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Abel Bonnard et le Parthenon

Publié le par Christocentrix

... "A la fin, dompté et soumis, j'ai accepté de n'y arriver que par le chemin banal. J'ai suivi les longues rampes qui passent près du théâtre et qui s'élèvent au-dessus de l'Odéon. J'ai gravi le roide escalier. Je suis arrivé aux Propylées, hautains et purs comme un rempart de la beauté. Debout sur l'azur, le marbre chantait.
Faire des pas qu'on ne sent plus. Laisser fondre en soi tout l'accidentel. Se dire que l'entrevue in­signe arrive trop tôt, qu'on n'y était pas assez pré­paré, et sentir avec bonheur que ce regret reste vain, qu'on ne peut plus se soustraire à l'attrait irrésistible. Arriver enfin et contempler à travers des larmes l'immortel sourire.
D'abord je me livre au temple, je jouis de l'immense augmentation de le voir. Sans former aucune pensée distincte, je reçois de lui la substance de mille pensées et, sans agir, la vigueur d'actes sans nombre. Cette force essentielle dont il me comble, je ne sais l'occuper qu'à faire, çà et là, quelques pas que je ne conduis plus et qui ne m'éloignent pas de lui. Je revois en esprit les rui­nes éparses autour de la Méditerranée, le mâle tem­ple de Paestum, ceux que les monts de Sicile tien­nent comme des lyres, Palmyre qui promène, au bord du désert, son immense procession de co­lonnes. Mais ici je suis au centre. Les autres édifices ont penché vers un sentiment, ils ont opté pour l'orgueil ou pour la douceur. Seul le Parthénon n'accepte pas d'être enfermé dans dans une expression particulière. Je ne pouvais essayer de le qualifier, par quelque mot que ce fût, sans qu'il me fallût aussitôt revenir de cette louange excentrique à son impartiale excellence. A peine m'étais-je dit son immortelle vigueur que je m'étonnais de voir com­ment sa grâce dévore sa force. D'abord il me sem­blait avoir formé le carré contre les siècles. Mais à peine l'avais-je vu résister, je le voyais consentir. J'admirais comment, supérieur aux choses, il leur reste aussi sensible, avec quelle condescendance il laisse mourir sur ses bords la douceur de l'heure, et une fraîcheur me descendait alors dans l'esprit, en me souvenant qu'on avait adoré ici, en même temps que la Déesse Poliade, Pandrosos, Déesse de la rosée. Il semble avoir passé en trois pas du pri­mitif à l'essentiel, et en le contemplant, j'aperce­vais encore la figure rudimentaire de la première hutte, à travers l'ordonnance de la demeure suprême. Mais, dès que je m'étais avoué sa simpli­cité, je sentais aussitôt la pointe de tous les raffinements qui gardent à son pur dessin le ren­flement secret de la chair. A peine avais-je affirmé sa nudité et son évidence, il me fallait rendre té­moignage à sa discrétion et à sa pudeur. Dire seu­lement qu'il commande, c'est le faire trop impé­rieux. Dire qu'il persuade, c'est lui prêter un effort qui est au-dessous de lui. En l'appelant seulement sublime, je le jetais trop loin et trop haut, je faisais tort à son exquise mesure. Si je ne signalais que cette modération qui le laisse au milieu de nous, je ne montrais plus la sérénité qui flotte sur ses frontons et, pour dire qu'il est l'ami des hommes, j'oubliais de dire qu'il est celui des étoiles. Comment l'exprimer? Il n'appelle aucun de ceux qui restent en bas, il admet tous ceux qui sont montés jusqu'à sa hauteur. Il n'affecte rien, il préside, il est, il n'a d'autre orgueil et d'autre dédain que celui qui tombe nécessairement de l'oeuvre par­faite.
Tandis que je le contemple, un souvenir me re­vient, celui d'un petit fait qui me paraît si à propos que je le laisse voltiger à travers mon extase abs­traite. Lorsque Athènes tout entière s'occupait à bâtir le temple, un des ouvriers les plus zélés, tomba d'un échafaudage et se fit grand mal. Les médecins ne savaient pas le guérir. Alors Athéna apparut en songe à Périclès et l'instruisit d'un remède qui rétablit cet homme en peu de jours. Que cette histoire est caractéristique! En face, dans l'Italie voisine, je connais vingt petits ta­bleaux de primitifs qui représentent un accident du même genre, la chute d'un maçon, un enfant foulé par un cheval. Aussitôt un saint se précipite du ciel et bouscule l'ordre universel pour secourir son protégé, en étonnant les voisins. La Déesse fut bien plus discrète : elle intervint sans rien trou­bler et son miracle irréprochable éclaire bien sa de­meure; c'est ici le temple des Lois.
Après je ne sais combien de temps, le chef-d'oeuvre m'a permis de détacher mes yeux de lui et d'accorder à ce qui l'entoure des regards que sa beauté enivrait encore. J'ai vu la tribune de l'Erechtéion et l'Erechtéion lui-même. Celui-ci se laisse prendre par l'adjectif. Le Parthénon est au­-dessus des dimensions, la grandeur et la petitesse gisent également à ses pieds, comme deux victimes sacrifiées. De l'Erechtéion, il est permis de dire qu'il est petit, comme l'amant le dit à sa maîtresse, pour le plaisir de mieux l'envelopper et de la choyer tout entière. Il inspire une admiration moins respectueuse et déjà chargée de tendresse. L'encadrement de la porte rappelle à l'esprit la floraison des jardins, les volutes de ses chapiteaux ioniques font penser aux spirales des coquillages. Cette descente de l'admiration s'achève au petit temple de la victoire Aptère, dont la beauté est voluptueuse.
Ainsi ramené vers les choses, j'ai fini par accepter de les voir. Cela commençait par une petite plante qui rampait sur le stylobate du Parthénon, avec une fleur où j'ai reconnu le câprier sauvage, une corolle d'un blanc teinté de mauve et qui osait être la favorite de l'instant, au pied de ces colonnes qui sont les favorites des siècles. Alentour erraient quelques visiteurs, qui me paraissaient touchants à force d'insignifiance. La ville, en bas, se répan­dait au hasard, une voile tachait la mer. C'est tout cela que les Barbares d'aujourd'hui appellent la vie, car ils réservent ce nom à ce qui est sans cesse en train de mourir, à tout ce qui n'atteint pas à la véritable existence. Mais au delà de ces vains dé­tails, le paysage redevenait d'une certitude admi­rable. Le ciel intense et pur où le soleil déclinait n'admettait pas l'erreur ni la fantaisie d'un seul nuage. La masse de l'île d'Égine surgissait dans une poudre violette. L'Hymette revêtait lentement une tunique couleur de rose. On sentait, sous le contour du Pentélique, la fermeté de son échine de marbre. Toutes les choses semblaient vouloir être dignes du temple qui les achevait. Nulle part je n'ai vu un monument aussi étroitement associé que le Parthénon au site auquel il préside. C'est la cons­cience du paysage. Il en ramasse l'harmonie éparse, pour la concentrer dans un ordre sans hasard. Les lignes des montagnes viennent abjurer dans ses frontons ce qu'elles gardaient encore d'errant et d'incertain. Ses colonnes purifient en elles la forme des corps. Que m'importaient les jeunes gens que je voyais en bas jouer et courir, les jeunes filles qui, à cette heure-là, se promenaient dans la ville? Toutes les beautés éphémères, je pouvais à la fois les oublier et les posséder en le regardant : il ré­sume tout, sans rien raconter; à la fois complet et pur, il offre à la raison le butin du monde. C'est pourquoi d'autres monuments peuvent frapper da­vantage, aucun ne satisfait comme lui. Tandis que je le contemplais encore, je voyais ma canne, que j'avais laissée sur ses degrés, et je n'avais point envie de la reprendre, comme si je n'avais pas dû repartir. Alors une petite épigramme, pareille à celles de l'Anthologie, s'est faite en moi toute seule, et je la transcris :
Le voyageur n'offre pas à la Déesse de victime, ni même de fleurs. Mais il lui consacre le bâton qu'il emportait toujours dans ses courses, car ici, pour la première lois, depuis qu'il marche à travers le monde, il s'est senti arrivé".
.......
Abel Bonnard (extrait de "Le Bouquet du Monde" édité en 1938, mais les voyages en Grèce ont été effectués entre 1923 et 1927.)

Abel Bonnard et le Parthenon

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aventures en Indochine

Publié le par Christocentrix

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courir le monde (Abel Bonnard)

Publié le par Christocentrix

courir le monde (Abel Bonnard)

..."Quand on commence à courir le monde, on aime d'abord les paysages les plus dis­tincts, les mieux définis, ceux qui attendent l'étranger pour lui débiter leur éloquente tirade. C'est ensuite qu'on préfère à tous ces arrangements l'espace, plus beau que les choses. Des plaines sans orgueil, des terres pauvres et silencieuses manifestent peut-­être mieux l'âme universelle que ces pay­sages enfermés dans la rigueur de leurs lignes. Une touffe d'herbes frissonne, une pâle fleur s'étonne de contempler l'infini, au loin passent des deuils de pluie, de faibles et divins sourires de lumière. L'âme ne s'en­nuie pas de ces étendues, elle a de quoi les remplir. Où ne poussent pas les plantes utiles, marchent à pas lents les désirs, les regrets, les songes"...

extrait de "Au Maroc" par Abel Bonnard (1927).

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Océan et Brésil...Abel Bonnard

Publié le par Christocentrix

 

"On ne sait pas ce qu'est l'Océan quand on l'a vu seulement d'un de ces énormes bateaux où la comédie sociale ne s'interrompt pas et du haut desquels on l'aperçoit comme une pelouse au bas d'un grand hôtel. Il faut, pour être vraiment imprégné de lui, le traverser sur un bateau tel que ce beau yacht où je domine à peine la vague et où le branle qu'elle donne au navire impose, pendant des semaines, son rythme à ma vie ; il faut ces heures de rêve et même d'ennui, ce petit nombre de compagnons amicaux, parmi cet équipage de Bretons, qui font leur besogne en silence. Alors le sentiment qu'on a de la mer se renverse. Tandis qu'elle ne parait, du pont des grands paquebots, qu'un espace oiseux qu'on veut traverser au plus vite, pour retrouver les continents où vit l'homme, elle devient, ici, à mesure qu'on se pénètre de son esprit, plus importante que la terre. La terre, sous son harnais de chemins, s'use et vieillit avec notre espèce. L'Océan seul n'a jamais d'histoire : il reste, comme au premier matin., la prairie inculte et fleurie où l'étrave ne sera jamais qu'un soc inutile et la rame une faux vaine. Il attend que notre comédie soit finie, il rattache notre monde à l'univers. Rien n'y gêne et n'y amoindrit la rencontre des forces élémentaires.

On ne peut s'imaginer la majesté inouïe que prend l'arc-en-ciel, quand, au lieu de poser sur un paysage plein de choses éphémères et de détails fortuits, sa courbe essentielle s'appuie seulement à l'éternelle simplicité des vagues. Et lorsque les étoiles montent au-dessus des flots, sans qu'aucun objet s'interpose entre elles et nous, c'est alors que l'apparition monstrueuse de tous ces sphinx frappe vraiment de vertige.

Nous avons éteint les feux pour aller à la voile, ce qui augmente encore notre intimité avec l'Océan. Nous ne lui faisons plus violence, nous vivons en lui, dépendant de son humeur, étreints par le calme, poussés par le courant ou par la brise. Nos conversations mêmes se simplifient, il ne s'agît plus que de savoir si les voiles portent, si le vent adonne ou refuse, mais, sur ce point, notre sensibilité s'affine et il n'est pas de changement de temps qui nous échappe. Nous cherchons l'alizé de Nord-Est, et nous sommes désappointés de ne pas le trouver mieux établi. La mer est terne, le soleil couchant sans aucun luxe, le ciel nocturne obscur et fumeux. Ce matin, cependant, on dirait que le bon vent nous a pris dans son souffle égal et vif. De petits nuages ronds comme des boules de coton restent suspendus dans un azur pâle. Des blancheurs d'écume sont partout jetées sur les vagues, comme des linges sur des buissons. La mer, autour du bateau, est toute éclaboussée de poissons volants. Comme eux seuls animent l'uniformité de cette étendue, l'esprit s'amuse à diversifier le spectacle qu'ils lui donnent. Ils s'envolent par bandes comme des compagnies de perdreaux, ils s'élèvent aux pentes des vagues comme des moineaux qui veulent surmonter la crête d'un toit. Ils criblent au loin la mer comme une salve de balles. Ils s'y piquent et s'y enfoncent comme des aiguilles dans de la soie. Mais bientôt , cette variété illusoire s'évanouit et ce que l'œil contemple avec ennui, ce ne sont plus que des poissons volants, toujours pareils, sur l'océan monotone.

Autrefois, on n'eût pas fait cette traversée sans voir des baleines. Mais l'homme en a tant détruit qu'il est devenu extrêmement rare d'en rencontrer : à peine apercevons-nous quelques souffleurs de petite taille, jetant vers le ciel leur soupir d'écume. Parfois aussi des dorades d'un éclat admirable, bleues et marron comme des poissons d'agate, frémissent et jouent à l'avant du bateau et happent les poissons volants qui retombent. Ce matin, regardant l'étendue que parcourt une faible houle, je remarque au loin d'innombrables gerbes d'écume. Ce sont des dauphins qui viennent vers nous. Trois par trois, comme dans un carrousel, ils tournent plusieurs, fois autour du bateau, puis ils s'éloignent avec une lenteur pompeuse.

Nous approchons du Pot au noir, qui est, comme on sait, la région de l'Equateur, entre les alizés du Nord-Est et ceux du Sud-Est, où règne un calme étouffant. Nous avons rallumé les feux pour la traverser, sans quoi nous y traînerions indéfiniment. Cette nuit, nous roulons dans des ténèbres moites. La mer est phosphorescente. A vrai dire, on ne la voit pas. On n'aperçoit que les écumes étalées autour du bateau, où de molles lueurs vertes palpitent et meurent. Au-dessus de moi brillent aussi des astres confus, et il n'y a, entre ces deux fièvres de la vie, que ma contemplation et mon vertige. " Comme tu vis longtemps ", me disent avec envie les pauvres étoiles du flot ; " comme tu vis peu ", me disent avec dédain les orgueilleuses étincelles du ciel, tandis que je réponds aux unes et aux autres que tout ce qui doit mourir est pareillement éphémère.

Nous sommes entrés dans le Pot au noir. Tout le ciel est morne. De gros nuages chargent l'horizon. Parfois, ils dégainent leurs éclairs et se battent l'un contre l'autre, sans que ces orages aillent jusqu'à rompre le malaise dont on est étreint. Par moments, croulent sur nous des cataractes d'eau chaude. La nuit, de mon lit où j'essaye en vain de dormir, j'entends le retentissement et le ruissellement sur le pont de la douche énorme. Le jour, on voit les gouttes d'eau rebondir sur la mer, et les hautes lames qui fuient, aperçues à travers les hachures de l'averse, ont le profil des dunes de sable dans le désert. Puis on retombe dans la chaleur fade. Comme nous approchons des parages où l'alizé doit reprendre, nous avons, de nouveau, hissé nos voiles. Nous regardons un nuage noir, fixé très haut au-dessus de nous, espérant qu'il nous annonce un grain et du vent. Mais nous nous trompons : il s'agit là d'un de ces nuages inertes d'où aucune pluie ne tombe et que le langage des marins appelle des haut-pendus. Cette image convient admirablement ici. Rien ne résume mieux la mélancolie de cet espace que l'idée qu'un des vagabonds du ciel, enfin las de sa captivité, s'est accroché au plafond de sa prison fastidieuse.

Parfois, cependant, un grain fond sur nous. Alors le noble yacht s'enlève, il fait dix noeuds, douze noeuds à l'heure et ferait davantage si le vent durait. Cette nuit, nous avons ainsi lutté de vitesse avec un paquebot qui ne nous gagnait pas. Nous devions lui offrir un beau spectacle, dressant sur le flot houleux, dans l'obscurité, notre haute façade de voiles.

Nous sortons du Pot au noir. Les étoiles ont changé. On ne voit plus la Polaire, mais, au crépuscule, nous apercevons devant nous les faibles piqûres de lumière qui composent la Croix du Sud. Au-dessus de ces clignotements, rayonnent deux astres superbes, qui sont Alpha et Bêta du Centaure. Une grosse lune émerge des flots et, jetant sur les voiles sa faible dorure, semble y répandre un peu de ce rêve dont elle inonde, à minuit, les façades mortes des palais. Ce soir, je l'ai vue soudain apparaître en face de moi, jaune, proche, énorme, et monter dans le ciel avec sa sinistre majesté de sépulcre, en laissant tomber de grosses gouttes d'or sur les vagues presque noires. Des nuages dont la couleur lugubre avait résisté aux féeries du couchant s'enfuyaient rapidement, comme emplis d'un esprit sombre et menaçant. Rien d'autre ne s'offrait à moi, mais ce que je contemplais était si farouche et si inhumain qu'il me semblait que les grandes forces du monde, ainsi surprises loin des paysages où nous les baignons dans nos rêves, s'avouaient à moi dans leur surdité monstrueuse. Sans que j'intervinsse pour forcer ma sensation, elle montait peu à peu jusqu'à l'horreur de me voir jeté dans un univers où je ne pouvais rattacher à rien le drame solitaire qui me dévore. Puis, sans que je fisse d'efforts pour la réduire, elle redescend d'elle-même jusqu'à cette mélancolie amortie qui n'était, en somme, qu'un ennui paisible. La brise paraissait fraîchir. On avait fait trente noeuds au quart. Un matelot passait devant moi... comme une ombre...."

 

                                                      extrait d' "Océan et Brésil " d'Abel Bonnard.

 

 

                                          

  

 

 

 

 

 

 

 

 

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Abel Bonnard, Dieu et la religion

Publié le par Christocentrix

 

"Religion nécessaire : d'abord l'homme ne peut monter que vers quelque chose de plus haut que soi; et ensuite l'homme appartient à une patrie mais ne peut s'y abîmer, l'homme appartient à l'humanité mais il s'en dégage. C'est le sublime du christianisme que d'accomplir la personne humaine au-dessus de toutes choses où elle s'est employée. L'homme ne peut s'accomplir qu'en Dieu.

Nous sommes les fils d'une patrie, les hommes d'un siècle, les habitants d'une planète; mais nous sommes quelque chose de supérieur à tout cela. Prompts à rendre à ces choses ce que nous leur devons, nous leur échappons sans le faire exprès par notre seule croissance. Ceci c'est la religion.

Il est impossible d'étudier si peu que ce soit l'Évangile et même la religion catholique sans être frappé de la profondeur des conceptions sur l'homme qui se trouvent dans celui-là et que celle-ci a fidèlement conservées. La récompense des ouvriers de la onzième heure, la préférence donnée aux pécheurs, l'élection libre que Dieu se réserve de faire de ses créatures, l'idée que nos fautes ne sont jamais telles non plus que nous ne puissions en revenir, qu'enfin le vrai sentiment de la valeur de ce que nous faisons nous échappe, tout cela porte la marque de l'esprit le plus aristocratique, le plus profond. On ne décourage pas, bien plus on encourage les modestes vertus et on les assure qu'elles peuvent atteindre, en avançant pas à pas, les buts les plus élevés. Mais on ne leur immole point ce qui les dépasse : on ne leur reconnaît point de droits exclusifs."

 

"Ceux qui n'ont pas voulu d'un Dieu au-dessus d'eux s'en font un autre aussi bas qu'eux-mêmes."

"On ne remplace pas Dieu par quelques majuscules."

         

             (extrait de:  Abel Bonnard,  "Ce monde et moi", Dismas, 1991) 

 

                                                                       ***

                          

                         Abel Bonnard visite Sainte-Sophie de Constantinople...

 

"Aujourd'hui j'ai vu Sainte-Sophie. A peine entré dans le monument, je n'ai plus eu à y faire un pas. Je lui appartenais tout entier. Les autres édifices, quand ils sont d'une aussi vaste étendue, demandent que le visiteur les parcoure, afin de s'emparer successivement de toutes leurs perspectives. Ici l'on est aussitôt sous la domination de l'immense coupole; elle rend tout l'édifice unanime. Quand un monument arrive à cette beauté souveraine, il n'est plus au pouvoir de personne de lui arracher son âme. On a pu faire du Parthénon une église, puis une mosquée, il n'a jamais daigné le savoir. A Sainte-Sophie, l'Islam n'est rien. Il a eu beau pendre à ses parois d'énormes inscriptions, elle témoigne à jamais pour cette somptueuse civilisation byzantine où l'art ne se sépare pas du faste; les chapiteaux sont plus brodés encore que sculptés, les tribunes se creusent comme des grottes enchantées, l'oeil cherche encore les mosaïques sous le badigeon qui les a couvertes. Sainte-Sophie reste à jamais la grande Église, celle qui mettait en présence l'Empereur et Dieu, l'Autocrator et le Pantocrator, et où la hiérarchie des fonctionnaires était si exactement continuée par celle des Dominations et des Trônes qu'on ne devait pas voir exactement où elles s'attachaient l'une à l'autre.

A l'exception de cet édifice, presque tout ce qui représentait Byzance a péri. On la retrouve encore dans une magnifique citerne, dans quelques églises que l'Islam, au lieu de les détruire, s'est contenté d'envahir, et dans les remparts. Il est une de ces églises qui est restée dans mon souvenir. C'est la Kharié-Djami. Elle dépendait d'un couvent et date du temps des Comnène, mais presque toutes les mosaïques dont elle est décorée sont moins anciennes et ne remontent qu'au XIVè siècle. On la trouve tout près des murailles, au bout d'un de ces quartiers qui traînent et se défont dans la solitude. Il était midi quand j'y arrivai. Le vieux muezzin, penché sur le balcon du minaret, distribuait d'une voix cassée son appel aux quatre horizons. Après quoi il redescendit dans la mosquée, où quelques fidèles faisaient leur prière, avec les prosternations prescrites. Cependant, les mosaïques des deux narthex me racontaient l'histoire du Christ et celle de la Vierge. Il y a dans ces scènes un effort de vie qu'on doit remarquer, mais qui ne convient pas à cet art qui est celui des immobilités somptueuses. Quand la mosaïque se rapproche du réel, elle complique les draperies pour leur donner plus de mouvement, casse les gestes pour les animer et cesse de se justifier. J'aime surtout, dans celles de la Kharié-Djami, le sourire général de leur couleur, les unes étant d'un bleu d'outremer et les autres presque roses. Ce qui me plaisait davantage encore, c'était de voir, en même temps, le vieil hodja, dans sa robe d'un vert passé, assis sur l'escalier drapé de rouge de la chaire et prêchant les dévots qui paraissaient l'écouter. Rien n'est plus doux que la rencontre et le voisinage des religions, quand elles déposent leur inimitié. Les cérémonies se reconnaissent, les rites s'enlacent l'un à l'autre. Ce qu'elles gardent encore de différent n'est bon qu'à frapper les esprits superficiels. Au contraire c'est leur parenté et leur unité qu'il faut retenir : elles témoignent que l'humanité est religieuse...."

 

(extrait de : Abel Bonnard, Constantinople, 1923, Le Bouquet du Monde.)

 

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                                      Abel Bonnard visite Saint-Pierre de Rome....

Samedi Saint.

...."Ce matin, il fait un temps glorieux. C'est le Samedi Saint. Rien n'est beau comme la façon dont le front de Rome entre dans l'azur. Un palais prête le bas de sa façade à la vie populaire. Une marchande de fleurs y appuie son éventaire où des jonquilles et des narcisses sont, les uns après les autres, comme le jaune et le blanc de l'oeuf. J'arrive à Saint-Pierre. Dehors, sous Ie portique de l'église, est placé un bassin de cuivre rouge où se dresse un faisceau de branches séches. C'est là qu'on va rallumer le feu. Des chanoines en camail sont assis sur des bancs, tandis qu'un évêque debout, entre deux acolytes, récite des phrases latines. Soudain la flamme indomptable jaillit, elle monte avec un ronflement de colère, comme si elle voulait défendre son propre éclat contre cette immense et calme lumière qui efface tout dans sa paisible splendeur. C'est le feu antique et nouveau, sacré dans tous les cultes du monde. Tandis que la haute flamme gronde, je pense qu'alentour les jardins s'éclairent, que le désert romain est brouillé d'arbres en fleurs, et il me semble qu'elle est au centre de tout ce printemps. Enfin elle s'affaisse et, au même instant, comme dans une subite bouffée d'automne, une multitude de feuilles presque consumées, s'envolant du brasier, remplissent l'air d'un tourbillon d'or. Un prêtre a recueilli le feu et le cortège rentre dans l'église. En tête marche un diacre qui tient une longue hampe dont l'extrémité fleurie supporte trois cierges éteints. Le cortège s'arrête, une voix psalmodie : Ecce lumen Christi et, dans l'immense et froide église, un premier cierge est rallumé : deux fois la même cérémonie recommence et, quand le cortège arrive au maître-autel, il est guidé par trois tremblotements de lumière. Un officiant entonne alors l'Exultet; après quoi il allume l'énorme cierge pascal. Puis les porteurs du feu se dispersent, rapportant la flamme aux autels éteints, et c'est soudain une jolie chose que cette leste et rapide propagation de la vie à travers l'énorme édifice encore endormi. Les autels s'étoilent, les lampes de la confession se réveillent. Il n'y a presque personne et l'on voit d'autant mieux le rite inscrire son dessein dans ces espaces oisifs, sous la protection sereine des grandes voûtes. Maintenant une procession part du maître-autel pour aller bénir les fonts baptismaux. Tous les chanoines ont un petit bouquet à la main, et rien n'est charmant comme cette poussée de la nature païenne qui arrive à se loger dans la liturgie. J'entends le chant des prêtres s'éloigner ou me revenir, selon qu'il se perd dans un vaisseau ou qu'il est renvoyé par une muraille; c'est le propre d'un tel édifice que tout ce qui s'y déroule en fait valoir les proportions et après les avoir présentées aux yeux, il se sert d'une voix qui chante pour les rendre sensibles à l'oreille. Ma sensation reste aérée et pleine d'aisance et j'admire cependant que tant de grandes choses contribuent à la composer. Le printemps extérieur enveloppe la cérémonie et s'y insinue; autour d'elle d'immenses puissances d'art demeurent en réserve et comme en suspens; les rites mêmes qui la constituent portent en eux les restes des plus anciens cultes, mais cela ne fait que rendre plus profonde et plus pacifique l'émotion éprouvée par le spectateur; il perçoit l'unité de l'effort humain; il sent les religions aboutir à la religion"....

 

(extrait de : Abel Bonnard, "Le Bouquet du Monde, Rome, Semaine Sainte".)

 

 

 

 

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