Pétersbourg en 1901 avec une préface de P.B. Struve, alors que Berdiaev se trouvait en exil à Vologda, proclame encore le primat marxiste du « gesellschaftliches Sein » contre l'individualisme du populiste Mikhaïlovski. Mais, comme l'a bien montré Roman Rössler perce déjà dans ce livre l'« éthicisme » de Berdiaev, c'est-à-dire la reconnaissance d'une catégorie éthique absolue qui traverse le processus du progrès social, recevant de celui-ci son caractère objectif. C'est après la révolution de 1905, après le rejet du matérialisme historique marxiste au nom de l'idéalisme ou du « réalisme mystique », que deux livres de Berdiaev viennent faire un bilan : La nouvelle conscience religieuse et l'activité sociale et Sub specie aeternitatis. Essais philosophiques, sociaux et littéraires, tous deux de 1907. Le champ problématique dominant en est l'opposition entre le Christ et le monde ; le mythe fondateur de cette nouvelle orientation est la « Légende du Grand Inquisiteur » telle qu'elle apparaît dans les Frères Karamazov de Dostoïevski. Rozanov avait en 1890 dans sa Légende du Grand Inquisiteur lancé ce thème dans la pensée européenne. La Légende est interprétée par lui comme une parabole de la liberté apportée par le Christ en face d'un monde soumis à la nécessité. A partir de là, Berdiaev, avec des nuances diverses au fur et à mesure de son évolution, voit la marche de l'histoire gouvernée par ces deux principes : l'esprit du Christ qui libère de ce monde-ci et de ses autorités, et l'esprit du Grand Inquisiteur qui veut échanger la liberté contre le bonheur repu, autoritairement et coercitivement imposé à l'homme.  Il  ne  faut  jamais  oublier  cet  « anarchisme dans le Christ » qui sous-tend constamment, jusqu'à la fin de sa vie, la pensée berdiaevienne. Dans l'Etat, dans l'Eglise-institution, dans le socialisme révolutionnaire, dans tout pouvoir terrestre, il y a, pour Berdiaev, l'esprit du Grand Inquisiteur, celui qui nie la personne humaine et sa liberté de conscience, ne veut rien savoir de la liberté incréée par laquelle l'homme est relié à la divinité. On le voit, la pensée de Berdiaev allait bien au-delà du mouvement connu sous le nom de « nouvelle conscience religieuse », tel qu'il fut introduit dans les conférences et les discussions des « Sociétés de Philosophie religieuse » de Moscou, Saint-Pétersbourg et Kiev à partir de 1906. S'il ne cesse de réfléchir sur les questions qui agitent l'intelligentsia russe après la révolution de 1905 (rapports de l'intelligentsia et du peuple, de l'intelligentsia et de l'Eglise, de l'intelligentsia et de l'Etat, de la religion et du socialisme, de l'Etat et de la religion, du nationalisme et de la religion), il le fait avec sa passion du principal, de l'essentiel, du final.

La pensée de Berdiaev est exprimée avec une acuité particulière dans son article « La Vérité philosophique (istina) et la vérité-justice (pravda) de l'intelligentsia » dans le recueil Jalons en 1909......Le reproche capital que fait Berdiaev à l'intelligentsia, c'est de ne pas avoir su reconnaître les vrais "philosophes" de la Russie : Tchaadaev, Soloviev, Khomiakov, Dostoïevski. Et d'en appeler à une renaissance spirituelle et culturelle...

[....]  Sa démarche passe par « la nouvelle conscience religieuse » et l'approfondis-sement de la Tradition orthodoxe, pour aboutir à une vision prophétique de l'histoire de l'humanité, histoire éclairée par la marche de celle-ci vers le Huitième Jour.

Désormais, la pensée de Berdiaev sera indélébilement imprégnée d'eschatologisme et tous les problèmes touchés seront vus dans le mouvement, dans la perspective, dans la lumière de cette orientation vers les fins dernières. C'est pour cela que les textes écrits à chaud à partir des bouleversements, vécus dans la chair, de la Révolution russe, qu'ils aient trait aux destinées russes, au « sens de l'histoire » ou aux courants agitant les sociétés, sont perpétuellement axés sur la généralisation, prennent une tournure aphoristique, ne s'enlisent jamais dans les broussailles de la factologie.

Parlant des différences entre les manières de pensée française, allemande et russe, Berdiaev affirme dans son autobiographie : « Les Russes considèrent les problèmes dans leur essence et non dans leur reflet culturel. En ce qui me concerne du moins, j'ai toujours parlé de ce qui est premier et non du secondaire, du reflété, je parlais comme quelqu'un se trouvant devant l'énigme du monde, de la vie elle-même, je parlais existentiellement comme sujet de l'existence». A propos des fameuses Décades de Pontigny, Berdiaev avoue : « J'ai toujours senti l'énorme différence entre ma façon de penser et la façon de penser française et entre notre façon d'approcher les sujets. J'apportais avec moi mon sentiment catastrophique; sentiment personnel et russe, de la vie et de l'histoire, une approche de chaque sujet en son essence, et non à travers son reflet culturel ».

On conçoit alors que toutes les tentatives pour « lire Berdiaev horizontalement », pour l'annexer dans tel ou tel camp politico-culturel, sont vouées à l'échec. L'historiosophie du philosophe russe, telle qu'elle s'exprime de façon aiguë dans La fin de la Renaissance (1921) et Le Nouveau Moyen Age (1924), publiés ici dans une nouvelle traduction, et également dans Le destin de la Russie (Moscou, 1918), Le sens de l'histoire (Berlin, 1923), La Philosophie de l'Inégalité (Berlin, 1923), ne saurait se comprendre en dehors de sa philosophie de la création qui appelle à la transfiguration de ce monde dévoyé en cosmos. Les racines de Berdiaev sont à la fois chez Jacob Boehme et Maître Eckhart, et chez Dostoïevski. Une généalogie peu commune dans la pensée européenne !

La fin de la Renaissance et Le nouveau Moyen Age, écrits juste après la Révolution de 1917, sont pénétrés par le sentiment qu'à partir du « processus tourbillonnant destructeur » que sont « les catastrophes mondiales de la guerre et de la révolution », notre monde vit « la fin de la Renaissance », « la fin de l'humanisme ». Mais la Renaissance elle-même portait en elle les germes de sa dégénérescence, car, dans sa réaction contre   «l'obscurité» du Moyen Age, elle s'est éloignée petit à petit du « centre spirituel de la vie » et est passée vers cette superficie, vers cette périphérie, vers cette enveloppe culturelle qui remplacent la structure organique. C'est à partir de la Renaissance qu'ont commencé la perte du centre et la fabrication de centres déviants-dévoyants. Avec virulence Berdiaev dénonce les fruits de l'humanisme christo-païen de la Renaissance, cet humanisme qui détruit l'image et la ressemblance de Dieu en l'homme pour se créer de nouvelles idoles : le rationalisme (les « Lumières », la Révolution, le positivisme, le capitalisme, le socialisme, l'anarchisme (nous ajouterons aujourd'hui le communisme et le national-socialisme), tous étant des ramifications lointaines de « l'esprit d'affirmation de soi humaniste », c'est-à-dire de la nécrose de l'esprit créateur authentique des débuts de la Renaissance, de la négation des racines onto-théologiques de la vie. Après l'ascétisme médiéval, ce fut le gaspillage des forces de l'homme.

Même si le style de Berdiaev est marqué par la vaste culture symboliste du début du XXème siècle, s'il a, partant, le goût des formules frappées comme des maximes et généralisatrices, cela ne devrait pas nous masquer, à nous qui assistons à ces temps de bouleversements, cela ne devrait pas nous masquer que les problèmes posés avec véhémence, passion, parfois de façon polémique, ces problèmes sont encore les nôtres, ils sont d'actualité brûlante. Le nouveau Moyen Age est encore à nos portes, nous n'y sommes pas encore entrés, nous sommes toujours sur son seuil, toujours empêtrés dans la fin d'une Renaissance qui n'en finit pas d'agoniser. Socialisme, capitalisme, royaume de l'esprit (pour Berdiaev, - la fraternité dans ce qui incarne la racine spirituelle de la vie, son centre organique, non morcelé, non éparpillé dans un mouvement entropique d'auto-destruction)...

Berdiaev analyse et critique violemment aussi bien le capitalisme que le socialisme : l'un et l'autre système essaient de dominer la terre au profit de l'homme (même si l'homme en question n'est pas le même être social dans les deux cas). « De telle manière que ce qui avait commencé à être un mouvement humaniste, centré dans les seules forces de l'homme, a fini par se transformer en une gigantesque machine où l'homme est menacé de n'être qu'un rouage de plus ».  De plus, le capitalisme, comme le socialisme, « divinise le travail, il en fait une idole ». Ici, on ne peut s'empêcher de remarquer que Berdiaev reprend certains arguments du gendre de Marx, Paul Lafargue, dans son petit livre Le droit à la paresse de 1883. Ainsi, écrit Berdiaev, « le socialisme va s'écrouler à la suite du capitalisme, non seulement parce qu'il est incapable de résoudre les problèmes économiques, mais aussi parce qu'il est spirituellement vicié. La nature satanocratique du socialisme apparaît ».

Ce que Berdiaev propose, ce n'est certes pas une théocratie. En effet, on trouvera chez lui tout au cours de son oeuvre une critique sans ambiguïté du christianisme historique qui s'est replié sur lui-même, sur un légalisme qui empêche l'épanouissement de diverses dimensions de l'homme, qui aussi rabaisse ce dernier au point de rendre vaine sa liberté en face de Dieu.

Berdiaev, s'il n'a pas pu répondre avec précision aux questions qu'il a posées, a posé ces questions avec justesse. L'homme de ce siècle plus que jamais, doit savoir s'il veut un centre pour sa vie; si ce centre existe, si les centres qu'on lui a proposés tout au long du siècle se sont qualifiés ou non, s'il continue à orienter la culture « horizontalement », en mettant entre parenthèses l'inconnu, en bricolant le quotidien  (  « après moi le déluge »! ), en chevauchant la chimère d'un progrès indéfini, en ne mesurant la vie qu'à l'infernal rythme de la technologie, - ce à quoi nous incitent capitalisme et socialisme. Savons-nous encore ce qu'est l'humain ? N'est-il pas temps de nous recentrer, de nous recueillir ? De telles questions, lancées par Berdiaev à l'aube de la fin de la Renaissance, auraient paru réactionnaires il y a encore quelques années. Le sont-elles aujourd'hui ?.

                                                                                           Jean-Claude MARCADÉ

 

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Histoire et eschatologie (Berdiaev)

Publié le par Christocentrix

 

Les époques de crise sont très favorables aux méditations sur les problèmes de philosophie de l'histoire : c'est au cours de l'une d'elles que saint Augustin a composé le premier ouvrage qui traite de ces questions et Hegel a créé le système qui a exercé une si grande influence après les bouleversements provoqués par la Révolution Française et les guerres napoléoniennes; c'est aussi au même moment qu'ont vu le jour les théories de J. de Maistre, de Saint-Simon et d'A. Comte. La philosophie de l'histoire, dégagée des illusions rationalistes et optimistes, est obligée de reconnaître que la suite des événements se déroule sur un terrain volcanique et qu'il n'y a eu que des périodes très brèves d'équilibre relatif, alors que les guerres sont très nombreuses. Les forces qui agissent au cours de l'histoire sont irrationnelles, explosives; aux époques succèdent des époques nocturnes, et après une période rationaliste et « éclairée » survient un temps où dominent ce que Keyserling appelle les principes telluriques, où les instincts l'emportent sur l'intellect. Il serait d'ailleurs fort inexact de dire que le jour est préférable à la nuit, car pendant celle-ci on distingue mieux les étoiles. C'est ainsi qu'en histoire, lorsque les forces nocturnes en arrivent à prendre le dessus sur les forces diurnes, on voit naître des dispositions pour des conceptions eschatologiques et apocalyptiques. Il en fut ainsi après les explosions volcaniques que furent la Révolution française et les guerres napoléoniennes; l'Europe fut alors saturée de conceptions de ce genre. On arriva même à prédire la venue de l'Antéchrist et la fin du monde pour une année précise : d'après Jung Stalling ce devait être en 1833.

Il faut en effet convenir que dans l'histoire comme dans la vie personnelle les bouleversements font envisager la fin du monde comme très proche; dans l'une et l'autre il y a une Apocalypse interne. Il faut pourtant reconnaitre qu'on a beaucoup abusé et qu'on abuse encore maintenant de l'idée de fin. Quand un régime politique subit une crise destructrice et qu'une classe sociale dominante se trouve dépossédée de son pouvoir, ceux dont la vie et les privilèges étaient liés à son sort se mettent à pousser de grands cris pour annoncer la fin du monde. II existe tout un groupe d'auteurs, de niveau assez bas du reste, qui prétendent être en possession de révélations particulières sur l'Apocalypse et connaître les temps et les délais fixés. Mais ce qui m'interesse ici, ce n'est pas le problème de l'interprétation apocalyptique, pour lequel je ne me reconnais aucune compétence, mais celui de la philosophie de l'histoire. Je me propose de montrer qu'elle est nécessairement de nature eschatologique, alors même qu'elle est complètement détachée des sources chrétiennes et qu'elle veut revêtir un caractère scientifique et positif.

Sur la possibilité même de la philosophie de l'histoire des doutes ont été émis et des objections formulées, car cette étude n'était pas en faveur auprès des philosophes de type académique. Rien d'ailleurs n'est plus compréhensible. Dans ce domaine il faut toujours faire la part de l'élément prophétique, or comment peut-on appréhender le sens de l'histoire si on ignore l'avenir? De plus nous connaissons très mal le lointain passé. La lumière renvoyée par les temps à venir nous est nécessaire, mais elle est du prophétisme et suppose donc une attente messianique. On ne peut d'ailleurs comprendre la signification de l'histoire qu'en allant au delà de ses limites. Il faut remonter, pour son étude, aux sources judéo-chrétiennes, car la Grèce ne pouvait pas créer une philosophie de l'histoire puisqu'elle considérait le temps cosmique et cyclique et non historique : elle vivait dans la contemplation de l'harmonie du cosmos. L'histoire est en effet, en tant que mouvement significatif dans le temps, une création de l'attente de la venue du Messie, incarnation du Logos. Kant ne disait-il pas : « La philosophie peut, elle aussi, avoir son millénarisme ».

On retrouve ce caractère eschatologique jusque chez Hegel, Comte et K. Marx. En général on distingue trois époques dans l'histoire, dont la dernière, synthétique, est dotée de toutes les qualités : on l'envisage comme devant être organique et offrant un aspect de plénitude et de bien universel. C'est justement cette époque messianique qui conférera un sens à toutes les précédentes. D'après Hegel, sa philosophie serait déjà la conquête de la vérité parfaite et la dernière période serait celle où la conscience de la liberté de l'esprit atteindrait son plus haut degré. Pour Comte, cette perfection serait obtenue dans la période positiviste; ce philosophe était d'ailleurs si plein d'attente messianique que son système s'est transformé en religion. Il en est de même de K. Marx, d'après lequel le prolétariat aurait la mission de délivrer l'humanité de l'esclavage et de l'exploitation; c'est lui qui incarnerait pour la première fois l'unité du genre humain. C'est la forme sécularisée de l'ancien millénarisme judaïque. Puisque l'époque socialiste porte en elle des promesses de perfection et de bonheur universel, elle est donc messianique. Du reste on peut attribuer le même caractère à l'idée nietzschéenne de surhomme, bien qu'elle soit à l'opposé de la théorie de K. Marx; c'est, en effet, l'apparition de ce nouvel être qui doit donner un sens à l'histoire et à la terre. On peut donc affirmer que toute philosophie historique, à quelque degré qu'elle soit pénétrante et significative, est messianique et eschatologique, obligatoirement. L'ancien thème religieux de l'humanité, celui de l'accomplissement de l'histoire, continue à subsister sous des formes voilées et plus ou moins modifiées. Ceux-là mêmes qui nient l'au-delà et tout ce qui est transcendant ne vont pas jusqu'à refuser tout sens à la suite des événements, mais l'idée revêt chez eux la forme d'une perfection qui doit se réaliser à l'avenir.

 

L'histoire immanente est dépourvue de signification et se compose d'une série d'échecs. Rien, à vrai dire, ne s'y est réalisé conformément à ce qu'on attendait. L'Empire d'Alexandre le Grand, l'Empire Romain, la théocratie chrétienne aussi bien orientale qu'occidentale, la Renaissance, la Révolution Française avec sa grande devise : liberté, égalité, fraternité, les démocraties des XIXè et XXè siècles, le communisme, aucun d'eux n'a réalisé ce qu'on avait espéré, n'a rempli le but pour la réalisation duquel les hommes ont consacré leur énergie créatrice et ont supporté d'innombrables sacrifices. Mais c'est le christianisme qui a subi le plus profond échec, le plus tragique; et l'avouer, ce sera contribuer à rendre plus aiguë la conscience eschatologique et faciliter le passage à un christianisme ainsi compris. Dans un livre d'inspiration sceptique intitulé «Die Geschichte als Sinngebung des Sinnlosen », Théodore Lessing critique l'attitude naïvement réaliste à l'égard de l'histoire et de son sens. L'histoire, dit-il, donne un sens mais n'en trouve pas; c'est une invention créatrice ayant pour source les désirs humains, ce qui est tout simplement une manière sceptique de formuler l'attente messianique qui confère aux événements leur signification. D'ailleurs, en les classant d'après quatre signes, on peut établir plusieurs types de messianisme : l'un national ou universel, l'autre de l'en-deçà et de l'au-delà, le troisième victorieux et passif, le dernier enfin personnaliste et impersonnel. Le messianisme des anciens Juifs, d'abord tribal et national, commence à devenir universel chez les prophètes et prend définitivement ce caractère dans le christianisme. De même, celui qui était au début uniquement terrestre, attente du royaume dans l'en-deçà, ne devient céleste que dans les livres apocalyptiques qu'il faut distinguer des livres prophétiques, de celui d'Enoch par exemple.

Le messianisme peut être une espérance de victoire, une manifestation de force, comme il peut être destiné à imprimer un sens supérieur à la souffrance et au sacrifice. Enfin, il peut être l'attente d'un Messie personnel, on même sans celui-ci d'un royaume messianique. C'est ainsi que le messianisme sécularisé du XIXè siècle, détaché de ses racines religieuses, a été terrestre, actif et universel. De nos jours, il revêt des formes nationales et raciales et se rattache à une personne messianique; il est certain, en effet, que la conscience messianique peul prendre des apparences diverses, mais ne disparaît jamais car elle est profondément enracinée dans la nature humaine. Mais il ne faut pas confondre avec l'eschatologie qui parle de la fin des choses, le messianisme qui reflète les espoirs des peuples aspirant à être délivrés de leurs souffrances et à bénéficier d'une vie meilleure, transfigurée et bienheureuse. Tous deux sont pourtant nés sous des influences iraniennes et perses et l'Apocalypse chrétienne présente beaucoup de ressemblances avec l'Apocalypse de la religion persane. Comme les anciens Juifs, les Perses avaient une attitude particulière à l'égard de l'histoire.

 

La philosophie comporte trois problèmes capitaux qui, s'ils ne sont pas résolus, rendent impossible l'appréhension du sens du processus historique. Ce sont : le problème du progrès, celui du temps, le plus important, et celui de la liberté. Ainsi, au XIXè siècle, on a voulu, en appliquant la théorie du progrès, voir dans la progression infinie de l'Humanité le sens de l'histoire, mais cela ne nous aide en rien car c'est le but lui-même qui peut donner sa signification à la suite des événements, or le progrès ne fait que le supposer et ne l'assigne pas, il n'est qu'un mouvement dans sa direction. Le but, c'est le royaume messianique, le futur royaume de Dieu, auquel aspiraient aussi tous qui avaient perdu leur foi dans l'Etre divin. Mais bien qu'ayant servi d'arme contre le christianisme, l'idée de progrès n'en est pas moins d'origine chrétienne et c'est en quoi elle diffère de la notion d'évolution qui, elle, est d'origine biologique. Par lui-même, le progrès ne saurait conférer un sens à quoi que ce soit, car on peut le concevoir aussi bien du mal et de la maladie; pour être significatif, il doit être un mouvement vers le royaume de Dieu; autrement il est inacceptable, parce que dépourvu de l'espérance chrétienne d'une fin décisive qui ne sera autre que la Résurrection de tous les morts.

Le progrès fleurit dans les cimetières, sur les ossements des générations mortes. Mais, séparé de ses attaches religieuses, il transforme le présent en quelque chose qui n'a pas de valeur propre et n'existe qu'en vue du futur, il fait de chaque personne humaine un moyen au service de la perfection qui est censée se réaliser au sommet, c'est-à-dire à son terme qui ne viendra jamais, si l'on admet le développement à l'infini. Le progrès se trouve au pouvoir du temps porteur de mort, il n'est pas fait pour assurer à la vie une victoire définitive sur l'anéantissement, à l'éternité un triomphe sur le temps; il ne peut faire l'objet que d'une théorie catastrophique. Il n'est soumis à aucune loi nécessaire et la progression vers le but final, qui ne peut être que le royaume de Dieu, est une tâche qui se pose à la liberté humaine, elle est un devoir humain et non une nécessité universelle.

Il y a d'ailleurs des progressions progressives et d'autres régressiyes; il peut y avoir accroissement du Mal comme du Bien, une augmentation de lumière comme un épaississement des ténèbres; on peut aussi assister en même temps à un progrès technique et à une régression morale, ou le sens esthétique peut s'affaiblir alors que la culture intellectuelle se développe. Donc le progrès, étant partiel, ne petit être un objet de foi et de religion. Des périodes d'essor créateur et d'épanouissement sont suivies de périodes de décadence et de dépérissement. Du reste, toute culture connaît une tendance à l'ossification et à la déchéance. L'essor des forces vitales peut être de grossièreté des mœurs et de penchant à la violence et le contraire peut aussi bien se produire. La progressivité peut comporter des éléments régressifs, et inversement. De plus, les idées de cette nature deviennent facilement banales, tombent rapidement dans la platitude.

Il n'y a plus aucune raison de croire aux théories optimistes du progrès qui avaient cours au XIXè siècle. Les conquêtes de la civilisation sont superficielles et perdent facilement leur vernis, en mettant à nu la couche animale de la nature humaine. Seule la renaissance du christianisme sera capable de fournir à l'idée de progrès un sens, une justification qui ne peut être que messianique et eschatologique.

L'histoire doit avoir une fin, parce que le problème de la personne et de ses destinées n'est pas résolu et ne peut l'être à l'intérieur de ses limites. Mais c'est le problème du temps qui se pose avec le plus d'acuité; en effet, ce que Hegel appelle Sclechte Unendlichkeit, le temps infini, est un non-sens. L'Eschatologie est, en grande partie, une doctrine y ayant trait et qui se trouve en présence de son paradoxe. Mais c'est saint Augustin qui a émis les idées les plus significatives sur le temps car il se rendait fort bien compte du caractère à la fois réel et insaisissable de celui-ci. Non seulement le passé n'est plus et le futur pas encore, mais le présent qui est, paraît-il, la partie la plus définie disparait à chaque instant en se transformant en passé : bref, il est un point insaisissable. De plus, il ne faut pas oublier qu'il y a trois temps différents : l'un cosmique, l'autre historique et le troisième existentiel. Le premier est cyclique, mesurable mathématiquement et comportant un calendrier et des heures; c'est le temps de notre système solaire et de ses mouvements réguliers. Le deuxième est orienté vers l'avenir et générateur de nouveauté; il est figuré numériquement par siècles et millénaires, c'est en lui que le futur dévore le présent en le transformant en passé. Temps cosmique et temps historique sont des temps déchus, ils manquent d'intégrité.

Reste le dernier qui est celui des profondeurs, ne se prêtant à aucun calcul mathématique: c'est le temps de l'éternel présent, supra-temporel; un de ses instants peut avoir plus de signification, de plénitude, de durée que de longues années des deux autres. Il se mesure par l'intensité des joies et des souffrances éprouvées; et c'est aux moments d'extase créatrice, à la minute de la mort que l'homme se trouve plongé dans ce temps existentiel. Kierkegaard ne dit-il pas de chacun de ses moments qu'il est un « atome d'éternité » ? Il n'est pas en effet coincé entre le passé et le futur, il n'est pas remplacé par l'instant suivant. Vue en profondeur, la vie de l'homme, aussi bien personnelle qu'historique, baigne dans ce temps existentiel, alors qu'elle n'est que projetée dans le temps historique et cosmique. C'est le paradoxe du temps qui explique les difficultés présentées par l'interprétation de l'Apocalypse; car nous sommes là en présence d'une antinomie insoluble dans notre monde phénoménal et qui fait penser aux antinomies kantiennes : il est absolument impossible de penser la fin du temps, en se plaçant dans le temps, et la fin de l'histoire ne peut être conçue que comme étant à la fois en-deçà et au-delà de celle-ci. Elle ne peut se produire que dans le temps existentiel et être projetée dans le temps historique, en mettant la pensée en présence de contradictions. Elle équivaut donc à l'avènement d'un nouvel éon. Pour la métaphysique naturaliste, la fin du temps historique est représentée par sa transformation en temps cosmique, mais l'Apocalypse ne peut être interprétée que comme un passage du premier au temps existentiel. Nous nous heurtons ici à l'antinomie du messianisme qui était déjà sensible à la conscience de l'ancien Israël, puisqu'elle concevait l'avènement du royaume tant attendu comme devant se faire dans l'histoire, à un moment du futur, mais devant aussi marquer la fin du temps historique et l'apparition d'un nouvel éon. La venue du Messie devait cependant être méta-historique. C'est à cela que se rattache la question du millénarisme qui a provoqué tant de discussions chez les Pères de l'Eglise, car il était difficile de penser le royaume millénaire comme étant uniquement en-deçà ou uniquement au-delà du temps : il est à la fois terrestre et céleste. Et, ce que l'Apocalypse exprime par des images symboliques, la négation complète du millénarisme équivaudrait à la négation de tout résultat positif dans l'histoire.

 

La philosophie eschatologique de l'histoire pose également le problème de la liberté. Le fatum, en effet, ne peut être que conditionnel et ne figure qu'à titre de principe actif. De là découle une autre dilliculté pour découvrir le sens de l'Apocalypse, car la liberté est elle aussi paradoxale puisqu'elle possède le pouvoir d'engendrer son contraire : la nécessité et l'esclavage. En lisant le livre de saint Jean, on a l'impression qu'il contient la révélation d'une fin fatale, irrésistible des choses; pourtant le christianisrne ne reconnaît pas d'un invincible Fatum et le Christ en a triomphé. La liberté de l'homme, avec l'aide de la Grâce, est à même de s'opposer à la marche inéluctable des événements: d'ailleurs, l'Apocalypse nous présente comme seuls résultats empreints de fatalité ceux auxquels conduisent les chemins du Mal; tout autres sont ceux auxquels aboutissent les chemins du Bien. La difficulité que présente la prospection des voies de l'histoire et de ses destinées finales vient de ce que le terme ne peut être pensé ni comme étant exclusivement l'oeuvre de l'homme ni comme étant uniquement celle de Dieu : il ne peut être que le résultat de leur collaboration, c'est-à-dire une oeuvre théoandrique.

Mais la fin dépend également de la liberté et de l'activité de l'homme, c'est pourquoi un eschatologisme actif est à la fois possible et nécessaire. Elle ne doit d'ailleurs pas être attendue dans la crainte et le tremblement, ou dans un doux espoir : elle demande une préparation en tant que manifestation créatrice de l'homme. D'un point de vue plus profond, on peut dire que tout acte de création, toute oeuvre morale constitue une victoire sur ce monde d'asservissement, d'hostilités et d'inimitiés qui doit prendre fin et céder la place à une atmosphère de liberté et d'union. Ainsi le royaume de Dieu se réalise imperceptiblement dans chaque création de l'esprit, en attendant le moment où nous en prendrons conscience. On trouve chez N. Fedorov des vues géniales sur le caractère conditionnel des prophéties apocalyptiques. En effet, le règne de l'Antéchrist, la destruction catastrophique du monde, le Jugement Dernier ne se produiront que si l'humanité chrétienne n'arrive pas à s'unir en vue de l'oeuvre commune de la restauration de la vie et de l'organisation fraternelle de l'existence de l'univers entier.

On arrive ainsi à deux perspectives apocalyptiques : celle des résultats qui déroulent fatalement du Mal et de la passivité des Chrétiens; celle de transfiguration sociale et cosmique, d'un nouveau ciel et d'une terre nouvelle. Telle est la conscience apocalyptique, opposée à la conscience passive et pessimiste, que Vladimir Soloviev a décrite dans sa « Nouvelle sur l'Antéchrist». Elle doit du reste augmenter et non diminuer l'activité de l'homme, accroître le sentiment de sa responsabilité dans les destinées du monde. Ceci n'implique pas une négation des tâches historiques qui subsistent malgré la perspective de la fin de l'histoire. Or celle-ci se dédouble toujours, car elle peut survenir ou de façon catastrophique, en dehors de toute évolution progressive, ou par la transfiguration du monde et l'avènement du royaume de Dieu. C'est pourquoi la conscience eschatologique se place au delà de l'optimisme et du pessimisme qui appartiennent à la sphère de l'en-deçà. Le système négatif de K. Barth est en contradiction complète avec le christianisme comme religion théoandrique. Certes, le christianisme historique, à la suite de ses échecs, n'a pas pu ne pas aboutir au pessimisme et provoquer des attitudes passives et découragées, mais considéré du point de vue eschatologique, ayant reçu la lumière du monde à venir, il doit appeler à la vie les forces activement créatrices de transfiguration.

 

L'Evangile est la Bonne Nouvelle de l'avènement du royaume de Dieu, dans Ia recherche et la préparation duquel consiste l'essence du christianisme. Celui-ci est, d'un côté, historique, parce qu'il est la révélation de Dieu, non dans la nature, mais dans l'histoire et que par lui entre en cette dernière la méta-histoire. D'autre part, il est eschatologique parce qu'il est la révélation du royaume de Dieu à venir dans le monde, et qu'en lui subsiste l'attente de la seconde apparition du Messie. Dans le christianisme, il y a eu lutte entre ces deux principes et c'est le premier qui l'a emporté. La conscience messianique se trouva affaiblie et l'esprit prophétique s'est à peu près éteint, la lumière venant du futur s'est trouvée obscurcie, étouffée sous le poids massif du passé historique. Les premiers Chrétiens n'ont pas prévu le temps qui s'écoulerait entre les deux venues du Messie qu'ils ne cessaient d'attendre une seconde fois, dans toute sa force et toute sa gloire; historiquement, ils ont donc commis une erreur qu'il est facile de dénoncer; mais en lui donnant un sens plus profond, on peut dire que la fin est toujours proche et que l'attente eschatologique et l'espoir messianique sont toujours justifiés.

Mais après la première époque chrétienne, plongée dans une intense atmosphère spirituelle, vint une période historique qui devait être longue et qui obligea le christianisme à s'adapter davantage aux conditions de ce monde et le fit tomber sous la dépendance du royaume de César. Pourtant, c'est surtout l'oeuvre de Constantin le Grand qui a contribué à la clôture de la perspective messianique et eschatologique. Le Royaume de Dieu ne s'est pas réalisé, mais dans l'histoire c'est l'Eglise qui s'est formée et organisée. Identifier les deux conduit à la négation de l'orientation vers l'avenir, de la possibilité de nouveauté : tout est atteint, il n'y a plus rien à espérer, c'est à la suite de la première venue du Christ que le messianisme a trouvé sa réalisation. C'est cette doctrine, qui remonte à saint Augustin, qui domine de toute évidence dans la théologie catholique: celle-ci, en effet, n'aime pas et craint le messianisme, dans lequel elle sent un paraclétisme, l'attente d'une nouvelle révélation du Saint-Esprit. Mais I'Eglise n'est pas le Royaume de Dieu dont la réalisation ne petit être qu'eschatologique. Or l'Eglise appartient à l'histoire, même si sa source y est étrangère. Nous faisons chaque jour cette prière :« Que ton règne arrive », c'est donc que nous espérons encore la venue du Royaume de Dieu et Cieszowski a raison de voir dans le «Notre Père » une prière messianique.

 

Sur le terrain de l'Orthodoxie, moins achevé au point de vue formel et moins légaliste, l'attente messianique peut s'épanouir plus librement que dans le Catholicisme. D'ailleurs, le royaume de Dieu n'est pas seulement une transfiguration individuelle de l'âme humaine, il a un retentissement cosmique et social ; il ne faut pas y voir uniquement un ciel nouveau, il est également une terre nouvelle. De plus, il n'a rien d'une théocratie historique résultant de la sacralisation de l'Etat à qui on applique la symbolique chrétienne alors qu'en réalité il n'a rien de commun avec le christianisme. C'est par analogie avec le royaume de César, et bien que cela fût contraire à l'Evangile, qu'on envisageait le royaume de Dieu. Mais celui-ci ne ressemble en rien aux empires de ce monde gouvernés par des princes, il en est même tout l'opposé et aucune des catégories du monde social ou naturel ne lui est applicable : il ne peut être pensé qu'apophatiquement, c'est-à-dire eschatologiquement. II ne faut pas entendre par là que le royaume de Dieu n'est possible que dans le ciel, dans l'au-delà; il doit se réaliser aussi sur terre pour s'opposer par son principe aux violences et aux hostilités dont le royaume de César est le théatre. Il s'agit du développement de la conception eschatologique de l'ensemble du christianisme et non pas seulement d'une de ses parties.

Le premier théologien érudit qui ait donné une interprétation eschatologique de l'Evangile et du christianisme en général fut, je crois, Johann Weiss, élève de Ritschl, ou encore A. Scheitner. En France, ce fut Loisy qui adopta sa théorie, alors qu'il était encore chrétien. Weiss montre que la prédication du Royaume de Dieu, unique sujet des Evangiles synoptiques, a un caractère eschatologique et il est intéressant de voir ainsi signaler la différence qui existe avec l'Evangile de saint Jean où il n'est jamais question de la venue de ce Royaume; sans doute cela tient-il à son inspiration mystique qui pourrait sembler opposée à toute eschatologie. Pourtant cette contradiction doit disparaître après un examen plus approfondi. Le livre de saint Jean parle, non de l'avenir, objet d'une attente, mais de l'éternel présent; il sacrifie ainsi l'histoire qui existe au contraire pour l'eschatolologie, bien qu'elle doive prendre fin. Le paradoxe du temps subsiste donc : le règne de Dieu viendra à la fin des temps et il vient également maintenant.

De cette antinomie se rapproche beaucoup celle que Heiler établit entre le type prophétique et le type mystique; d'après lui le premier est en rapport avec l'activité et avec l'histoire. Mais il s'agit plutôt d'une terminologie conventionnelle, car il est tout à fait permis de parler de mystique prophétique. La différence entre les Evangiles synoptiques et celui de Saint Jean disparaît, si l'on admet que la réalisation de la fin et la venue du règne de Dieu sont un événement du temps existentiel qui est seulement projeté dans le temps historique. C'est pourquoi on peut dire également que le royaume de Dieu se réalise tout de suite et qu'il ne se réalisera que dans le futur, à la fin des temps. Au point de vue de l'histoire des religions, l'eschatologie serait d'origine irano-persane; du reste nous avons déjà fait ressortir la grande ressemblance qui existe entre l'Apocalypse persane et l'Apocalypse chrétienne. Et c'est à cette source persano-judaïque que remonte l'élément prophétique du christianisme. Quant à la mystique pure, entièrement dégagée de toute perspective historique, elle est plutôt d'origine hellénique et présente des affinités avec l'esprit de l'Inde. Ce sont donc deux principes différents qui sont à la base de la vie spirituelle et ce serait commettre une grave erreur que de reconnaître l'un d'eux, en niant l'autre; tous deux sont également vrais. La pensée religieuse philosophique russe est plus eschatologique que la pensée occidentale, surtout inspirée, par le catholicisme, et elle s'intéresse davantage aux problèmes de philosophie de l'histoire. Le sens chrétien de celle-ci se dégage à la lumière de l'avenir, de l'apparition future du Christ, qui s'est obscurcie dans le christianisme historique. La pensée humaine, toujours tournée vers ce qui n'est pas encore, cherchant plus ou moins inconsciemment le Royaume de Dieu, a pressenti à toute époque la possibilité d'un nouvel éon, d'une issue de notre temps à nous. Sa faiblesse consistait en ce qu'elle appliquait à cet éon les catégories de notre durée cosmique et historique. Mais il y aura un nouveau ciel et une terre nouveIIe; notre vieux monde disparaîtra, notre temps n'existera plus. Certes en nous exprimant ainsi, nous nous servons de nos catégories temporelles, mais c'est de cette manière que nous sortons du monde objectif, phénoménal, pour entrer dans le monde nouménal.

 

 

               Nicolas Berdiaev (texte extrait de " Le sens de l'Histoire ", édition de 1948)

 

 

 

                en annexe : les deux préfaces de Berdiaev....

 

 

 

PRÉFACE A L'ÉDITION RUSSE (1923)

Ce sont les problèmes relatifs à la philosophie de l'histoire qui ont principalement préoccupé la pensée russe pendant le XIXè siècle. C'est en cherchant à construire une philosophie de l'histoire que s'est formée notre conscience nationale, et ce n'est pas par hasard que les discussions des slavophiles et des occidentalistes sur la Russie et l'Europe, sur l'Orient et l'Occident, ont été au centre de nos intérêts spirituels. Déjà Tchaadaïev et les slavophiles, ont posé devant la pensée russe le problème de la philosophie de l'histoire, parce qu'ils voyaient dans l'énigme de la Russie et de ses destinées historiques, l'énigme de cette philosophie elle-même. Il semble que la construction d'une philosophie religieuse de l'histoire soit la vocation de la pensée philosophique russe. La pensée spécifiquement russe est orientée vers le problème eschatologique, le problème de la fin: elle a un cachet apocalyptique, et c'est en cela qu'elle diffère de la pensée de l'Occident. Mais c'est aussi ce qui lui confère avant tout le caractère d'une philosophie de l'histoire religieuse. Je me suis toujours intéressé tout particulièrement aux problèmes relatifs à la philosophie de l'histoire. La guerre mondiale de 1914-1918, la révolution russe n'ont fait qu'accentuer cet intérêt et ont orienté principalement de ce côté mes préoccupations. J'ai alors conçu le plan d'un livre sur les principaux problèmes de la philosophie religieuse de l'histoire, et ce sont les idées qui devaient former la substance de cet ouvrage qui m'ont fourni la matière des leçons que j'ai professées en 1919-1920 à l'Académie Libre de Culture Spirituelle, à Moscou. Et c'est d'après les notes prises au cours de ces leçons que le présent essai a été rédigé. J'y ajoute un article écrit en 1922, intitulé: « Volonté de vivre et volonté de culture », qui est d'une importance essentielle pour ma conception philosophique de l'histoire.

 

 

PRÉFACE A L'ÉDITION FRANÇAISE (20 ans plus tard)

Ce livre, rédigé d'après les conférences que j'ai faites, à Moscou en 1919-1920, a été écrit il y a longtemps. Il a été traduit en allemand et a suscité en Allemagne un intérêt particulier. Je ne partage plus actuellement toutes les idées que j'y ai exposées, et beaucoup de ce que j'ai écrit alors, je l'exprimerais différemment aujourd'hui. Vingt années se sont écoulées depuis cette époque, et quelles années! Ma pensée a toujours été orientée vers les problèmes touchant à la philosophie de I'histoire, et aujourd'hui ces problèmes me préoccupent plus que jamais. Le « Sens de l'histoire » n'est qu'un moment dialectique dans le développement de ma pensée historico-philosophique, il n'est étape sur mon chemin spirituel. Pour l'essentiel, ma manière de voir est restée la même. Et, cependant, il y a des changements. Comment les définirais-je ? Je dirai avant tout que j'ai un sentiment et une conscience plus aigus que jadis du conflit sans issue qui se déroule entre la personne et l'histoire et que je suis plus éloigné de toutes les idéalisations de l'histoire. Je suis moins disposé à voir dans son processus quelque chose de "sacré". Je sens en moi une révolte contre le pouvoir asservissant de l'« historique » sur la vie humaine. Ceci tient à ce que ma philosophie s'est pénétrée de plus en plus de personnalisme. Je reste fidèle à l'idée que l'homme porte en lui toute l'histoire. Mais j'ai surmonté en moi les restes du romantisme historique, de l'idéalisation romantique du passé. Je me suis écarté de l'orientation de la pensée qui remonte à Schelling, lequel a joué un si grand rôle dans les destinées de la philosophie russe. Ce qui importe également à l'heure actuelle, ce sont la révision et la réévaluation de l'humanisme. Pour ce qui est de mon idée de la transformation de l'humanisme en anti-humanisme, je la considère comme très exacte, et elle constitue un des fondements de ma philosophie. Je l'ai développée plus lard dans un livre intitulé : « Le destin de l'homme dans le monde actuel ». Mais l'humanisme lui-même, l'humanisme comme tel m'apparaît comme un phénomène complexe, et je suis aujourd'hui prêt à défendre ce qu'on peut appeler l'humanisme chrétien, l'humanisme métaphysique et spirituel, pour le distinguer de l'humanisme à base positiviste et matérialiste. Dans l'ensemble, sous l'influence des expériences vécues et de la déshumanisation qui se produit dans, le monde, ma pensée s'est de plus en plus pénétrée de la nécessité de défendre la dignité de l'homme et sa liberté, ce qui correspond à la principale préoccupation de ma vie qui a trouvé son expression dans un de mes vieux livres :« Le sens de l'acte créateur ». J'ajoute à cette édition française un nouveau chapitre :« Histoire et eschatologie », d'après une conférence faite devant un public français.

 

 

 

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le Nouveau Moyen-Age (Nicolas Berdiaev)

Publié le par Christocentrix

Le Nouveau Moyen Age, publié en russe à Berlin en 1924, traduit dans la plupart des langues européennes, assura la renommée universelle de Nicolas Berdiaev. Il fut reçu comme une oeuvre ayant la même signification pour la compréhension du phénomène révolutionnaire que les Considérations sur la France de Joseph de Maistre. Certes, Berdiaev apparaît dans ce livre comme un grand témoin de l'Histoire, en l'occurrence de la Révolution d'octobre qu'il vit non de l'extérieur mais au plus profond de son identification avec les destinées de la Russie. Mais ce témoin passionné est un philosophe, ce qui veut dire en Russie depuis Khomiakov, un penseur qui non seulement pose des problèmes avec passion, mais aussi ne les dissocie pas de l'existence la plus immédiate, que ce soit la conscience religieuse, la vie politique, économique ou sociale. D'où des traits spécifiques : romantisme, art de la polémique, prophétisme teinté d'esprit apocalyptique.

Dans des textes importants tel La fin de la Renaissance (publié également dans ce volume des éditions l'Age d'Homme), Berdiaev n'a cessé d'analyser le caractère ambigu de la culture renaissante avec son humanisme hybride, « christo-païen ». D'où son idée qu'il faudrait «refaire la Renaissance», revenir aux sources vivifiantes du Moyen Age. La Révolution russe est, d'après Berdiaev, le symptôme crucial de la faillite des deux systèmes issus de la Renaissance : le capitalisme et le socialisme, dont l'auteur expose ici une vigoureuse critique.

Le Nouveau Moyen Age est un appel à repenser le «noyau ontologique» de la vie, à pénétrer l'essence et les buts de l'existence, à réorienter la culture et la civilisation.

En ce sens, ce livre est au coeur des problèmes agitant les sociétés de ce siècle et sa problématique reste étonnamment actuelle.

 

                     (quatrième de couverture, le Nouveau Moyen-Age, édit. L'Age d'Homme)

 

 

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extrait de la Préface de Jean-Claude Marcadé dans l'édition de 1985 aux éditions de l'Age d'Homme : 

            

       [...] ...Annoncer la fin des Temps Modernes et la venue d'une nouvelle ère historique, telle a été la tâche inlassable de Berdiaev, plus particulièrement pendant les cinq ans qui ont suivi la Révolution d'Octobre 1917. Berdiaev qui jusque là (de 1899 à 1916) avait évolué d'un marxisme qui ne fut jamais très orthodoxe, à un « réalisme mystique », puis à une religion de la création dans la perspective de la sobornost', cette fameuse « catholicité russe », communion universelle à la fois empirique et ontologique, qui fut le thème de tous les penseurs religieux russes depuis Khomiakov, chacun donnant à cette catégorie essentielle de la pensée russe une inflexion singulière. Les livres, la plupart du temps des recueils d'articles, qui scandent l'évolution de Berdiaev avant l'explosion politique révolutionnaire de 1917, sont autant de plongées dans les différentes questions qui hanteront le philosophe jusqu'à sa mort et qu'il ne cessera d'explorer dans des variations multiples. Subjectivisme et individualisme dans la philosophie sociale. Etude critique sur N.K. Mikhaïlovski, paru à Saint-Pétersbourg en 1901 avec une préface de P.B. Struve, alors que Berdiaev se trouvait en exil à Vologda, proclame encore le primat marxiste du « gesellschaftliches Sein » contre l'individualisme du populiste Mikhaïlovski. Mais, comme l'a bien montré Roman Rössler perce déjà dans ce livre l'« éthicisme » de Berdiaev, c'est-à-dire la reconnaissance d'une catégorie éthique absolue qui traverse le processus du progrès social, recevant de celui-ci son caractère objectif. C'est après la révolution de 1905, après le rejet du matérialisme historique marxiste au nom de l'idéalisme ou du « réalisme mystique », que deux livres de Berdiaev viennent faire un bilan : La nouvelle conscience religieuse et l'activité sociale et Sub specie aeternitatis. Essais philosophiques, sociaux et littéraires, tous deux de 1907. Le champ problématique dominant en est l'opposition entre le Christ et le monde ; le mythe fondateur de cette nouvelle orientation est la « Légende du Grand Inquisiteur » telle qu'elle apparaît dans les Frères Karamazov de Dostoïevski. Rozanov avait en 1890 dans sa Légende du Grand Inquisiteur lancé ce thème dans la pensée européenne. La Légende est interprétée par lui comme une parabole de la liberté apportée par le Christ en face d'un monde soumis à la nécessité. A partir de là, Berdiaev, avec des nuances diverses au fur et à mesure de son évolution, voit la marche de l'histoire gouvernée par ces deux principes : l'esprit du Christ qui libère de ce monde-ci et de ses autorités, et l'esprit du Grand Inquisiteur qui veut échanger la liberté contre le bonheur repu, autoritairement et coercitivement imposé à l'homme.  Il  ne  faut  jamais  oublier  cet  « anarchisme dans le Christ » qui sous-tend constamment, jusqu'à la fin de sa vie, la pensée berdiaevienne. Dans l'Etat, dans l'Eglise-institution, dans le socialisme révolutionnaire, dans tout pouvoir terrestre, il y a, pour Berdiaev, l'esprit du Grand Inquisiteur, celui qui nie la personne humaine et sa liberté de conscience, ne veut rien savoir de la liberté incréée par laquelle l'homme est relié à la divinité. On le voit, la pensée de Berdiaev allait bien au-delà du mouvement connu sous le nom de « nouvelle conscience religieuse », tel qu'il fut introduit dans les conférences et les discussions des « Sociétés de Philosophie religieuse » de Moscou, Saint-Pétersbourg et Kiev à partir de 1906. S'il ne cesse de réfléchir sur les questions qui agitent l'intelligentsia russe après la révolution de 1905 (rapports de l'intelligentsia et du peuple, de l'intelligentsia et de l'Eglise, de l'intelligentsia et de l'Etat, de la religion et du socialisme, de l'Etat et de la religion, du nationalisme et de la religion), il le fait avec sa passion du principal, de l'essentiel, du final.

 

La pensée de Berdiaev est exprimée avec une acuité particulière dans son article « La Vérité philosophique (istina) et la vérité-justice (pravda) de l'intelligentsia » dans le recueil Jalons en 1909......Le reproche capital que fait Berdiaev à l'intelligentsia, c'est de ne pas avoir su reconnaître les vrais "philosophes" de la Russie : Tchaadaev, Soloviev, Khomiakov, Dostoïevski. Et d'en appeler à une renaissance spirituelle et culturelle...

[....]  Sa démarche passe par « la nouvelle conscience religieuse » et l'approfondissement de la Tradition orthodoxe, pour aboutir à une vision prophétique de l'histoire de l'humanité, histoire éclairée par la marche de celle-ci vers le Huitième Jour.

 

Désormais, la pensée de Berdiaev sera indélébilement imprégnée d'eschatologisme et tous les problèmes touchés seront vus dans le mouvement, dans la perspective, dans la lumière de cette orientation vers les fins dernières. C'est pour cela que les textes écrits à chaud à partir des bouleversements, vécus dans la chair, de la Révolution russe, qu'ils aient trait aux destinées russes, au « sens de l'histoire » ou aux courants agitant les sociétés, sont perpétuellement axés sur la généralisation, prennent une tournure aphoristique, ne s'enlisent jamais dans les broussailles de la factologie.

Parlant des différences entre les manières de pensée française, allemande et russe, Berdiaev affirme dans son autobiographie : « Les Russes considèrent les problèmes dans leur essence et non dans leur reflet culturel. En ce qui me concerne du moins, j'ai toujours parlé de ce qui est premier et non du secondaire, du reflété, je parlais comme quelqu'un se trouvant devant l'énigme du monde, de la vie elle-même, je parlais existentiellement comme sujet de l'existence». A propos des fameuses Décades de Pontigny, Berdiaev avoue : « J'ai toujours senti l'énorme différence entre ma façon de penser et la façon de penser française et entre notre façon d'approcher les sujets. J'apportais avec moi mon sentiment catastrophique; sentiment personnel et russe, de la vie et de l'histoire, une approche de chaque sujet en son essence, et non à travers son reflet culturel ».

 

On conçoit alors que toutes les tentatives pour « lire Berdiaev horizontalement », pour l'annexer dans tel ou tel camp politico-culturel, sont vouées à l'échec. L'historiosophie du philosophe russe, telle qu'elle s'exprime de façon aiguë dans La fin de la Renaissance (1921) et Le Nouveau Moyen Age (1924), publiés ici dans une nouvelle traduction, et également dans Le destin de la Russie (Moscou, 1918), Le sens de l'histoire (Berlin, 1923), La Philosophie de l'Inégalité (Berlin, 1923), ne saurait se comprendre en dehors de sa philosophie de la création qui appelle à la transfiguration de ce monde dévoyé en cosmos. Les racines de Berdiaev sont à la fois chez Jacob Boehme et Maître Eckhart, et chez Dostoïevski. Une généalogie peu commune dans la pensée européenne !

 

La fin de la Renaissance et Le nouveau Moyen Age, écrits juste après la Révolution de 1917, sont pénétrés par le sentiment qu'à partir du « processus tourbillonnant destructeur » que sont « les catastrophes mondiales de la guerre et de la révolution », notre monde vit « la fin de la Renaissance », « la fin de l'humanisme ». Mais la Renaissance elle-même portait en elle les germes de sa dégénérescence, car, dans sa réaction contre   «l'obscurité» du Moyen Age, elle s'est éloignée petit à petit du « centre spirituel de la vie » et est passée vers cette superficie, vers cette périphérie, vers cette enveloppe culturelle qui remplacent la structure organique. C'est à partir de la Renaissance qu'ont commencé la perte du centre et la fabrication de centres déviants-dévoyants. Avec virulence Berdiaev dénonce les fruits de l'humanisme christo-païen de la Renaissance, cet humanisme qui détruit l'image et la ressemblance de Dieu en l'homme pour se créer de nouvelles idoles : le rationalisme (les « Lumières », la Révolution, le positivisme, le capitalisme, le socialisme, l'anarchisme (nous ajouterons aujourd'hui le communisme et le national-socialisme), tous étant des ramifications lointaines de « l'esprit d'affirmation de soi humaniste », c'est-à-dire de la nécrose de l'esprit créateur authentique des débuts de la Renaissance, de la négation des racines onto-théologiques de la vie. Après l'ascétisme médiéval, ce fut le gaspillage des forces de l'homme.

 

Même si le style de Berdiaev est marqué par la vaste culture symboliste du début du XXème siècle, s'il a, partant, le goût des formules frappées comme des maximes et généralisatrices, cela ne devrait pas nous masquer, à nous qui assistons à ces temps de bouleversements, cela ne devrait pas nous masquer que les problèmes posés avec véhémence, passion, parfois de façon polémique, ces problèmes sont encore les nôtres, ils sont d'actualité brûlante. Le nouveau Moyen Age est encore à nos portes, nous n'y sommes pas encore entrés, nous sommes toujours sur son seuil, toujours empêtrés dans la fin d'une Renaissance qui n'en finit pas d'agoniser. Socialisme, capitalisme, royaume de l'esprit (pour Berdiaev, - la fraternité dans ce qui incarne la racine spirituelle de la vie, son centre organique, non morcelé, non éparpillé dans un mouvement entropique d'auto-destruction)...

Berdiaev analyse et critique violemment aussi bien le capitalisme que le socialisme : l'un et l'autre système essaient de dominer la terre au profit de l'homme (même si l'homme en question n'est pas le même être social dans les deux cas). « De telle manière que ce qui avait commencé à être un mouvement humaniste, centré dans les seules forces de l'homme, a fini par se transformer en une gigantesque machine où l'homme est menacé de n'être qu'un rouage de plus ».  De plus, le capitalisme, comme le socialisme, « divinise le travail, il en fait une idole ». Ici, on ne peut s'empêcher de remarquer que Berdiaev reprend certains arguments du gendre de Marx, Paul Lafargue, dans son petit livre Le droit à la paresse de 1883. Ainsi, écrit Berdiaev, « le socialisme va s'écrouler à la suite du capitalisme, non seulement parce qu'il est incapable de résoudre les problèmes économiques, mais aussi parce qu'il est spirituellement vicié. La nature satanocratique du socialisme apparaît ».

 

Ce que Berdiaev propose, ce n'est certes pas une théocratie. En effet, on trouvera chez lui tout au cours de son oeuvre une critique sans ambiguïté du christianisme historique qui s'est replié sur lui-même, sur un légalisme qui empêche l'épanouissement de diverses dimensions de l'homme, qui aussi rabaisse ce dernier au point de rendre vaine sa liberté en face de Dieu.

Berdiaev, s'il n'a pas pu répondre avec précision aux questions qu'il a posées, a posé ces questions avec justesse. L'homme de ce siècle plus que jamais, doit savoir s'il veut un centre pour sa vie; si ce centre existe, si les centres qu'on lui a proposés tout au long du siècle se sont qualifiés ou non, s'il continue à orienter la culture « horizontalement », en mettant entre parenthèses l'inconnu, en bricolant le quotidien  (  « après moi le déluge »! ), en chevauchant la chimère d'un progrès indéfini, en ne mesurant la vie qu'à l'infernal rythme de la technologie, - ce à quoi nous incitent capitalisme et socialisme. Savons-nous encore ce qu'est l'humain ? N'est-il pas temps de nous recentrer, de nous recueillir ? De telles questions, lancées par Berdiaev à l'aube de la fin de la Renaissance, auraient paru réactionnaires il y a encore quelques années. Le sont-elles aujourd'hui ?.

 

 

                                               Jean-Claude MARCADÉ

 

 

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de l'aristocratie (Berdiaev) 2ème partie

Publié le par Christocentrix

(chapitre extrait du livre de Nicolas Berdiaev "de l'Inégalité" 1918-1923 )


"Certains d'entre vous sont disposés à reconnaître l'aristocratie spirituelle, encore qu'ils ne le fassent pas volontiers. Mais vous, vous représentez d'une façon par trop simpliste la relation entre l'aristocratie spirituelle et l'aristocratie historique. Vous croyez que celle-ci n'est qu'un mal du passé, qu'elle n'a pas de droit à l'existence et qu'elle n'a aucun rapport avec l'aristocratie spirituelle. La réalité est plus complexe que vous ne l'imaginez à l'accoutumée, vous autres, les simplificateurs. Certes, nul ne va confondre ni identifier aristocratie spirituelle et aristocratie historique. Les représentants de cette dernière peuvent se situer très bas du point de vue spirituel, tandis qu'il arrive, et même le plus souvent, que les plus hauts représentants de l'aristocratie spirituelle n'y appartiennent pas. Cela est indéniable et élémentaire.
Néanmoins, l'on ne saurait nier l'importance du sang, de l'hérédité, de la sélection sociale par la race, dans l'élaboration d'un type psychique moyen. Vous avez trop l'habitude de considérer l'homme abstraitement, comme une unité arithmétique, vous l'abstrayez de ses ancêtres, de ses traditions et de ses coutumes, de son éducation, des siècles et des millénaires qui vivent dans les cellules de son être organique. Votre entité abstraite et sans relation générique est une fiction privée de tout contenu réel. Vous définissez l'homme par ce qu'il a de commun avec tous les autres : deux jambes, deux bras, un nez, etc. Aussi échappe-t-il à votre regard; ce qui fait l'homme, c'est bien davantage ce par quoi il ne ressemble à aucun autre.
De nombreux cercles se croisent dans l'individualité humaine pour constituer sa race. Organiquement, par le sang, l'homme appartient à sa race, à sa nationalité, à sa classe, à sa famille; et toutes ces hérédités, traditions et habitudes raciales, nationales, familiales se réfractent d'une façon tout à fait particulière dans son individualité qui ne lui appartient qu'à lui seul et qui n'est à nulle autre pareille. La personne humaine se cristallise sur tel ou tel terrain organique, elle a besoin d'un milieu compact et supra-personnel où se produit une sélection qualitative. Une des plus grandes erreurs de toute sociologie et de toute éthique abstraites consiste à ne pas reconnaître l'importance de la sélection raciale qui constitue un sang et qui élabore un type psychique aussi bien que physique. La race a une importance énorme pour le type humain. L'homme peut en franchir les limites et déboucher sur l'infini, mais il doit avoir un genre individualisé. Le noble qui a dépassé le cadre de la noblesse et qui s'est affranchi de tous les préjugés et intérêts de caste reste noble par la race, par son type psychique, et la victoire même qu'il remporte ainsi peut manifester sa noblesse.

La culture n'est pas l'affaire d'un seul homme ni d'une génération. Elle existe dans notre sang, elle est l'oeuvre de la race et de la sélection raciale. L'esprit des « Lumières » et de « la révolution » est toujours superficiel et borné, sa marque a déformé même la science dont il se sert pourtant comme d'un étendard. Il a obscurci la signification de la race pour la connaissance scientifique. Or, la science objective et désintéressée doit reconnaître que la noblesse existe dans le monde non seulement en tant qu'une classe sociale avec des intérêts déterminés, mais encore qu'un type qualitatif, psychique et physique, en tant que la culture millénaire de l'âme et du corps. Le « sang bleu » n'est pas qu'un simple préjugé de classe, c'est aussi un fait anthropologique irréfutable et irréductible. En ce sens, la noblesse ne peut être détruite et aucune révolution sociale ne saurait anéantir les avantages qualitatifs de la race. La noblesse peut mourir en tant que classe, elle peut être privée de tous ses privilèges, dépouillée de sa propriété. Je ne crois pas à l'avenir de la noblesse en tant que classe et pour moi-même, en tant que noble, je ne veux pas de privilèges. Mais elle demeure en tant que race, que type psychique, que forme plastique; et l'élimination de la noblesse comme classe peut en accroître la valeur psychique et esthétique. C'est ce qui s'est produit jusqu'à un certain point en France après la Révolution. La noblesse est une race psychique qui peut se conserver et agir dans n'importe quelle structure sociale. Son maintien, avec ses traits aristocratiques cristallisés, est indispensable pour le monde et la culture universelle. Une disparition totale signifierait un abaissement de la race humaine, un triomphe sans mélange du parvenu, la mort de la noblesse immémoriale de l'âme dans l'humanité.


Il faut des millénaires pour dégager les traits nobles du caractère. Aucune révolution n'est capable d'annihiler les résultats psychiques de ce long processus. La destruction du régime féodal en Occident n'a pas causé la disparition complète de tous les traits psychiques formés par la chevalerie. D'autres classes se sont mises à les imiter. La chevalerie avait forgé la personne humaine, elle avait trempé le caractère. Ses traditions sont la source du sentiment de l'honneur chez l'homme moderne et dans le monde bourgeois contemporain. Elle avait élaboré un type d'homme supérieur. Elle avait une enveloppe temporelle et corruptible dont il n'est rien resté et qui n'était pas sans contenir des éléments sombres. Mais il y a aussi dans la chevalerie un principe éternel, qui ne meurt pas. Elle est un principe spirituel et non pas seulement une catégorie sociale et historique. La mort définitive de l'esprit chevaleresque entraînerait une dégradation du type de l'homme, dont la dignité supérieure a été modelée par la chevalerie et par la noblesse, d'où elle s'est diffusée dans des cercles plus larges. Elle est d'origine aristocratique. La formation sélective des traits nobles du caractère s'effectue avec lenteur, elle suppose une transmission héréditaire et des coutumes familiales. C'est un processus organique. Il en va de même pour la création d'un haut milieu culturel et des traditions de la culture supérieure. Dans la vraie culture, profonde et raffinée, l'on sent toujours la race, le lien du sang avec les traditions. La culture des hommes d'aujourd'hui, sans passé, sans liens organiques, est toujours superficielle et plutôt grossière.


Celui qui possède la culture depuis de nombreuses générations y manifeste un tout autre style et une autre solidité que celui qui y accède pour la première fois. Pour notre malheur, l'histoire de la Russie n'a pas connu la chevalerie. Cela explique entre autres que la personne n'y ait pas été assez élaborée, que la trempe de notre caractère n'ait pas été assez forte. Le pouvoir du collectivisme primitif y est resté trop marquant. De nombreux philosophes, savants et écrivains étaient fiers de ce qu'il n'y eût pas en Russie d'aristocratie véritable, que notre pays fût naturellement démocratique et non pas aristocratique. Si notre démocratisme de la vie quotidienne, notre simplicité, propres aussi à la véritable noblesse russe sont moralement admirables, l'absence de l'aristocratie a aussi été notre faiblesse et non pas seulement notre force. On y sentait une dépendance trop grande par rapport aux forces élémentaires et obscures du peuple, l'incapacité d'extraire d'une quantité immense un principe qualitatif directeur. Depuis Pierre le Grand, c'est la bureaucratie qui a joué chez nous le rôle de l'aristocratie et il y avait en elle quelques traits d'une sélection aristocratique. Néanmoins, l'on ne peut considérer une bureaucratie comme une vraie aristocratie de par son type psychique. Chez nous, prévalaient l'absolutisme bureaucratique d'en haut et le populisme d'en bas. Une évolution créatrice, où des éléments qualitativement sélectionnés auraient joué un rôle directeur, était devenue impossible, et c'est ce que nous payons cruellement. Il serait pourtant fort injuste de nier l'énorme importance de la noblesse en Russie. Elle a été notre couche culturelle la plus avancée. C'est elle qui a créé notre grande littérature. Les gentilhommières ont constitué notre premier milieu culturel. La beauté de la vie russe traditionnelle, son style plein de noblesse sont essentiellement ceux de l'aristocratie. C'est elle, avant tout, qui a développé le sentiment de l'honneur. En son temps, la Garde impériale a été une école d'honneur. L'intrusion de l'homme sans classe et sa prévalence excessive avait abaissé, plutôt qu'élevé, le type psychique du Russe. Notre vie perdit toute espèce de style. Notre plus belle époque, et qui mérite le plus d'être appelée notre renaissance, c'est encore le début du XIXè siècle, le temps de Pouchkine, de Lermontov et de toute une cohorte de poètes, l'époque des mouvements mystiques, des décembristes, de Tchaadaïev, des débuts du slavophilisme, celle du style Empire, c'est-à-dire le siècle où les nobles, l'intelligentsia aristocrate, la couche culturelle de la noblesse avaient le rôle directeur.

En ce temps-là, nous n'étions pas encore des nihilistes. Le nihilisme et son style sont venus supplanter chez nous la culture aristocratique qui n'avait pas encore poussé des racines assez fortes. Mais tout ce qui comptait dans la culture russe venait de l'aristocratie. Non seulement les héros de Léon Tolstoï, mais encore ceux de Dostoïevski, sont inconcevables en dehors de celle-ci. Rappelez-vous ce qu'en dit Dostoïevski dans L'Adolescent.
Tous nos grands auteurs ont été nourris par le milieu culturel de la noblesse. Dans les brasiers allumés par la révolution, non seulement les demeures de style Empire, mais aussi Pouchkine et Tolstoï, Tchaadaïev et Khomiakov, l'esprit créateur et les traditions de la Russie flambent. La destruction de la noblesse est celle des traditions culturelles, c'est une rupture de la suite des temps dans notre vie spirituelle. Votre haine de parvenus envers la noblesse est un sentiment qui abaisse l'homme. Elle vise non seulement les privilèges, depuis longtemps disparus et qu'il serait insensé de rétablir, mais encore des traits psychiques qui sont indestructibles et qui héritent de l'éternité. Il n'en faut pas moins reconnaître que la noblesse, moralement et spirituellement, était entrée en décadence avant qu'elle n'eût été renversée par la révolution.


Du point de vue psychologique, il ne faut pas que la chevalerie et la noblesse disparaissent du monde, elles doivent faire communier les grandes masses populaires avec le royaume de la dignité et de l'honneur, avec un type d'humanité plus élevé. C'est l'aristocratisation de la société, et non pas sa démocratisation, qui est spirituellement justifiée. Les prémisses de l'aristocratisme, de la dignité et de la race se trouvent dans toutes les classes de la société; il n'y en a point de réprouvées. Le processus libérateur de la vie humaine n'a qu'un seul sens, celui d'ouvrir de plus larges voies à la manifestation et à la prévalence des âmes aristocratiques.
Une recherche douloureuse et toujours renouvelée de l'aristocratie véritable a lieu dans l'histoire. L'attitude méprisante envers le menu peuple n'est pas le fait de l'aristocratie, elle est le propre du goujat, du parvenu. La vanité et l'arrogance sont indécentes. L'aristocratie devrait donner de sa surabondance aux simples gens, les servir de sa lumière, de ses richesses psychiques et matérielles. Sa vocation historique en dépend.

Ruskin rêvait d'un socialisme organisé par la noblesse héréditaire. Il était un ardent partisan de la structure hiérarchique de la société, aristocrates en tête, en même temps qu'il défendait avec non moins d'ardeur les réformes sociales les plus décisives en faveur des classes déshéritées. En cela, il restait fidèle à la vérité éternelle de Platon. Vous devriez vous inspirer de ces deux-là. La masse moyenne de la noblesse historique trahit facilement sa vocation, elle se laisse aller à une affirmation égoïste d'elle-même et dégénère spirituellement. Ceux qui s'agrippent à leurs privilèges en les opposant à d'autres sont le moins aristocrates par leur type psychique. La goujaterie est répandue dans le milieu de la noblesse. Lorsque les classes supérieures ont gravement failli à leur vocation et que leur dégénérescence spirituelle est avancée, la révolution mûrit comme un juste châtiment pour les péchés de l'élite. L'avenir de la haute culture, toujours fondée sur le principe hiérarchique, ne peut être sauvé que si l'aristocratie historique se sacrifie, si elle renonce à des restaurations de classe, à ses privilèges, et si elle accepte de servir et de remplir sa mission.


Dans le monde, toutefois, il n'y a pas seulement l'aristocratie historique, où le niveau moyen se crée grâce à la sélection raciale et à la transmission héréditaire, il y a aussi l'aristocratie spirituelle, principe éternel, indépendant de la succession des groupes sociaux et des époques. La première peut porter les traits de l'aristocratisme psychique et corporel, mais elle ne possède pas encore ceux de la seconde. L'aristocratie spirituelle se forme dans le monde selon l'ordre de la grâce personnelle. Elle n'a pas un rapport nécessaire ni privilégié avec un groupe social donné. Sa manifestation, celle du génie, suppose un climat spirituel favorable de la vie des peuples, mais elle n'est pas fonction d'une sélection naturelle ni de l'élaboration d'un niveau moyen de la culture. On n'hérite pas plus du génie que de la sainteté. Les grands hommes naissent à des heures providentiellement déterminées, dans n'importe quel milieu, dans la haute aristocratie aussi bien que parmi les paysans et les bourgeois. Il y a des degrés dans la relation entre l'aristocratie spirituelle et l'aristocratie sociale et historique. Alors que les manifestations de la première, les plus hautes et les plus marquées par la grâce, n'ont pas de rapport avec la seconde avec la sélection organique et l'hérédité, ses niveaux moyens ne manquent pas d'en avoir, car ils dépendent de la tradition sur-individuelle, du choix qui fait se cristalliser le milieu culturel.
Il n'y a pas de loi pour le génie, mais il y en a déjà une pour le talent. Il y a toujours deux aristocraties qui vivent et qui agissent dans le monde : l'exotérique et l'ésotérique. La première se forme et agit sur le plan historique extérieur. On y peut observer une certaine régularité et une base naturelle, biologique. Rien de tel dans l'aristocratie ésotérique, dont les manifestations se situent sur un plan intérieur et caché. Elles relèvent de la grâce, du royaume de l'esprit et non de celui de la nature auquel ressortit le plan historique. L'aristocratie ésotérique constitue dans l'histoire une sorte d'ordre mystérieux qui engendre tout ce qui est grand. Toute cette vie créatrice apparaît sous une forme déjà transformée dans le plan de l'histoire exotérique, adaptée au niveau moyen de l'homme, aux besoins et aux tâches de la culture. Cette distinction est claire dans la vie de l'Eglise. Le royaume des saints ou des starets constitue l'aristocratie religieuse ésotérique. C'est en elle que se trouvent les réalisations les plus hautes de la vie ecclésiale. Il y a en même temps dans l'Eglise une aristocratie exotérique, une hiérarchie régulière, historique. Elle est indispensable à son existence, pour éduquer et conduire les peuples dans le domaine religieux. Elle comporte une sélection et une succession héréditaire nécessaires, pour cristalliser le milieu ecclésial. Elle a une grande mission positive, mais elle ne représente pas l'élément dernier ni le plus profond de la vie religieuse. Les oeuvres spirituelles de la vie secrète des saints passent sous une forme modifiée, exotérique, dans l'existence historique de l'Eglise, aux degrés hiérarchiques extérieurs.

Cette même corrélation de l'ésotérique et de l'exotérique existe dans la vie spirituelle de l'humanité, dans toute la culture. Il y a une aristocratie et une hiérarchie de la culture moyenne, exotérique, où s'effectuent sélection et succession. Elle exige un certain niveau, celui d'abord de l'éducation, de l'instruction, celui de l'intelligence et des capacités. Elle vit et se développe dans la tradition et l'héritage culturels. Et quand vous entreprenez de nier la valeur du niveau intellectuel, vous détruisez la qualité pour la quantité et vous préparez le royaume de la nuit, vous repoussez le peuple en arrière; vous devenez les auteurs d'une régression. Un niveau qualitatif est indispensable au travail culturel comme à toute activité dans l'Etat et dans la société. Cette qualité crée sa propre hiérarchie, son aristocratie, mais une aristocratie exotérique qui agit dans le royaume moyen de l'être étatique et culturel. Plus profondément et au-delà, se situe l'aristocratie ésotérique, spirituelle et supérieure, d'où toutes création, découverte et révélation prennent naissance et qui permet à l'homme de franchir les bornes de ce monde-ci. Elle est le royaume de la sainteté, du génie et de la chevalerie, celui des hommes grands et nobles; c'est la race humaine supérieure.


Le principe personnel apparaît, se cristallise et se développe avant tout dans l'aristocratie. C'est ainsi que la personne sort des éléments ténébreux de la collectivité pour la première fois dans l'histoire. Ensuite, par des moyens complexes et douloureux, il se produit une recherche des conditions favorables à la manifestation de l'aristocratie des élus, à leur sélection qualitative.
Après l'aristocratie du premier degré, celle des degrés suivants s'élabore. Elle n'existe pas seulement en tant qu'une classe, qu'un groupe social; chacun de ceux-ci forme sa propre aristocratie. C'est ainsi que se dégagent celles des paysans, des marchands, des professeurs, des hommes de lettres, des artistes, etc. Et si un tel processus de différenciation et de formation ne s'effectuait pas partout, les forces informes et chaotiques du vulgum pecus tireraient tout vers le bas et ne permettraient pas aux valeurs créatrices d'émerger.

A chaque époque historique incombe la tâche complexe de dissocier et d'établir son aristocratie à plusieurs niveaux. Il n'est pas si facile de décider quelle structure politique et sociale est favorable à cette oeuvre. Vous autres, égalisateurs, vous avez des théories monistes pour toute occasion, mais elles ne valent pas grand-chose. La complexité de la vie les réduit à néant.
Ce n'est pas la prédominance exclusive d'un principe, c'est la combinaison de plusieurs principes qui favorise l'aristocratie véritable. Le principe démocratique peut aussi servir à cette grande oeuvre quand il est limité et subordonné à des principes plus élevés. L'aristocratie et la démocratie sont deux principes intérieurement opposés, métaphysiquement hostiles et qui s'excluent l'un l'autre. Néanmoins, dans la réalité sociale, leur confrontation conduit à des résultats complexes et le principe démocratique peut contribuer au triomphe de l'aristocratie, lorsqu'il ne prétend pas à la suffisance. Il appartient à la société monarchique aussi bien qu'à la démocratique de dégager et de choisir une aristocratie directrice. Une monarchie pure est une abstraction. La monarchie ne se réalise qu'au moyen de l'aristocratie et sa valeur tient d'abord à sa capacité de choisir une aristocratie dirigeante et de l'affermir. Elle entre en décadence quand elle élit non pas les meilleurs, mais les pires.
Dans sa métaphysique, dans sa morale, dans son esthétique, l'esprit du démocratisme contient un très grand danger pour le principe aristocratique de la vie humaine et mondiale, pour le principe qualitatif de la noblesse. La métaphysique, la morale et l'esthétique de la quantité voudraient écraser et détruire toute qualité, tout ce qui s'élève personnellement et en communion avec autrui. Le royaume de la métaphysique, de la morale et de l'esthétique démocratiques est celui non pas des meilleurs, mais des pires. Il renverse définitivement le vieil idéal de la valeur et de la dignité de la race, il déracine les fondements biologiques et spirituels de l'aristocratisme. Son triomphe représente le plus grave péril pour le progrès humain, pour l'élévation qualitative de la nature humaine. Vous aimeriez créer des conditions telles que l'existence de l'aristocratisme, la distinction et la sélection des meilleurs devinssent impossibles dans le monde. C'est un immense mensonge de déclarer que vous voulez libérer la nature humaine. Ce que vous voulez, c'est l'asservir en lui imposant des barrières et des entraves. Vous niez aussi les fondements biologiques de l'aristocratisme, ses bases raciales, ainsi que celles de la grâce et de l'esprit. Vous condamnez l'homme à une existence grise, sans qualités. Il est vrai que vous souhaiteriez porter une masse énorme de l'humanité à un niveau supérieur, vous voudriez l'y contraindre. Non pas que vous appréciiez ni aimiez ce « haut niveau »; vous voulez l'égalitarisme, vous ne supportez pas la distinction et l'élévation. Rehaussez l'homme n'a jamais présenté pour vous le moindre intérêt. Vous oubliez que l'on s'élève par la lutte et la libre sélection. Ce qui vous intéresse par-dessus tout, ce n'est pas d'élever, c'est d'abaisser.
Le mystère de l'histoire vous est inaccessible, votre conscience y reste à jamais aveugle. Le mystère de l'histoire est un mystère aristocratique. Il s'accomplit par la minorité. Celle-ci porte l'esprit de l'universel, lequel est un esprit aristocratique. L'esprit de la majorité, celui de la démocratie, est provincial et particulariste. Dans l'histoire, ce sont la minorité et l'aristocratie qui dirigent. Se rebeller contre leur direction, c'est porter atteinte au mystère de l'histoire. Vous ne réussirez pas à détruire la dissemblance ontologique des âmes, à effacer la différence entre les intelligents et les sots, les doués et les incapables, les nobles et les vils, les beaux et les informes, ceux qui ont la grâce et ceux qui ne la portent pas".
                          
                                                                                                     Nicolas Berdiaev.
                                                                             (chapitre extrait de de l'Inégalité,
1918-1923)

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de l'aristocratie (Berdiaev) 1ère partie

Publié le par Christocentrix

(chapitre extrait du livre de Nicolas Berdiaev "de l'Inégalité" 1918-1923)

 

"En votre siècle démocratique, aimer l'idée aristocratique est devenu le partage du petite nombre. Avoir des sympathies aristocratiques, c'est manifester soit un instinct de classe, soit un esthétisme sans aucune importance pour la vie. En réalité, l'aristocratie a un sens et des fondement plus profonds et plus essentiels. Ils sont aujourd'hui couverts d'ombre et l'on s'est mis à les oublier. Or celui qui s'intéresse à l'essence de la vie, et non à sa surface, devra reconnaître que ce n'est pas l'aristocratie, mais la démocratie qui est privée de bases ontologiques, que c'est justement la démocratie qui ne contient rien de nouménal et dont la nature est purement phénoménologique.
L'idée aristocratique exige la domination réelle des meilleurs; la démocratie, la domination formelle de tous. En tant que gouvernement des meilleurs, qu'exigence d'une sélection qualitative, l'aristocratie reste à jamais un principe supérieur de la vie sociale, la seule utopie digne de l'homme. Et toutes vos clameurs démocratiques, dont vous assourdissez les places et les bazars, ne vont pas déraciner du coeur noble de l'homme le rêve du règne des meilleurs, des élus, elles ne vont pas étouffer cet appel qui monte des profondeurs pour que ceux-ci se manifestent, pour que l'aristocratie entre dans ses droits éternels.

Il convient de rappeler à notre basse époque les paroles de Carlyle dans son livre admirable sur Les Héros et le culte du héros : « Tous les processus sociaux que l'on puisse observer dans l'humanité conduisent vers une seule fin (une autre question est de savoir s'ils l'atteignent ou non). Cette fin consiste à découvrir son Ableman, « son homme capable », et à le revêtir des symboles de la capacité : de grandeur, de vénération, ou de ce que vous voudrez, pourvu qu'il ait la possibilité réelle de gouverner les hommes selon sa capacité. Les discours électoraux, les motions parlementaires, les lois sur les réformes, la Révolution française, tout cela tend essentiellement à cette fin que j'indique; dans le cas contraire, ce n'est plus qu'un parfait non-sens. Trouvez l'homme le plus capable dans un pays donné, placez-le aussi haut que vous le pourrez, respectez-le avec constance, et vous acquerrez un gouvernement tout à fait parfait, et aucun scrutin, aucune rhétorique parlementaire, les votes, les institutions constitutionnelles, en général aucune mécanique ne peuvent plus améliorer d'un iota la situation d'un tel pays ». 

Il convient aussi de rappeler Platon à notre temps. Il y a, dans son utopie aristocratique, quelque chose d'éternel, encore que son enveloppe eût été provisoire. On ne saurait surpasser son principe aristocratique même. Il avait séduit le Moyen Age et il séduira encore les temps à venir. Tant que l'esprit de l'homme est encore vivant et que son image qualitative n'est pas définitivement écrasée par la quantité, l'homme aspirera au règne des meilleurs, à l'aristocratie authentique.
Et que pourriez-vous opposer à ce haut rêve de l'homme, à cette seule utopie valable ? La démocratie, le socialisme, l'anarchie. Je m'en vais analyser ces songes et ces fantasmes qui sont les vôtres. Le principe aristocratique est ontologique, organique, qualitatif. Tout vos principes, démocratiques, socialistes, anarchiques, sont formels, mécaniques, quantitatifs; il sont indifférents aux réalités et aux qualités de l'être, au contenu de l'homme.

En fait, on ne peut même pas opposer la démocratie à l'aristocratie. Ce sont là des notions
incommensurables, de qualités complètement différentes.
La démocratie représentative peut se donner pour but une sélection des meilleurs et l'établissement du règne de l'aristocratie véritable. On peut l'entendre comme l'institution de conditions favorables à un choix qualitatif, à la distinction de l'aristo-cratie. Et son objectif peut consister à rechercher l'aristocratie réelle et non pas formelle, c'est-à-dire à écarter celle qui ne représente pas le règne des meilleurs et à laisser la voie libre à l'authentique. Toutes les démocraties que vous inventez servent mal ces fins, elles les oublient au nom d'intérêts misérables du jour présent. La démocratie devient facilement un instrument formel pour l'organisation des intérêts. La recherche des meilleurs est remplacée par celle des gens qui correspondent le mieux aux intérêts donnés et qui les servent plus efficacement. Par elle-même, la démocratie n'a pas de contenu intérieur, ontologique, et c'est pourquoi elle peut se mettre au service des fins les plus contradictoires. Par cela même, elle se distingue essentiellement de l'aristocratie qui est idéal de noblesse, de race, de qualité.


Ne vous laissez pas tromper par les apparences, ne cédez pas à des illusions trop indigentes. Depuis la création du monde, c'est toujours la minorité qui a gouverné, qui gouverne et qui gouvernera. Cela est vrai pour toutes les formes et tous les genres de gouvernement, pour la monarchie et pour la démocratie, pour les époques réactionnaires et pour les révolutionnaires. On ne saurait échapper au gouvernement de la minorité, et vos efforts démocratiques pour créer le règne de la majorité représentent en fait une pauvre autosuggestion. La seule question qui se pose est de savoir si c'est la minorité la meilleure ou la pire qui gouverne. Une minorité en remplace une autre, c'est tout. Les plus mauvais renversent les meilleurs, ou bien c'est l'inverse. Il ne peut tout simplement pas y avoir de pouvoir ou de gouvernement direct par les masses, ce n'est possible qu'au moment où déferlent les forces de la révolution ou de l'insurrection. Très tôt, une différenciation s'établit et une nouvelle minorité se forme qui s'empare du pouvoir.
Aux époques révolutionnaires, c'est en général une poignée de démagogues qui gouverne en utilisant habilement les instincts des masses. Les gouvernements révolutionnaires qui se prétendent populaires et démocratiques sont toujours la tyrannie d'une minorité, et bien rares ont été les cas où celle-ci était une sélection des meilleurs. La bureaucratie révolutionnaire est généralement d'une qualité encore plus basse que celle que la révolution a renversée. La masse révolutionnaire ne sert jamais qu'à créer le climat favorable à l'instauration de cette tyrannie de la minorité.
Le triomphe de la démocratie n'est-il pas toujours illusoire autant qu'éphémère? Tout aussi fantomatique serait celui du socialisme, s'il était en général possible. Affranchissez-vous du pouvoir des mots et des apparences, scrutez plus attentivement l'essence même de la vie.
Dans la vraie réalité, la question qui se pose invariablement est de savoir si c'est l'aristocratie ou l'ochlocratie qui l'emporte. En réalité, il n'y a que deux types de pouvoir l'aristocratie et l'ochlocratie, le gouvernement des meilleurs ou celui des pires. Mais c'est toujours le petit nombre qui prévaut. La domination de tous ne signifie rien de réel, sinon le chaos obscur, indifférent et indistinct. Le diriger suppose qu'un élément, aristocratie ou oligarchie, se distingue et se met en avant. La tendance à former une noblesse est invincible. Celle-ci demeure pour les siècles le modèle d'un état qualitativement supérieur, d'une race différenciée et choisie.
La bourgeoisie a imité la noblesse; le prolétariat fera de même. Tous les parvenus veulent être des nobles. Dans le socialisme, le prolétariat veut constituer une aristocratie nouvelle. Il appert qu'une minorité à la situation privilégiée est nécessaire dans le monde. La destruction d'une hiérarchie et d'une aristocratie historique ne signifie pas que le principe en soit aboli. Il s'en forme de nouvelles.

Tout ordre vital est hiérarchique, il a son aristocratie. Seul un amas de décombres n'est pas hiérarchisé et aucune qualité aristocratique ne s'en dégage. Si la hiérarchie véritable est violée et l'aristocratie anthentique détruite, il en apparaît de fausses. Une bande d'escrocs et d'assassins, laissés-pour-compte de la société, Peut former une pseudo-aristocratie et représenter quelque principe hiérarchique dans l'ordre social. Telle est la loi de tout ce qui est vivant et qui possède les fonctions de la vie.
Seul un tas de sable peut exister sans hiérarchie ni aristocratie. Et votre négation rationnelle de leurs principes entraîne toujours un châtiment immanent. Au lieu d'une hiérarchie aristocratique, l'on obtient une hiérarchie ochlocratique. Le règne de la tourbe engendre sa propre minorité élue, sélectionne les meilleurs et les plus forts dans la muflerie, les princes des voyous au royaume de Cham. Dans le domaine religieux, le renversement de la hiérarchie du Christ met en place celle de l'antéchrist.
Sans une pseudo-aristocratie, une aristocratie inverse, vous ne pourriez vivre un seul jour. Tous ceux qui sont de la plèbe voudraient entrer dans le cercle de l'aristocratie, envers laquelle l'esprit de la plèbe nourrit haine et jalousie. L'homme du peuple, le plus simple, peut ne pas être plébéien dans ce sens. Le paysan peut avoir des traits de la noblesse véritable, laquelle ignore l'envie, les traits hiérarchiques de sa propre race divinement prédestinée.

 

L'aristocratie est une race au fondement ontologique, aux caractères propres qu'elle n'emprunte à personne. Elle a été créée par Dieu et c'est de Lui qu'elle a reçu ses qualités.
Quand une aristocratie historique tombe, une autre cherche à s'établir. Tant la bourgeoisie, représentant le capital, que le prolétariat, représentant le travail, ambitionnent d'être l'aristocratie. Les prétentions aristocratiques du prolétariat dépassent même celles de toutes les autres classes, car selon la doctrine de ses idéologues, il doit se considérer comme l'élite, comme la classe-messie, comme la seule humanité véritable et la race supérieure. Or tout désir d'entrer dans l'aristocratie, de s'élever jusqu'à elle à partir d'un état inférieur n'est pas aristocratique par essence. Le seul aristocratisme possible est naturel, inné, celui qui vient de Dieu. La mission de l'aristocratie authentique ne consiste pas tant à accéder à des états supérieurs, qu'elle n'aurait pas encore atteints, qu'à condescendre à des états inférieurs.
L'aristocratisme intérieur aussi bien que l'extérieur est inné et non acquis. Son caractère est la générosité et non l'avidité. L'aristocratie véritable peut servir les autres, l'homme et le monde, car elle ne se préoccupe pas de s'élever elle-même, elle est située suffisamment haut par nature, dès le départ. Elle est sacrificielle. C'est en cela que réside la valeur éternelle de son principe.
Dans la société humaine, il faut qu'il y ait des gens qui n'ont pas besoin de s'élever et que ne chargent pas les traits sans noblesse de l'arrivisme. Les droits de l'aristocratie sont inhérents, non procurés. Il faut qu'il y ait dans le monde des gens aux droits innés, un type psychique qui ne soit pas plongé dans l'atmosphère de la lutte pour l'obtention de droits. Ceux qui en acquièrent par le travail et le combat n'en sont pas moins sujets au ressentiment, à la vexation, souvent à la haine; ils portent le fardeau de leur passé peu éminent. Je ne parle certes pas des hommes exceptionnels qui sont au-dessus de la loi, j'entends le niveau moyen.

Il n'y a de possible et de justifiée que l'aristocratie de grâce divine, par l'origine et la vocation spirituelles, et aussi par l'extraction noble, par la relation avec le passé. Ce que vous considérez comme injuste et révoltant dans la position de l'aristocrate est précisément la justification de son existence dans le monde, le privilège de ses origines, de sa naissance, non de ses mérites personnels. Seul est aristocrate celui qui l'est indépendamment de ses mérites et de son industrie. Et il convient qu'il en soit ainsi dans le monde. Le génie et le talent relèvent de l'aristocratie spirituelle parce qu'ils sont gratuits, qu'ils ne sont pas mérités ni obtenus par le travail. Ils sont reçus de naissance, dès l'origine et par héritage spirituel. L'aristocratie spirituelle a la même nature que l'aristocratie sociale, historique, c'est toujours une race privilégiée qui a reçu en don ses avantages. Et une telle race spirituellement et physiquement privilégiée doit exister dans le monde afin que les caractères nobles de l'âme puissent s'exprimer. La noblesse est bien le fondement psychique de tout aristocratisme. Elle ne s'acquiert pas, elle est un don du sort, elle est une propriété de la race. La noblesse est une espèce de grâce psychique. Elle est directement opposée à toute susceptibilité et à toute envie, elle est conscience du fait que l'on appartient à la hiérarchie véritable, à ce que l'on s'y trouve dès l'origine et par naissance. Celui qui est noble sait qu'il y a des degrés qui lui sont hiérarchiquement supérieurs, mais cela ne provoque chez lui aucune amertume, ne l'humilie pas, n'affecte pas sa dignité. Le sentiment de sa dignité représente également une base psychique de l'aristocratisme, elle n'est pas non plus acquise, elle est donnée. Telle est la dignité des fils dont le père est noble. L'aristocratisme est une filiation, il suppose le lien ancestral. Ceux qui n'ont pas d'origine, qui ne connaissent pas leur père ne peuvent être des aristocrates.


L'aristocratisme de l'homme, qui est le plus haut degré hiérarchique de l'être, c'est celui de la filiation divine, celui des fils de Dieu qui sont nés noblement. Voilà pourquoi le christianisme est une religion aristocratique, celle des libres fils de Dieu, celle de la grâce donnée gratuitement par Dieu. La doctrine de la grâce est un enseignement aristocratique.
Toute psychologie de l'offense ou de la revendication n'est pas aristocratique, c'est une psychologie plébienne. Aristocratique est la psychologie de la faute, celle des libres enfants de Dieu. Il est plus propre à l'aristocrate de se sentir coupable que vexé. Le christianisme est pénétré de cette psychologie-là. La conscience chrétienne des enfants de Dieu et non pas des esclaves du monde, celle des fils de la liberté et non pas de ceux de la nécessité est la conscience aristocratique. Ceux qui se sentent les rejetons illégitimes de Dieu, offensés par le sort, perdent leurs traits de noblesse. L'aristocrate doit avoir le sentiment que tout ce qui l'élève est reçu de Dieu et tout ce qui l'abaisse est l'effet de sa propre faute. Cette attitude est absolument opposée à la psychologie plébéienne qui considère tout ce qui élève comme un bien acquis et tout ce qui abaisse comme une insulte et comme la faute d'autrui. Le type de l'aristocrate s'oppose à celui de l'esclave et du parvenu. Il s'agit là de races psychiques différentes. Un ouvrier peut avoir une tournure aristocratique de l'âme, alors qu'un noble peut n'être qu'un laquais.


Et vous, vous voudriez rabaisser la qualité de la race humaine, éliminer les traits aristocratiques de l'image de l'homme. La noblesse vous répugne. Vous bâtissez votre royaume sur la psychologie plébéienne, celle de la vexation, de la jalousie et de la haine.Vous prenez ce qu'il y a de plus mauvais chez l'ouvrier et le paysan, chez la bohème intellectuelle, et vous voulez créer avec cela la vie future. Vous en appelez aux instincts vindicatifs de la nature humaine. Votre bien naît du mal, vous voulez faire briller votre lumière à partir des ténèbres.
Votre Marx a enseigné que la nouvelle société devait naître du mal et dans le mal, et le soulèvement des sentiments humains les plus sombres et les plus laids était pour lui le moyen d'y parvenir. Au type psychique de l'aristocrate, il a opposé celui du prolétaire. Or celui-ci est bien l'homme qui ne veut pas connaître son origine et qui n'honore pas ses ancêtres, pour lequel il n'existe ni race ni patrie. La conscience prolétaire place la susceptibilité, l'envie et la vengeance au rang des vertus de l'homme nouveau. Elle voit une libération dans la révolte et l'insurrection qui constituent le plus terrible esclavage de l'âme, son asservissement aux choses extérieures, au monde matériel. Le prolétaire est rejeté à la surface, l'aristocrate doit vivre à une profondeur plus grande, en sentant des racines et des liens plus profonds. La conscience prolétaire déchire la relation des temps, elle détruit le cosmos. Une telle psychologie ne doit pas être inévitablement celle de l'ouvrier, de l'homme qui se trouve aux degrés inférieurs de l'échelle sociale. L'esclave peut sentir lui aussi son rapport filial avec Dieu, avec sa patrie, son père et sa mère. Il est capable d'éprouver dans son âme le sentiment profond de sa liaison avec le grand tout national et cosmique, de sa place dans la hiérarchie.
J'ai connu de simples ouvriers qui étaient plus aristocratiques que bien des nobles. Mais vous ne voulez pas que l'ouvrier se trouve dans cet état de noblesse, vous voulez en faire un vrai prolétaire et un plébéien par conviction. A la base de votre royaume qui nie tout aristocratisme, vous placez le soulèvement de l'esclave et l'insurrection du plébéien. Or il y a dans la révolte quelque chose de servile. Le noble qui a conscience de sa dignité supérieure, qui maintient en lui-même la haute image supérieure de l'homme, l'aristocrate, par l'âme ou par le sang, s'il n'a pas dégénéré et s'il n'a pas déchu, trouvera d'autres moyens pour défendre la vérité et la justice, pour confondre l'iniquité et le mensonge.
Une vie nouvelle et meilleure peut naître de l'aristocratisme intérieur quand l'âme est rendue noble. Mais elle ne naîtra jamais de la serviture insurgée ni d'un vil refus de toute sainteté et de toute valeur. Votre type de prolétaire est une négation incarnée de l'éternité, une affirmation de la corruption et du temporel. Le type de l'aristocrate véritable vise l'éternel.

Il y a dans l'aristocratisme une injustice, un caprice, un arbitraire divins sans lesquels la vie cosmique et la beauté de l'univers sont impossibles. La plate exigence plébéienne et prolétarienne d'une équité nivelante, qui consiste à rendre à chacun selon la quantité de son travail, est une atteinte à l'épanouissement de la vie, à l'abondance divine. A une profondeur plus grande encore, c'est un attentat contre le mystère de la grâce : on réclame qu'il soit entièrement rationalisé. Seulement, dans un tel luxe injuste de Dieu, il peut y avoir un sens caché, supérieur, de la vie du monde, sa fleur.
Dans l'histoire, l'aristocratie peut déchoir et dégénérer et c'est ce qui arrive habituellement. Elle peut facilement se cristalliser, se scléroser, se clore sur elle-même et se fermer aux mouvements créateurs de la vie. Elle a tendance à former une caste. Elle commence alors à s'opposer au peuple, elle trahit sa vocation, et au lieu de servir, elle exige des privilèges. Or l'aristocratisme est non pas un droit, mais une obligation. La vertu aristocratique donne, elle ne prend pas. L'aristocrate est celui auquel il est donné davantage et qui peut partager son surcroît.

Par nature, la lutte pour le pouvoir et pour des intérêts n'est pas aristocratique. Le pouvoir des meilleurs et des plus nobles, des plus forts selon leurs dons, est non pas un droit, mais un devoir, non pas une prétention, mais un service. Les droits des meilleurs sont innés. La lutte qu'ils mènent et le travail qu'ils accomplissent visent à remplir une mission. De par son idée même, l'aristocratie est sacrificielle. Mais elle peut trahir son idée. Alors, elle s'accroche par trop à ses avantages extérieurs et elle tombe.
Cependant, il convient de se rappeler toujours que les masses populaires sortent de l'ombre et qu'elles communient avec la culture par l'intermédiaire de l'aristocratie qui s'en est distinguée et qui remplit sa tâche. Elle est sortie la première des ténèbres et elle a reçu la bénédiction de Dieu. A un certain degré du développement historique, elle doit renoncer à quelques-uns de ses droits pour continuer à jouer un rôle créateur dans l'histoire.
S'il y a encore en Russie une aristocratie authentique, elle doit renoncer par sacrifice à lutter pour ses privilèges foulés aux pieds. L'aristocratie n'est pas une classe, elle est un principe spirituel, invincible par nature, et qui agit dans le monde sous différentes formes et dans diverses formations.       
                                                                         (suite de l'article, message suivant...)

    

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Histoire et eschatologie (Nicolas Berdiaev)

Publié le par Christocentrix

Les époques de crise sont très favorables aux méditations sur les problèmes de philosophie de l'histoire : c'est au cours de l'une d'elles que saint Augustin a composé le premier ouvrage qui traite de ces questions et Hegel a créé le système qui a exercé une si grande influence après les bouleversements provoqués par la Révolution Française et les guerres napoléoniennes; c'est aussi au même moment qu'ont vu le jour les théories de J. de Maistre, de Saint-Simon et d'A. Comte. La philosophie de l'histoire, dégagée des illusions rationalistes et optimistes, est obligée de reconnaître que la suite des événements se déroule sur un terrain volcanique et qu'il n'y a eu que des périodes très brèves d'équilibre relatif, alors que les guerres sont très nombreuses. Les forces qui agissent au cours de l'histoire sont irrationnelles, explosives; aux époques succèdent des époques nocturnes, et après une période rationaliste et « éclairée » survient un temps où dominent ce que Keyserling appelle les principes telluriques, où les instincts l'emportent sur l'intellect. Il serait d'ailleurs fort inexact de dire que le jour est préférable à la nuit, car pendant celle-ci on distingue mieux les étoiles. C'est ainsi qu'en histoire, lorsque les forces nocturnes en arrivent à prendre le dessus sur les forces diurnes, on voit naître des dispositions pour des conceptions eschatologiques et apocalyptiques. Il en fut ainsi après les explosions volcaniques que furent la Révolution française et les guerres napoléoniennes; l'Europe fut alors saturée de conceptions de ce genre. On arriva même à prédire la venue de l'Antéchrist et la fin du monde pour une année précise : d'après Jung Stalling ce devait être en 1833.

Il faut en effet convenir que dans l'histoire comme dans la vie personnelle les bouleversements font envisager la fin du monde comme très proche; dans l'une et l'autre il y a une Apocalypse interne. Il faut pourtant reconnaitre qu'on a beaucoup abusé et qu'on abuse encore maintenant de l'idée de fin. Quand un régime politique subit une crise destructrice et qu'une classe sociale dominante se trouve dépossédée de son pouvoir, ceux dont la vie et les privilèges étaient liés à son sort se mettent à pousser de grands cris pour annoncer la fin du monde. II existe tout un groupe d'auteurs, de niveau assez bas du reste, qui prétendent être en possession de révélations particulières sur l'Apocalypse et connaître les temps et les délais fixés. Mais ce qui m'interesse ici, ce n'est pas le problème de l'interprétation apocalyptique, pour lequel je ne me reconnais aucune compétence, mais celui de la philosophie de l'histoire. Je me propose de montrer qu'elle est nécessairement de nature eschatologique, alors même qu'elle est complètement détachée des sources chrétiennes et qu'elle veut revêtir un caractère scientifique et positif.

Sur la possibilité même de la philosophie de l'histoire des doutes ont été émis et des objections formulées, car cette étude n'était pas en faveur auprès des philosophes de type académique. Rien d'ailleurs n'est plus compréhensible. Dans ce domaine il faut toujours faire la part de l'élément prophétique, or comment peut-on appréhender le sens de l'histoire si on ignore l'avenir? De plus nous connaissons très mal le lointain passé. La lumière renvoyée par les temps à venir nous est nécessaire, mais elle est du prophétisme et suppose donc une attente messianique. On ne peut d'ailleurs comprendre la signification de l'histoire qu'en allant au delà de ses limites. Il faut remonter, pour son étude, aux sources judéo-chrétiennes, car la Grèce ne pouvait pas créer une philosophie de l'histoire puisqu'elle considérait le temps cosmique et cyclique et non historique : elle vivait dans la contemplation de l'harmonie du cosmos. L'histoire est en effet, en tant que mouvement significatif dans le temps, une création de l'attente de la venue du Messie, incarnation du Logos. Kant ne disait-il pas : « La philosophie peut, elle aussi, avoir son millénarisme ».

On retrouve ce caractère eschatologique jusque chez Hegel, Comte et K. Marx. En général on distingue trois époques dans l'histoire, dont la dernière, synthétique, est dotée de toutes les qualités : on l'envisage comme devant être organique et offrant un aspect de plénitude et de bien universel. C'est justement cette époque messianique qui conférera un sens à toutes les précédentes. D'après Hegel, sa philosophie serait déjà la conquête de la vérité parfaite et la dernière période serait celle où la conscience de la liberté de l'esprit atteindrait son plus haut degré. Pour Comte, cette perfection serait obtenue dans la période positiviste; ce philosophe était d'ailleurs si plein d'attente messianique que son système s'est transformé en religion. Il en est de même de K. Marx, d'après lequel le prolétariat aurait la mission de délivrer l'humanité de l'esclavage et de l'exploitation; c'est lui qui incarnerait pour la première fois l'unité du genre humain. C'est la forme sécularisée de l'ancien millénarisme judaïque. Puisque l'époque socialiste porte en elle des promesses de perfection et de bonheur universel, elle est donc messianique. Du reste on peut attribuer le même caractère à l'idée nietzschéenne de surhomme, bien qu'elle soit à l'opposé de la théorie de K. Marx; c'est, en effet, l'apparition de ce nouvel être qui doit donner un sens à l'histoire et à la terre. On peut donc affirmer que toute philosophie historique, à quelque degré qu'elle soit pénétrante et significative, est messianique et eschatologique, obligatoirement. L'ancien thème religieux de l'humanité, celui de l'accomplissement de l'histoire, continue à subsister sous des formes voilées et plus ou moins modifiées. Ceux-là mêmes qui nient l'au-delà et tout ce qui est transcendant ne vont pas jusqu'à refuser tout sens à la suite des événements, mais l'idée revêt chez eux la forme d'une perfection qui doit se réaliser à l'avenir.

L'histoire immanente est dépourvue de signification et se compose d'une série d'échecs. Rien, à vrai dire, ne s'y est réalisé conformément à ce qu'on attendait. L'Empire d'Alexandre le Grand, l'Empire Romain, la théocratie chrétienne aussi bien orientale qu'occidentale, la Renaissance, la Révolution Française avec sa grande devise : liberté, égalité, fraternité, les démocraties des XIXè et XXè siècles, le communisme, aucun d'eux n'a réalisé ce qu'on avait espéré, n'a rempli le but pour la réalisation duquel les hommes ont consacré leur énergie créatrice et ont supporté d'innombrables sacrifices. Mais c'est le christianisme qui a subi le plus profond échec, le plus tragique; et l'avouer, ce sera contribuer à rendre plus aiguë la conscience eschatologique et faciliter le passage à un christianisme ainsi compris. Dans un livre d'inspiration sceptique intitulé «Die Geschichte als Sinngebung des Sinnlosen », Théodore Lessing critique l'attitude naïvement réaliste à l'égard de l'histoire et de son sens. L'histoire, dit-il, donne un sens mais n'en trouve pas; c'est une invention créatrice ayant pour source les désirs humains, ce qui est tout simplement une manière sceptique de formuler l'attente messianique qui confère aux événements leur signification. D'ailleurs, en les classant d'après quatre signes, on peut établir plusieurs types de messianisme : l'un national ou universel, l'autre de l'en-deçà et de l'au-delà, le troisième victorieux et passif, le dernier enfin personnaliste et impersonnel. Le messianisme des anciens Juifs, d'abord tribal et national, commence à devenir universel chez les prophètes et prend définitivement ce caractère dans le christianisme. De même, celui qui était au début uniquement terrestre, attente du royaume dans l'en-deçà, ne devient céleste que dans les livres apocalyptiques qu'il faut distinguer des livres prophétiques, de celui d'Enoch par exemple.

Le messianisme peut être une espérance de victoire, une manifestation de force, comme il peut être destiné à imprimer un sens supérieur à la souffrance et au sacrifice. Enfin, il peut être l'attente d'un Messie personnel, on même sans celui-ci d'un royaume messianique. C'est ainsi que le messianisme sécularisé du XIXè siècle, détaché de ses racines religieuses, a été terrestre, actif et universel. De nos jours, il revêt des formes nationales et raciales et se rattache à une personne messianique; il est certain, en effet, que la conscience messianique peul prendre des apparences diverses, mais ne disparaît jamais car elle est profondément enracinée dans la nature humaine. Mais il ne faut pas confondre avec l'eschatologie qui parle de la fin des choses, le messianisme qui reflète les espoirs des peuples aspirant à être délivrés de leurs souffrances et à bénéficier d'une vie meilleure, transfigurée et bienheureuse. Tous deux sont pourtant nés sous des influences iraniennes et perses et l'Apocalypse chrétienne présente beaucoup de ressemblances avec l'Apocalypse de la religion persane. Comme les anciens Juifs, les Perses avaient une attitude particulière à l'égard de l'histoire.

La philosophie comporte trois problèmes capitaux qui, s'ils ne sont pas résolus, rendent impossible l'appréhension du sens du processus historique. Ce sont : le problème du progrès, celui du temps, le plus important, et celui de la liberté. Ainsi, au XIXè siècle, on a voulu, en appliquant la théorie du progrès, voir dans la progression infinie de l'Humanité le sens de l'histoire, mais cela ne nous aide en rien car c'est le but lui-même qui peut donner sa signification à la suite des événements, or le progrès ne fait que le supposer et ne l'assigne pas, il n'est qu'un mouvement dans sa direction. Le but, c'est le royaume messianique, le futur royaume de Dieu, auquel aspiraient aussi tous qui avaient perdu leur foi dans l'Etre divin. Mais bien qu'ayant servi d'arme contre le christianisme, l'idée de progrès n'en est pas moins d'origine chrétienne et c'est en quoi elle diffère de la notion d'évolution qui, elle, est d'origine biologique. Par lui-même, le progrès ne saurait conférer un sens à quoi que ce soit, car on peut le concevoir aussi bien du mal et de la maladie; pour être significatif, il doit être un mouvement vers le royaume de Dieu; autrement il est inacceptable, parce que dépourvu de l'espérance chrétienne d'une fin décisive qui ne sera autre que la Résurrection de tous les morts.

Le progrès fleurit dans les cimetières, sur les ossements des générations mortes. Mais, séparé de ses attaches religieuses, il transforme le présent en quelque chose qui n'a pas de valeur propre et n'existe qu'en vue du futur, il fait de chaque personne humaine un moyen au service de la perfection qui est censée se réaliser au sommet, c'est-à-dire à son terme qui ne viendra jamais, si l'on admet le développement à l'infini. Le progrès se trouve au pouvoir du temps porteur de mort, il n'est pas fait pour assurer à la vie une victoire définitive sur l'anéantissement, à l'éternité un triomphe sur le temps; il ne peut faire l'objet que d'une théorie catastrophique. Il n'est soumis à aucune loi nécessaire et la progression vers le but final, qui ne peut être que le royaume de Dieu, est une tâche qui se pose à la liberté humaine, elle est un devoir humain et non une nécessité universelle.

Il y a d'ailleurs des progressions progressives et d'autres régressiyes; il peut y avoir accroissement du Mal comme du Bien, une augmentation de lumière comme un épaississement des ténèbres; on peut aussi assister en même temps à un progrès technique et à une régression morale, ou le sens esthétique peut s'affaiblir alors que la culture intellectuelle se développe. Donc le progrès, étant partiel, ne petit être un objet de foi et de religion. Des périodes d'essor créateur et d'épanouissement sont suivies de périodes de décadence et de dépérissement. Du reste, toute culture connaît une tendance à l'ossification et à la déchéance. L'essor des forces vitales peut être de grossièreté des mœurs et de penchant à la violence et le contraire peut aussi bien se produire. La progressivité peut comporter des éléments régressifs, et inversement. De plus, les idées de cette nature deviennent facilement banales, tombent rapidement dans la platitude.

Il n'y a plus aucune raison de croire aux théories optimistes du progrès qui avaient cours au XIXè siècle. Les conquêtes de la civilisation sont superficielles et perdent facilement leur vernis, en mettant à nu la couche animale de la nature humaine. Seule la renaissance du christianisme sera capable de fournir à l'idée de progrès un sens, une justification qui ne peut être que messianique et eschatologique.

L'histoire doit avoir une fin, parce que le problème de la personne et de ses destinées n'est pas résolu et ne peut l'être à l'intérieur de ses limites. Mais c'est le problème du temps qui se pose avec le plus d'acuité; en effet, ce que Hegel appelle Sclechte Unendlichkeit, le temps infini, est un non-sens. L'Eschatologie est, en grande partie, une doctrine y ayant trait et qui se trouve en présence de son paradoxe. Mais c'est saint Augustin qui a émis les idées les plus significatives sur le temps car il se rendait fort bien compte du caractère à la fois réel et insaisissable de celui-ci. Non seulement le passé n'est plus et le futur pas encore, mais le présent qui est, paraît-il, la partie la plus définie disparait à chaque instant en se transformant en passé : bref, il est un point insaisissable. De plus, il ne faut pas oublier qu'il y a trois temps différents : l'un cosmique, l'autre historique et le troisième existentiel. Le premier est cyclique, mesurable mathématiquement et comportant un calendrier et des heures; c'est le temps de notre système solaire et de ses mouvements réguliers. Le deuxième est orienté vers l'avenir et générateur de nouveauté; il est figuré numériquement par siècles et millénaires, c'est en lui que le futur dévore le présent en le transformant en passé. Temps cosmique et temps historique sont des temps déchus, ils manquent d'intégrité.

Reste le dernier qui est celui des profondeurs, ne se prêtant à aucun calcul mathématique: c'est le temps de l'éternel présent, supra-temporel; un de ses instants peut avoir plus de signification, de plénitude, de durée que de longues années des deux autres. Il se mesure par l'intensité des joies et des souffrances éprouvées; et c'est aux moments d'extase créatrice, à la minute de la mort que l'homme se trouve plongé dans ce temps existentiel. Kierkegaard ne dit-il pas de chacun de ses moments qu'il est un « atome d'éternité » ? Il n'est pas en effet coincé entre le passé et le futur, il n'est pas remplacé par l'instant suivant. Vue en profondeur, la vie de l'homme, aussi bien personnelle qu'historique, baigne dans ce temps existentiel, alors qu'elle n'est que projetée dans le temps historique et cosmique. C'est le paradoxe du temps qui explique les difficultés présentées par l'interprétation de l'Apocalypse; car nous sommes là en présence d'une antinomie insoluble dans notre monde phénoménal et qui fait penser aux antinomies kantiennes : il est absolument impossible de penser la fin du temps, en se plaçant dans le temps, et la fin de l'histoire ne peut être conçue que comme étant à la fois en-deçà et au-delà de celle-ci. Elle ne peut se produire que dans le temps existentiel et être projetée dans le temps historique, en mettant la pensée en présence de contradictions. Elle équivaut donc à l'avènement d'un nouvel éon. Pour la métaphysique naturaliste, la fin du temps historique est représentée par sa transformation en temps cosmique, mais l'Apocalypse ne peut être interprétée que comme un passage du premier au temps existentiel. Nous nous heurtons ici à l'antinomie du messianisme qui était déjà sensible à la conscience de l'ancien Israël, puisqu'elle concevait l'avènement du royaume tant attendu comme devant se faire dans l'histoire, à un moment du futur, mais devant aussi marquer la fin du temps historique et l'apparition d'un nouvel éon. La venue du Messie devait cependant être méta-historique. C'est à cela que se rattache la question du millénarisme qui a provoqué tant de discussions chez les Pères de l'Eglise, car il était difficile de penser le royaume millénaire comme étant uniquement en-deçà ou uniquement au-delà du temps : il est à la fois terrestre et céleste. Et, ce que l'Apocalypse exprime par des images symboliques, la négation complète du millénarisme équivaudrait à la négation de tout résultat positif dans l'histoire.

La philosophie eschatologique de l'histoire pose également le problème de la liberté. Le fatum, en effet, ne peut être que conditionnel et ne figure qu'à titre de principe actif. De là découle une autre dilliculté pour découvrir le sens de l'Apocalypse, car la liberté est elle aussi paradoxale puisqu'elle possède le pouvoir d'engendrer son contraire : la nécessité et l'esclavage. En lisant le livre de saint Jean, on a l'impression qu'il contient la révélation d'une fin fatale, irrésistible des choses; pourtant le christianisrne ne reconnaît pas d'un invincible Fatum et le Christ en a triomphé. La liberté de l'homme, avec l'aide de la Grâce, est à même de s'opposer à la marche inéluctable des événements: d'ailleurs, l'Apocalypse nous présente comme seuls résultats empreints de fatalité ceux auxquels conduisent les chemins du Mal; tout autres sont ceux auxquels aboutissent les chemins du Bien. La difficulité que présente la prospection des voies de l'histoire et de ses destinées finales vient de ce que le terme ne peut être pensé ni comme étant exclusivement l'oeuvre de l'homme ni comme étant uniquement celle de Dieu : il ne peut être que le résultat de leur collaboration, c'est-à-dire une oeuvre théoandrique.

Mais la fin dépend également de la liberté et de l'activité de l'homme, c'est pourquoi un eschatologisme actif est à la fois possible et nécessaire. Elle ne doit d'ailleurs pas être attendue dans la crainte et le tremblement, ou dans un doux espoir : elle demande une préparation en tant que manifestation créatrice de l'homme. D'un point de vue plus profond, on peut dire que tout acte de création, toute oeuvre morale constitue une victoire sur ce monde d'asservissement, d'hostilités et d'inimitiés qui doit prendre fin et céder la place à une atmosphère de liberté et d'union. Ainsi le royaume de Dieu se réalise imperceptiblement dans chaque création de l'esprit, en attendant le moment où nous en prendrons conscience. On trouve chez N. Fedorov des vues géniales sur le caractère conditionnel des prophéties apocalyptiques. En effet, le règne de l'Antéchrist, la destruction catastrophique du monde, le Jugement Dernier ne se produiront que si l'humanité chrétienne n'arrive pas à s'unir en vue de l'oeuvre commune de la restauration de la vie et de l'organisation fraternelle de l'existence de l'univers entier.

On arrive ainsi à deux perspectives apocalyptiques : celle des résultats qui déroulent fatalement du Mal et de la passivité des Chrétiens; celle de transfiguration sociale et cosmique, d'un nouveau ciel et d'une terre nouvelle. Telle est la conscience apocalyptique, opposée à la conscience passive et pessimiste, que Vladimir Soloviev a décrite dans sa « Nouvelle sur l'Antéchrist». Elle doit du reste augmenter et non diminuer l'activité de l'homme, accroître le sentiment de sa responsabilité dans les destinées du monde. Ceci n'implique pas une négation des tâches historiques qui subsistent malgré la perspective de la fin de l'histoire. Or celle-ci se dédouble toujours, car elle peut survenir ou de façon catastrophique, en dehors de toute évolution progressive, ou par la transfiguration du monde et l'avènement du royaume de Dieu. C'est pourquoi la conscience eschatologique se place au delà de l'optimisme et du pessimisme qui appartiennent à la sphère de l'en-deçà. Le système négatif de K. Barth est en contradiction complète avec le christianisme comme religion théoandrique. Certes, le christianisme historique, à la suite de ses échecs, n'a pas pu ne pas aboutir au pessimisme et provoquer des attitudes passives et découragées, mais considéré du point de vue eschatologique, ayant reçu la lumière du monde à venir, il doit appeler à la vie les forces activement créatrices de transfiguration.

L'Evangile est la Bonne Nouvelle de l'avènement du royaume de Dieu, dans Ia recherche et la préparation duquel consiste l'essence du christianisme. Celui-ci est, d'un côté, historique, parce qu'il est la révélation de Dieu, non dans la nature, mais dans l'histoire et que par lui entre en cette dernière la méta-histoire. D'autre part, il est eschatologique parce qu'il est la révélation du royaume de Dieu à venir dans le monde, et qu'en lui subsiste l'attente de la seconde apparition du Messie. Dans le christianisme, il y a eu lutte entre ces deux principes et c'est le premier qui l'a emporté. La conscience messianique se trouva affaiblie et l'esprit prophétique s'est à peu près éteint, la lumière venant du futur s'est trouvée obscurcie, étouffée sous le poids massif du passé historique. Les premiers Chrétiens n'ont pas prévu le temps qui s'écoulerait entre les deux venues du Messie qu'ils ne cessaient d'attendre une seconde fois, dans toute sa force et toute sa gloire; historiquement, ils ont donc commis une erreur qu'il est facile de dénoncer; mais en lui donnant un sens plus profond, on peut dire que la fin est toujours proche et que l'attente eschatologique et l'espoir messianique sont toujours justifiés.

Mais après la première époque chrétienne, plongée dans une intense atmosphère spirituelle, vint une période historique qui devait être longue et qui obligea le christianisme à s'adapter davantage aux conditions de ce monde et le fit tomber sous la dépendance du royaume de César. Pourtant, c'est surtout l'oeuvre de Constantin le Grand qui a contribué à la clôture de la perspective messianique et eschatologique. Le Royaume de Dieu ne s'est pas réalisé, mais dans l'histoire c'est l'Eglise qui s'est formée et organisée. Identifier les deux conduit à la négation de l'orientation vers l'avenir, de la possibilité de nouveauté : tout est atteint, il n'y a plus rien à espérer, c'est à la suite de la première venue du Christ que le messianisme a trouvé sa réalisation. C'est cette doctrine, qui remonte à saint Augustin, qui domine de toute évidence dans la théologie catholique: celle-ci, en effet, n'aime pas et craint le messianisme, dans lequel elle sent un paraclétisme, l'attente d'une nouvelle révélation du Saint-Esprit. Mais I'Eglise n'est pas le Royaume de Dieu dont la réalisation ne petit être qu'eschatologique. Or l'Eglise appartient à l'histoire, même si sa source y est étrangère. Nous faisons chaque jour cette prière :« Que ton règne arrive », c'est donc que nous espérons encore la venue du Royaume de Dieu et Cieszowski a raison de voir dans le «Notre Père » une prière messianique.

Sur le terrain de l'Orthodoxie, moins achevé au point de vue formel et moins légaliste, l'attente messianique peut s'épanouir plus librement que dans le Catholicisme. D'ailleurs, le royaume de Dieu n'est pas seulement une transfiguration individuelle de l'âme humaine, il a un retentissement cosmique et social ; il ne faut pas y voir uniquement un ciel nouveau, il est également une terre nouvelle. De plus, il n'a rien d'une théocratie historique résultant de la sacralisation de l'Etat à qui on applique la symbolique chrétienne alors qu'en réalité il n'a rien de commun avec le christianisme. C'est par analogie avec le royaume de César, et bien que cela fût contraire à l'Evangile, qu'on envisageait le royaume de Dieu. Mais celui-ci ne ressemble en rien aux empires de ce monde gouvernés par des princes, il en est même tout l'opposé et aucune des catégories du monde social ou naturel ne lui est applicable : il ne peut être pensé qu'apophatiquement, c'est-à-dire eschatologiquement. II ne faut pas entendre par là que le royaume de Dieu n'est possible que dans le ciel, dans l'au-delà; il doit se réaliser aussi sur terre pour s'opposer par son principe aux violences et aux hostilités dont le royaume de César est le théatre. Il s'agit du développement de la conception eschatologique de l'ensemble du christianisme et non pas seulement d'une de ses parties.

Le premier théologien érudit qui ait donné une interprétation eschatologique de l'Evangile et du christianisme en général fut, je crois, Johann Weiss, élève de Ritschl, ou encore A. Scheitner. En France, ce fut Loisy qui adopta sa théorie, alors qu'il était encore chrétien. Weiss montre que la prédication du Royaume de Dieu, unique sujet des Evangiles synoptiques, a un caractère eschatologique et il est intéressant de voir ainsi signaler la différence qui existe avec l'Evangile de saint Jean où il n'est jamais question de la venue de ce Royaume; sans doute cela tient-il à son inspiration mystique qui pourrait sembler opposée à toute eschatologie. Pourtant cette contradiction doit disparaître après un examen plus approfondi. Le livre de saint Jean parle, non de l'avenir, objet d'une attente, mais de l'éternel présent; il sacrifie ainsi l'histoire qui existe au contraire pour l'eschatolologie, bien qu'elle doive prendre fin. Le paradoxe du temps subsiste donc : le règne de Dieu viendra à la fin des temps et il vient également maintenant.

De cette antinomie se rapproche beaucoup celle que Heiler établit entre le type prophétique et le type mystique; d'après lui le premier est en rapport avec l'activité et avec l'histoire. Mais il s'agit plutôt d'une terminologie conventionnelle, car il est tout à fait permis de parler de mystique prophétique. La différence entre les Evangiles synoptiques et celui de Saint Jean disparaît, si l'on admet que la réalisation de la fin et la venue du règne de Dieu sont un événement du temps existentiel qui est seulement projeté dans le temps historique. C'est pourquoi on peut dire également que le royaume de Dieu se réalise tout de suite et qu'il ne se réalisera que dans le futur, à la fin des temps. Au point de vue de l'histoire des religions, l'eschatologie serait d'origine irano-persane; du reste nous avons déjà fait ressortir la grande ressemblance qui existe entre l'Apocalypse persane et l'Apocalypse chrétienne. Et c'est à cette source persano-judaïque que remonte l'élément prophétique du christianisme. Quant à la mystique pure, entièrement dégagée de toute perspective historique, elle est plutôt d'origine hellénique et présente des affinités avec l'esprit de l'Inde. Ce sont donc deux principes différents qui sont à la base de la vie spirituelle et ce serait commettre une grave erreur que de reconnaître l'un d'eux, en niant l'autre; tous deux sont également vrais. La pensée religieuse philosophique russe est plus eschatologique que la pensée occidentale, surtout inspirée, par le catholicisme, et elle s'intéresse davantage aux problèmes de philosophie de l'histoire. Le sens chrétien de celle-ci se dégage à la lumière de l'avenir, de l'apparition future du Christ, qui s'est obscurcie dans le christianisme historique. La pensée humaine, toujours tournée vers ce qui n'est pas encore, cherchant plus ou moins inconsciemment le Royaume de Dieu, a pressenti à toute époque la possibilité d'un nouvel éon, d'une issue de notre temps à nous. Sa faiblesse consistait en ce qu'elle appliquait à cet éon les catégories de notre durée cosmique et historique. Mais il y aura un nouveau ciel et une terre nouveIIe; notre vieux monde disparaîtra, notre temps n'existera plus. Certes en nous exprimant ainsi, nous nous servons de nos catégories temporelles, mais c'est de cette manière que nous sortons du monde objectif, phénoménal, pour entrer dans le monde nouménal.

      Nicolas Berdiaev (texte extrait de " Le sens de l'Histoire ", édition de 1948)

en annexe : les deux préfaces de Berdiaev....

PRÉFACE A L'ÉDITION RUSSE (1923)

Ce sont les problèmes relatifs à la philosophie de l'histoire qui ont principalement préoccupé la pensée russe pendant le XIXè siècle. C'est en cherchant à construire une philosophie de l'histoire que s'est formée notre conscience nationale, et ce n'est pas par hasard que les discussions des slavophiles et des occidentalistes sur la Russie et l'Europe, sur l'Orient et l'Occident, ont été au centre de nos intérêts spirituels. Déjà Tchaadaïev et les slavophiles, ont posé devant la pensée russe le problème de la philosophie de l'histoire, parce qu'ils voyaient dans l'énigme de la Russie et de ses destinées historiques, l'énigme de cette philosophie elle-même. Il semble que la construction d'une philosophie religieuse de l'histoire soit la vocation de la pensée philosophique russe. La pensée spécifiquement russe est orientée vers le problème eschatologique, le problème de la fin: elle a un cachet apocalyptique, et c'est en cela qu'elle diffère de la pensée de l'Occident. Mais c'est aussi ce qui lui confère avant tout le caractère d'une philosophie de l'histoire religieuse. Je me suis toujours intéressé tout particulièrement aux problèmes relatifs à la philosophie de l'histoire. La guerre mondiale de 1914-1918, la révolution russe n'ont fait qu'accentuer cet intérêt et ont orienté principalement de ce côté mes préoccupations. J'ai alors conçu le plan d'un livre sur les principaux problèmes de la philosophie religieuse de l'histoire, et ce sont les idées qui devaient former la substance de cet ouvrage qui m'ont fourni la matière des leçons que j'ai professées en 1919-1920 à l'Académie Libre de Culture Spirituelle, à Moscou. Et c'est d'après les notes prises au cours de ces leçons que le présent essai a été rédigé. J'y ajoute un article écrit en 1922, intitulé: « Volonté de vivre et volonté de culture », qui est d'une importance essentielle pour ma conception philosophique de l'histoire.

PRÉFACE A L'ÉDITION FRANÇAISE (20 ans plus tard)

Ce livre, rédigé d'après les conférences que j'ai faites, à Moscou en 1919-1920, a été écrit il y a longtemps. Il a été traduit en allemand et a suscité en Allemagne un intérêt particulier. Je ne partage plus actuellement toutes les idées que j'y ai exposées, et beaucoup de ce que j'ai écrit alors, je l'exprimerais différemment aujourd'hui. Vingt années se sont écoulées depuis cette époque, et quelles années! Ma pensée a toujours été orientée vers les problèmes touchant à la philosophie de I'histoire, et aujourd'hui ces problèmes me préoccupent plus que jamais. Le « Sens de l'histoire » n'est qu'un moment dialectique dans le développement de ma pensée historico-philosophique, il n'est étape sur mon chemin spirituel. Pour l'essentiel, ma manière de voir est restée la même. Et, cependant, il y a des changements. Comment les définirais-je ? Je dirai avant tout que j'ai un sentiment et une conscience plus aigus que jadis du conflit sans issue qui se déroule entre la personne et l'histoire et que je suis plus éloigné de toutes les idéalisations de l'histoire. Je suis moins disposé à voir dans son processus quelque chose de "sacré". Je sens en moi une révolte contre le pouvoir asservissant de l'« historique » sur la vie humaine. Ceci tient à ce que ma philosophie s'est pénétrée de plus en plus de personnalisme. Je reste fidèle à l'idée que l'homme porte en lui toute l'histoire. Mais j'ai surmonté en moi les restes du romantisme historique, de l'idéalisation romantique du passé. Je me suis écarté de l'orientation de la pensée qui remonte à Schelling, lequel a joué un si grand rôle dans les destinées de la philosophie russe. Ce qui importe également à l'heure actuelle, ce sont la révision et la réévaluation de l'humanisme. Pour ce qui est de mon idée de la transformation de l'humanisme en anti-humanisme, je la considère comme très exacte, et elle constitue un des fondements de ma philosophie. Je l'ai développée plus lard dans un livre intitulé : « Le destin de l'homme dans le monde actuel ». Mais l'humanisme lui-même, l'humanisme comme tel m'apparaît comme un phénomène complexe, et je suis aujourd'hui prêt à défendre ce qu'on peut appeler l'humanisme chrétien, l'humanisme métaphysique et spirituel, pour le distinguer de l'humanisme à base positiviste et matérialiste. Dans l'ensemble, sous l'influence des expériences vécues et de la déshumanisation qui se produit dans, le monde, ma pensée s'est de plus en plus pénétrée de la nécessité de défendre la dignité de l'homme et sa liberté, ce qui correspond à la principale préoccupation de ma vie qui a trouvé son expression dans un de mes vieux livres :« Le sens de l'acte créateur ». J'ajoute à cette édition française un nouveau chapitre :« Histoire et eschatologie », d'après une conférence faite devant un public français.

 

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