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le Grand Inquisiteur

Publié le par Christocentrix

LE GRAND INQUISITEUR, CHRIST ET ANTECHRIST

(chapitre extrait de l'Esprit de Dostoievski par Nicolas BERDIAEV, 1945)

 

La Légende du Grand Inquisiteur représente le sommet de l'oeuvre de Dostoievski, le couronnement de sa dialectique. C'est là qu'il faut chercher ses vues constructives sur la religion. Tous les fils s'y dénouent, et le problème essentiel - le problème de la liberté humaine - y est résolu. Sujet qui d'une façon voilée occupe toute la Légende, et il est frappant que cette légende, qui représente, avec une force sans précédent, une apologie du Christ, soit mise dans la bouche de l'athée Ivan Karamazov. En vérité, c'est une énigme, et l'on n'élucide pas bien de quel côté est celui qui raconte, de quel côté est l'auteur lui-même. La liberté humaine peut se donner cours pour interpréter et pour deviner. Aussi bien, la légende a pour thème la liberté et doit s'adresser à la Liberté. C'est dans les ténèbres que la lumière doit jaillir. Dans l'âme de l'athée révolté Ivan Karamazov est enclose la louange du Christ. Le destin de l'homme, inéluctablement, l'entraînera ou vers le Grand Inquisiteur ou vers le Christ. Il est indispensable de choisir, car il n'existe pas de solution tierce. La solution tierce, ce ne serait qu'un état transitoire, la méconnaissance des extrêmes. Dans le système du Grand Inquisiteur, l'arbitraire conduit à la perte et à la négation de la liberté de l'esprit. Cette liberté peut seule être retrouvée dans le Christ. Le procédé artistique auquel Dostoievski a recours dans son récit est admirable : son Christ reste tout le temps silencieux, il demeure dans l'ombre. L'idée religieuse efficiente ne s'exprime par aucun mot. La vérité sur la liberté est inexpressive. Mais la vérité sur la contrainte s'exprime facilement. Finalement, c'est par les contradictions des idées du Grand Inquisiteur que la vérité sur la liberté jaillira ; elle ressort d'une façon éblouissante de tous les propos qu'il tient contre elle. Cet effacement du Christ et de sa Vérité donnent une impression artistique particulièrement forte. Le Grand Inquisiteur argumente, il convainc : il a en partage une forte logique, une forte volonté tendue vers la réalisation d'un plan infini. Mais le silence du Christ, son mutisme doux persuadent et influencent plus décisivement que toute la force d'argumentation du Grand Inquisiteur.


Dans la Légende, deux principes universels sont en présence et s'affrontent : la liberté et la contrainte, la croyance dans le sens de la Vie et la négation de cette croyance, l'amour divin et la compassion purement humaine, le Christ et l'Antéchrist. L'idée opposée à celle du Christ, Dostoievski la prend à l'état pur. Il dessine du Grand Inquisiteur une figure élevée. Il fait partie des "martyrs, tourmentés d'un noble chagrin et amoureux de l'humanité ». C'est un ascète, libre de tout désir bassement matériel. C'est l'homme d'une idée. Il possède son secret : et ce secret, c'est son incroyance en Dieu, son incroyance dans un sens de la Vie qui seul vaudrait la peine que les gens souffrent en son nom. Ayant perdu cette foi, le Grand Inquisiteur s'est rendu compte qu'un nombre considérable de gens n'était pas de force à supporter le fardeau de la liberté révélée par le Christ. Le chemin de la liberté est un chemin difficile, douloureux, tragique, qui exige de l'héroïsme. Il n'est pas proportionné aux forces d'une créature aussi fragile, aussi pitoyable que l'homme. Le Grand Inquisiteur ne croit pas en Dieu, il ne croit pas non plus en l'homme, car ce sont là les deux aspects d'une seule et même croyance. C'est pourquoi le christianisme n'exige pas seulement la foi en Dieu, mais la foi dans l'homme : le christianisme est la religion du Dieu-Homme. Mais l'idée du Dieu-Homme, c'est précisément l'idée que rejette le Grand Inquisiteur, l'idée du rapprochement et de la fusion des principes divin et humain au sein de la liberté. L'homme ne peut supporter l'épreuve de ses forces spirituelles, de sa liberté spirituelle, de son élection à une vie supérieure. En lui imposant cette épreuve, on estimait très haut sa force : on exigeait beaucoup de lui, le jugeant appelé à une haute dignité. Mais l'homme s'est dérobé à la liberté chrétienne, à la discrimination du bien et du mal. « Pourquoi distinguer ces diaboliques principes du bien et du mal, lorsqu'il en coûte tant de peine ? » L'homme ne peut supporter sa propre souffrance ni celle des autres ; mais, sans souffrance, la liberté est impossible, et impossible aussi la distinction du bien et du mal. L'homme se trouve donc en face d'un dilemme : d'un côté, la liberté; de l'autre, le bonheur, le bien-être, l'organisation rationnelle de la vie. La liberté avec la souffrance, ou le bonheur sans la liberté. Et une immense majorité de gens prennent le deuxième chemin, - le premier n'étant que celui d'une petite élite. L'homme renonce aux grandes idées de Dieu, de l'immortalité, de la liberté, et se laisse dominer par un amour fallacieux pour son prochain, amour où Dieu n'a pas de part, sympathie mensongère, soif d'une organisation terrestre dont Dieu serait absent. Le Grand Inquisiteur s'est élevé contre Dieu au nom de l'homme, au nom du plus minime des individus, de ces individus dans lesquels il ne croit pas plus qu'il ne croit en Dieu. Cela est particulièrement profond. Ceux qui se vouent au bien-être terrestre de l'humanité ne croient pas, en effet, le plus souvent que l'homme soit prédestiné à une vie supérieure, à une vie divine. L'esprit « euclidien », tout de révolte et de limitation de soi-même, essaie d'organiser l'harmonie universelle mieux que ne l'a fait Dieu. Dieu a créé un ordre universel plein de souffrance ; il a imposé à l'homme le fardeau insupportable de la liberté et de la responsabilité. Tandis que l'esprit « euclidien » construit un ordre du monde dans lequel n'existeront ni ces souffrances ni cette responsabilité, mais dont la liberté sera bannie. L'esprit « euclidien » doit aboutir fatalement au système du Grand Inquisiteur, c'est-à-dire à la création d'une fourmilière régie par la nécessité, à l'extinction de la liberté de l'esprit. Ce thème apparaît déjà dans l'Esprit souterrain, dans les Possédés, exprimé par Chigaliev et Verhovenski, et trouve sa conclusion dans la Légende du Grand Inquisiteur. Si le monde n'a pas un sens supérieur, s'il n'y a pas de Dieu et pas d'immortalité, il ne reste alors que l'organisation de la vie terrestre selon Chigaliev et le Grand Inquisiteur. La révolte contre Dieu mène inéluctablement à la destruction de la liberté. La révolution, ayant l'athéisme à sa base, doit conduire fatalement à un despotisme illimité. Le Grand Inquisiteur, c'est l'incroyance en la liberté de l'esprit, en Dieu et en l'homme, dans le Dieu-Homme, dans l'humanisation de Dieu. Le point de vue de l'eudémonisme est nécessairement opposé à la liberté.

 

La liberté de l'esprit humain est incompatible avec le bonheur. La liberté est aristocratique, elle n'existe que pour quelques élus. Et le Grand Inquisiteur accuse le Christ d'avoir imposé aux hommes une liberté qui dépassait leur force, d'avoir agi ainsi comme s'il ne les aimait pas. « Au lieu de t'emparer de la liberté humaine, tu l'as encore amplifiée. Avais-tu oublié que l'homme préfère le repos, la mort même, à la liberté de distinguer le bien et le mal ? Rien n'est plus séduisant pour l'homme que la liberté de sa conscience, mais rien non plus n'est plus douloureux. Et voilà qu'au lieu des solides principes qui eussent tranquillisé une fois pour toutes la conscience humaine, tu n'as suscité que ce qui était étrange, énigmatique, imprécis, et par là tu as agi comme si tu n'aimais pas l'humanité. » Pour assurer le bonheur des hommes, il est indispensable de mettre leur conscience en repos, c'est-à-dire de leur enlever la liberté du choix. Car ils sont peu nombreux, ceux qui sont en état de porter le fardeau de la liberté, et d'aller vers celui « qui a désiré le libre amour de l'homme » .


Le Grand Inquisiteur prend soin de la masse, innombrable comme le sable des mers, qui ne peut supporter l'épreuve de la liberté. D'après lui, l'homme « cherche moins Dieu que le miracle ». Par ces mots s'exprime la médiocre opinion qu'il a de la nature humaine, son manque de foi en l'homme. Et il continue à faire des reproches au Christ : « Tu n'es pas descendu de la Croix... parce que tu ne voulais pas conquérir l'homme par un miracle, tu avais soif d'une foi libre, qui ne naisse pas du miracle. Ce que tu désirais, c'était un amour volontaire, et non pas des transports d'esclaves devant la puissance qui les a terrifiés une fois pour toutes. Mais tu estimais les hommes trop haut : ce ne sont que des esclaves, encore que révoltés.... Parce que tu l'estimais (l'homme) trop haut, tu as agi sans pitié pour lui, tu as exigé trop de lui. Le plaçant plus bas, tu eusses aussi été moins exigeant. Et cela eût ressemblé davantage à de l'amour, de lui imposer un fardeau plus léger. Il est faible et vil. »


L'aristocratisme de la religion du Christ trouble le Grand Inquisiteur. « Tu peux être fier de ces enfants de la liberté, de leur libre amour, du libre et sublime sacrifice qu'ils ont accompli en ton nom. Mais rappelle-toi qu'ils n'ont été que quelques milliers - et encore étaient-ils des dieux - et les autres ? Est-ce leur faute, aux autres, faibles humains, s'ils n'ont pu supporter ce que supportent les forts ? Est-ce la faute de l'âme faible si elle ne peut abriter tes dons terribles?  N'es-tu venu vraiment que vers les élus et pour les élus ? » Ainsi quand le Grand Inquisiteur prend la défense de l'humanité débile, c'est au nom de l'amour des hommes qu'il leur enlève ce présent de la liberté qui les accable de souffrances. « N'aimions-nous pas l'humanité, parce qu'humblement nous nous rendions compte de sa faiblesse, parce que nous voulions avec amour alléger son fardeau ? » Le Grand Inquisiteur dit au Christ ce que les socialistes (et d'autres) disent habituellement aux chrétiens : « La liberté et le pain de la terre distribué à discrétion sont inconciliables, car jamais, jamais les hommes ne sauront le répartir entre eux ». Ils se convaincront aussi de leur impuissance à être libres, parce qu'ils sont faibles, vicieux, nuls et révoltés. Tu leur a promis le pain céleste : mais peut-il se comparer au pain de la terre aux yeux de cette faible race humaine, éternellement vicieuse et éternellement ingrate ? Et si, au nom du pain céleste, des milliers, des dizaines de milliers d'êtres vont vers toi, qu'adviendra-t-il pourtant des millions et des dizaines de millions d'autres qui n'auront pas la force suffisante pour mépriser le pain de la terre au nom de celui du ciel ? Faut-il croire que seuls te sont chers les dizaines de milliers de puissants et de forts, et que les millions d'autres, innombrables comme le sable de la mer, les faibles qui cependant t'adorent, doivent uniquement servir d'instrument aux puissants et aux forts ? Nous, ce sont les faibles qui nous sont chers... Au nom de ce même pain terrestre, l'esprit de la terre se lèvera contre toi, te vaincra et tous alors iront à lui... A la place de ton temple s'élèvera un édifice nouveau, une nouvelle et effrayante tour de Babel.»


Le socialisme athée a toujours reproché au christianisme de ne pas rendre les hommes heureux, de ne pas leur avoir donné le repos, de ne pas les avoir nourris. Et le socialisme athée a prêché la religion du pain terrestre, qui attire des millions et des millions d'êtres, contre celle du pain du ciel à laquelle ne va que le petit nombre. Mais si le christianisme n'a pas rendu les hommes heureux, ne les a pas nourris, c'est qu'il n'a pas voulu faire violence à la liberté de l'esprit humain, c'est qu'iI s'adresse à la liberté humaine, et que c'est d'elle qu'il attend l'accomplissement de la Parole du Christ. La faute n'en est pas au christianisme, si l'humanité n'a pas voulu que cette parole s'accomplît et si elle l'a trahie. C'est là la faute de l'homme, non du Dieu-Homme.

 

Pour le socialisme athée et matérialiste, ce tragique problème de la liberté n'existe pas. Il attend la réalisation et la délivrance de l'humanité d'une organisation matérielle et déterminée de la vie. Il veut vaincre la liberté, exterminer l'élément irrationnel de la vie au nom du bonheur, de la satiété et du repos. Les hommes « deviendront libres, lorsqu'ils renonceront à leur liberté... Nous leur donnerons un bonheur silencieux, humble, le bonheur qui convient aux créatures faibles qu'ils sont. Oh! nous les persuaderons, à la fin, de ne plus s'enorgueillir, car Tu les as élevés et Tu leur as appris l'orgueil... Certes, nous les ferons travailler, mais durant leurs heures de loisir, nous organiserons leur vie à la manière d'un jeu d'enfant, avec des chansons enfantines, des chœurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur permettrons même le péché, sachant qu'ils sont faibles et désarmés. » Le Grand Inquisiteur promet de délivrer les gens « du grand souci et des terribles angoisses actuelles qui consistent à choisir librement soi-même. Et tous seront heureux, des millions et des millions de créatures ». Le Grand Inquisiteur « a quitté les orgueilleux et s'est tourné vers les humbles pour le bonheur de ces humbles ». Et, pour se justifier, il fait allusion « aux dizaines de millions d'êtres qui n'auront pas connu le péché ». Il accuse le Christ d'orgueil. C'est là un motif qui revient souvent chez Dostoievski. Ainsi, dans l'Adolescent, on dit de Versilov : « C'est un homme extrêmement orgueilleux, et beaucoup de ces hommes très orgueilleux croient en Dieu, en particulier ceux qui sont le plus méprisants. La cause en est simple : ils choisissent Dieu afin de ne pas s'incliner devant les hommes : s'incliner devant Dieu est moins offensant, » La foi en Dieu, c'est le signe de hauteur d'esprit ; l'incroyance, le symptôme d'un esprit qui reste en surface. Ivan Karamazov comprend la sublimité étourdissante de l'idée de Dieu. « Ce qui est étonnant, c'est que cette pensée - la pensée de la nécessité de Dieu - ait pu se glisser dans la tête d'un animal si sauvage et si méchant que l'homme, tant elle est sainte, et touchante, tant elle est avisée et fait honneur à l'individu. » S'il existe dans l'homme une nature supérieure, s'il est appelé à un but plus haut, c'est que Dieu existe; et il faut avoir foi en lui. Mais si Dieu n'existe pas, il n'y a pas non plus en l'homme de nature supérieure, il ne reste rien qu'une fourmilière sociale, basée sur la contrainte. Dans sa Légende, Dostoievski donne le tableau de l'utopie sociale, tableau qui se trouve exposé aussi par Chigaliev, et partout où l'homme rêve de la future harmonie de la société.


Dans les trois épreuves repoussées par le Christ, « est prédite toute la future histoire de l'humanité ; ce sont les trois formes dans lesquelles se réconcilient toutes les contradictions historiques insolubles de la nature humaine sur la terre ». C'est au nom de la liberté de l'esprit humain que le Christ a écarté les tentations, ne voulant pas que l'esprit humain fût gagné par le pain, le miracle et le royaume terrestre. Le Grand Inquisiteur, au contraire, accueille ces trois tentations au nom du bonheur et de l'apaisement des hommes. Les ayant accueillies, il renonce à la liberté. Avant tout, il approuve la proposition de l'esprit tentateur de transformer les pierres en pain. « Tu as repoussé l'unique drapeau absolu qu'on t'offrait, qui eût infailliblement courbé les hommes devant toi, - le drapeau du pain terrestre, et tu l'as repoussé au nom de la liberté et du pain céleste. » La victoire des trois tentations marquerait définitivement l'apaisement de l'homme sur la terre. « Tu aurais appris aux hommes tout ce qu'ils veulent savoir sur la terre, c'est-à-dire : devant qui ils doivent s'incliner, à qui confier leur conscience, et de quelle façon, finalement, ils peuvent s'unir pour fonder une fourmilière commune, indiscutée, unie - car le désir d'une fusion universelle est le troisième et dernier tourment des hommes ». Le système du Grand Inquisiteur résout toutes les questions d'une organisation terrestre humaine.

 

Le secret du Grand Inquisiteur réside en ceci qu'il est non avec le Christ, mais avec « l'autre », « Nous ne sommes pas avec Toi, mais avec "l'autre" , voilà notre secret ». L'esprit du Grand Inquisiteur - l'esprit qui change le Christ en l'Antéchrist - est apparu sous divers aspects dans l'histoire. La théocratie catholique était pour Dostoieveski un de ces aspects. On pourrait découvrir la même tendance dans l'orthodoxie byzantine, dans tout césarisme et dans tout impérialisme. L'Etat conscient de ses limites n'exprime pas encore les conceptions du Grand Inquisiteur, il ne pèse pas sur la liberté de l'esprit. Le christianisme au cours de son destin historique semble s'être constamment trouvé devant la tentation de renier cette liberté de l'esprit. Et rien n'a été plus difficile pour l'humanité chrétienne que d'en sauvegarder l'intégrité. En vérité, rien n'est plus douloureux et plus insupportable pour l'homme que la liberté. Pour la renier, pour jeter loin de lui ce fardeau, il trouve toutes sortes de possibilités, et ceci en restant à l'intérieur même du christianisme. La théorie de l'autorité, qui joue un tel rôle dans l'histoire du christianisme, peut facilement être transformée en un reniement du mystère de la liberté chrétienne, du mystère du Dieu crucifié. Le mystère de la liberté chrétienne est en fait celui du Golgotha, le mystère de la Crucifixion. La Vérité, mise en croix, ne contraint personne, ne pèse sur personne. On ne peut la confesser et l'étreindre que librement. La Vérité crucifiée s'adresse à la liberté de l'esprit humain. Le Crucifié n'est pas descendu de la croix comme l'exigeaient les incroyants, et comme on l'exige jusqu'en notre temps, parce qu'il « avait soif d'amour libre, et, non des transports serviles de l'esclave devant une puissance qui une fois pour toutes l'a terrorisé ». Ainsi la Vérité divine est apparue au monde, humiliée, déchirée et crucifiée par les forces de ce monde, mais de ce fait la liberté de l'esprit a été raffermie. Une vérité divine éclatante de puissance, triomphant dans le monde et s'emparant par la force des âmes humaines n'eût pas exigé pour être comprise la liberté de l'esprit. C'est en cela que le mystère du Golgotha est le mystère de la liberté. Le Fils de Dieu devait être mis en croix par les puissances de ce monde afin que soit affirmée la liberté de l'esprit humain. L'acte de foi est un acte de liberté, la libre reconnaissance du monde des choses invisibles. Le Christ, comme le Fils de Dieu, assis à la droite du Père, est visible seulement par un acte de foi libre. L'esprit qui croit librement verra la résurrection du Crucifié dans la Gloire. Mais l'incroyant, obsédé uniquement par le monde des choses visibles, ne verra que le supplice infamant du charpentier Jésus, l'effondrement et la perte de ce qui a cru être la Vérité divine. Tout le secret du christianisme est enfermé là. Et chaque fois que, dans l'histoire du christianisme, on a essayé de convertir la Vérité crucifiée, et qui s'adresse à la liberté de l'esprit, en Vérité faisant pression sur cet esprit, on a trahi le secret fondamental du christianisme. Agissant ainsi, l'Eglise a, toujours pris le masque de la souveraineté, elle s'est emparée du glaive de César. D'une part, l'organisation de l'Église revêt un caractère juridique, la vie de l'Eglise se soumet aux règles de la contrainte juridique. De l'autre, le système dogmatique de l'Eglise revêt un caractère rationaliste, la Vérité du Christ se sommet aux règles de la contrainte logique. Est-ce que cela ne veut pas dire qu'il eût fallu que le Christ descendît de la Croix pour qu'on crût en lui ? Dans l'acte tout spontané de la Croix, dans le mystère de la Vérité crucifiée, il n'y a pas trace d'affirmation ni de nécessité logique ou juridique. Rendre la Vérité du Christ juridique et rationnelle, c'est passer du chemin de la liberté à celui de la contrainte. Dostoievski reste convaincu de la Vérité crucifiée, de la religion du Golgotha, c'est-à-dire de la religion de la liberté. Et la destinée historique du christianisme a été telle que cette foi retentit comme une formule neuve du christianisme. Le christianisme de Dostoievski apparaît donc comme un christianisme neuf, bien qu'il reste fidèle à la vérité ancienne, traditionnelle du christianisme. Dans sa conception de la liberté chrétienne, il semble que Dostoievski dépasse les limites de l'orthodoxie historique. Ses théories n'en restent pas moins beaucoup plus acceptables pour la conception orthodoxe que pour la conception catholique, mais le conservatisme orthodoxe devait être effrayé par sa liberté d'esprit illimité, par ce qu'il y avait en lui de révolutionnaire sur le plan de l'esprit. Comme c'est le cas pour tout grand génie, Dostoievski se tient sur un sommet. Les doctrines religieuses moyennes sont des doctrines superficielles. L'universalité d'une doctrine religieuse est une notion toute qualitative sans aucun rapport avec le nombre : elle peut se manifester plus fortement dans un petit groupe que chez des millions d'individus. Un génie religieux peut s'exprimer par sa qualité plus que la foule par sa pluralité. Et c'est toujours le cas. Dostoievski était seul à soutenir sa conception de la liberté chrétienne, le nombre était contre lui. Mais il possédait justement ce don d'universalité. Ses théories de la liberté sont voisines de celles de Khomiakov, lequel s'éleva toujours au-dessus de la théorie officielle orthodoxe. L'orthodoxie de Khomiakov et de Dostoievski n'est pas, en effet, celle du métropolite Philarète et de Théophane l'Ermite.


L'esprit du Grand Inquisiteur peut se manifester aussi bien à l'extrême « droite » qu'à l'extrême « gauche ». Ses idées ont été reprises par les révolutionnaires et les socialistes, par Verhovenski et par Chigaliev. Chigaliev « suppose - en vue d'une solution finale de la question - le partage de l'humanité en deux parties inégales. Un dixième reçoit la liberté personnelle et le droit illimité sur les neuf dixièmes restant. Ceux-ci doivent être dépouillés de leur personnalité, ramenés à l'état de troupeau et, par leur obéissance illimitée, en même temps qu'ils verront renaître leur innocence primitive, atteindre à une sorte de paradis originel, où cependant il leur faudra travailler ». Chigaliev, comme, le Grand inquisiteur, était un fanatique de l'amour humain ». Pour ce révolutionnaire, comme pour le Grand Inquisiteur, « les esclaves doivent être égaux; sans despotisme, ni la liberté, ni l'égalité n'existeraient, mais, dans un troupeau, c'est l'égalité qui doit régner A. Oui, l'égalité n'est possible que Fous le despotisme. Et dans la tendance à l'égalité, c'est vers le despotisme que la société marche fatalement. Les tendances égalitaires doivent aboutir en fait à la plus criante inégalité, à la tyrannie d'une minorité insignifiante sur la majorité, Dostoievski a compris cela et l'a démontré d'une façon supérieure. Dans sa Légende du Grand Inquisiteur, c'est le socialisme qu'il a en vue, plus encore que le catholicisme, qu'il ne connaissait que superficiellement et du dehors. Et le futur royaume du Grand Inquisiteur s'accorde moins avec le catholicisme qu'avec le socialisme athée et matérialiste. Le socialisme admet les trois tentations, repoussées par le Christ dans le désert, il désavoue la liberté de l'esprit au nom du bonheur et de la tranquillité des masses. Avant tout, il est séduit par l'utopie de changer les pierres en pain. Si les pierres peuvent être changées en pain, à quel terrible prix cela sera -au prix de la liberté humaine. Le socialisme croit au royaume de ce monde, il s'incline devant lui. Mais le royaume de ce monde ne peut être atteint qu'au prix du reniement de la liberté spirituelle. Ainsi le système socialiste, religion qui s'oppose à la religion chrétienne, est semblable au système du Grand Inquisiteur ; tous deux sont basés sur un manque de foi dans la Vérité et dans la Pensée. S'il n'y a pas de Vérité, pas de Pensée, il ne reste plus qu'un seul concept élevé, la sympathie à l'égard de la masse des hommes, le désir de leur faire goûter un bonheur irréfléchi dans le court instant de la vie terrestre. Il est ici question, bien entendu, du socialisme envisagé comme une religion nouvelle, et non comme système de réformes sociales, comme une organisation économique, où il peut trouver sa justification.


Le Grand inquisiteur est plein de compassion envers les hommes, il est démocrate et socialiste. Il est séduit par le mal qui a emprunté le masque du bien, Car le principe de l'Antéchrist n'est pas le principe du mal immédiatement visible, un principe vieilli et grossier. Non, c'est un principe nouveau, raffiné et séduisant où il apparaît toujours sous l'aspect du bien. Entre le principe antichrétien du mal et le principe chrétien du bien, il y a une ressemblance, d'où le danger d'une confusion et d'une substitition.
L'image du bien commence à se dédoubler. L'image du Christ cesse d'être clairement perçue, elle tend à se confondre avec l'image de l'Antéchrist. Des hommes apparaissent, aux pensées doubles. Nous avous vu que toute l'oeuvre de Merejkowski reflétait en elle cette confusion, cette constante substitution. Dostoievski avait prévu cet état d'esprit, il nous l'a décrit prophétiquement. La réduction de l'Antéchrist se manifeste à l'homme, lorsqu'il est parvenu à l'étape extrême du dédoublement. Ses assises psychiques sont ébranlées. Les critères anciens, coutumiers, sont effacés, et il n'en est pas encore né de nouveaux. La coïncidence est frappante entre la description de l'esprit antichrétien chez Dostoievski, dans la Légende du Grand Inquisiteur, ou ailleurs, et chez Vladimir Soloviev dans son livre De l'Antéchrist. Chez Vladimir Soloviev aussi, l'Antéchrist est un humanitaire, il accepte les trois tentations, il veut rendre les hommes heureux, leur aménager un paradis terrestre, tout comme le Grand Inquisiteur et Chigaliev. Une description analogue de l'esprit de l'Antéchrist a été donnée par l'écrivain catholique anglais Benson, dans son remarquable roman intitulé le Maître du monde. Le roman de Benson, du reste, eût dû prouver à Dostoievski que tous les catholiques ne sont pas contaminés par l'esprit du Grand Inquisiteur. On trouve chez Benson les mêmes pressentiments et les mêmes prophéties que chez Dostoievski et chez Vladimir Soloviev.

 

L'épanouissement de la dialectique dostoievskienne repose sur l'antithèse du Dieu-Homme et du Surhomme, du Christ et de l'Antéchrist. C'est dans le heurt de ces éléments contradictoires que se réalise le destin humain. La découverte de l'idée de l'homme qui s'érige en Dieu appartient à Dostoievski, idée qui atteint à un degré particulier d'acuité dans le personnage de Kirilov. C'est là que nous plongeons irrémédiablement dans une atmosphère d'apocalypse. Le problème dernier du destin humain est posé. « L'homme nouveau viendra, heureux et fier, dit Kirilov comme en délire. Il lui sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre, il sera l'homme nouveau. Il vaincra le mal et la passion, il sera Dieu lui-même.  Car il n'y aura plus de Dieu » ... «Dieu est la douleur que donne la peur de la mort. Celui qui vaincra la douleur et la peur, celui-là sera lui-même Dieu. Alors il y aura une vie nouvelle, des hommes neufs, tout sera nouveau...  L'homme sera Dieu et changera d'aspect physique. Le monde entier se transformera, les choses changeront, et les pensées, et tous les sentiments... »  ...
« Celui qui ose se tuer, celui-là est Dieu. Ainsi chacun peut faire qu'il n'y ait pas de Dieu, et que rien ne soit ». Kirilov ne croit pas en l'éternité de l'avenir, mais il croit à une vie présente éternelle, lorsque « le temps brusquement s'arrêtera et sera éternité ». Le temps «s'absorbera dans l'esprit». Celui-là « mettra un terme au monde » dont le nom sera « Surhomme ». « Le dieu-homme ? » demande Stavroguine. «Non, répond Kirilov, l'homme-Dieu, le Surhomme. La différence est là. » Le chemin qui conduit à la déification de l'homme est celui qui, d'une façon générale, aboutit au système de Chigaliev et du Grand Inquisiteur. Individuellement il mène à l'expérience spirituelle de Kirilov. Kirilov veut être le sauveur de l'homme, lui donner l'immortalité. Pour cela, par un acte d'arbitraire, il s'offre lui-même en sacrifice, il se tue. Mais la mort de Kirilov n'est pas une mort chrétienne, ce n'est pas un Golgotha apportant le salut. Sa mort est opposée en tous points à la mort du Christ. Le Christ a accompli la volonté du Père. Kirilov a accompli sa propre volonté, il a manifesté son arbitraire. C'est « ce monde » qui a mis le Christ en croix. Kirilov se tue lui-même. Le Christ révèle dans un autre monde une vie éternelle. Kirilov veut affirmer l'éternité de la vie présente. Le chemin du Christ va du Golgotha à la résurrection et à la victoire sur la mort. Le Chemin de Kirilov aboutit à la mort et ignore la résurrection. C'est la mort qui triomphe sur le chemin de l'homme déifié. Le seul homme changé en Dieu qui ne fut pas mortel a été le Dieu-Homme, le Christ. Mais l'homme veut être l'antipode du Dieu-Homme; il veut lui être opposé, et en même temps lui ressembler. Dostoievski nous montre dans Kirilov le terme extrême de cette idée de la déification de l'homme et son intérieure faillite. Il a choisi en Kirilov un être pur, un ascète, tout comme l'était le Grand Inquisiteur. C'est dans une atmosphère de parfaite pureté que l'expérience se développe. Mais toute la route que l'homme parcourt dans l'oeuvre de Dostoievski, cette route du dédoublement conduit à ce Surhomme et manifeste finalement à quel point sa conception est destructrice de la forme humaine.


C'est dans la Légende du Grand Inquisiteur qu'il faut chercher la partie constructive des idées religieuses de Dostoievski, son interprétation originale du christianisme. Dostoievki s'y est montré plus génial, plus cohérent que par la bouche de Zozimé ou d'Aliocha, que dans les enseignements du Journal d'un écrivain. L'image voilée du Christ est apparentée à celle du Zarathoustra de Nietszche. C'est le même esprit de liberté altière, la même hauteur étourdis-sante, le même esprit aristocratique. Et ceci est un trait original de la compréhension qu'a eue Dostoievski du Christ, et sur lequel on n'a point encore insisté. Jamais avant lui on n'avait identifié à ce point l'image du Christ avec la liberté de l'esprit, accessible seulement au petit nombre. Cette liberté d'esprit n'est possible que parce que le Christ a renoncé à toute puissance temporelle. Car la volonté de puissance prive de la liberté et celui qui détient le pouvoir et ceux sur qui il l'exerce. Le Christ connaît uniquement la puissance de l'amour, seule compatible avec la liberté. La religion du Christ est la religion de l'amour et de la liberté, de l'amour libre entre Dieu et les hommes. Combien une telle conception diffère des voies par lesquelles on a tenté, au cours de l'histoire, de réaliser le christianisme dans le monde ! Ce n'est pas seulement le catholicisme conservateur, mais aussi l'orthodoxie conservatrice, qui doit trouver de grandes difficultés à reconnaître Dostoievski comme sien. Par l'élément prophétique qui était en lui, par son orientation vers une nouvelle révélation dans le christianisme, il dépassa les limites du christianisme historique. Les idées effectives apportées par Dostoievski dans le Journal d'un écrivain ne reflètent pas toute la profondeur et la nouveauté de ses vues d'ensemble sur la religion. C'est un ésotérique qui essaie de se mettre au niveau de la compréhension moyenne. Pour connaître jusqu'au bout ses idées religieuses, il faut se placer dans la lumière de la connaissance apocalyptique. Le christianisme de Dostoievski est un christianisme apocalyptique, et non pas historique. Il pose un problème apocalyptique, dont il est impossible de comprimer la solution dans le cadre du christianisme historique. Les figures de Zosime et d'Aliocha auxquelles Dostoievski a lié la partie positive de ses théories religieuses ne peuvent être considérées comme particulièrement réussies artistiquement. Le personnage d'Ivan Karamazov est infiniment plus fort et plus persuasif; au travers même de ses ténèbres se dégage une lumière plus vive. Ce n'est pas par hasard que Dostoievski a éloigné son Zosime dès le début du livre. Il n'eût pu le suivre à travers tout le roman. Quoi qu'il en soit, il a réussi à lui prêter quelques traits de son christianisme nouveau. Zosime ne représente pas le starets traditionnel; il n'est pas semblable au Père (starets) Ambroise du monastère d'Optyne qui ne le reconnut pas comme sien. Zosime s'engage déjà dans le chemin tragique où Dostoievski conduit l'homme. Il a saisi merveilleusement dans l'homme ce qu'on peut appeler le courant karamazovien. Et il est capable de répondre à ce nouveau tourment de l'humanité auquel les starets de formation ancienne n'entendent rien. Il est tourné déjà vers la joie de la résurrection. Le Père du monastère d'Optyne n'eût pu, vraisemblablement, dire : « Frères, ne vous effrayez pas du péché de l'homme, mais aimez-le jusque dans son péché, car c'est là déjà la ressemblance de l'amour divin, et c'est plus que l'amour terrestre. Aime toute la création de Dieu, l'ensemble et chaque petit grain de sable. Aimez chaque petite feuille, chaque rayon divin, aimez les animaux, aimez les plantes, aimez chaque chose. Vous aimerez toutes les choses et, dans les choses, vous atteindrez le secret de Dieu... » ... « Aime te jeter contre la terre et l'étreindre. Embrasse la terre, aime-la d'un amour infatigable, insatiable, aime tous les hommes et toutes les choses, cherche ce transport et cette extase. Mouille la terre des larmes de ta joie et aime ces larmes que tu as versées. Ne rougis pas de ces transports, chérie-les au contraire car ils sont un don divin et accordé non pas à tous, mais à quelques seuls élus. »  Cette extase était certes complètement inconnue au starets Ambroise. Il n'y avait en lui aucun élan vers la terre mystique, vers une nouvelle compréhension de la nature. On pourrait chercher là un trait de ressemblance avec saint François d'Assise, dont le génie religieux avait dépassé lui-aussi les bornes de la sainteté officielle. Mais la terre d'Ombrie diffère beaucoup de la terre russe, et les fleurs qui y ont poussé ne sont pas semblables. Cette fleur de sainteté universelle, éclose sur la terre ombrienne, n'a pas d'égale. Zosime n'est que l'expression des visions prophétiques de Dostoievski, visions qui ne peuvent s'exprimer sous une forme pleinement heureuse artistiquement. La sainteté nouvelle doit apparaître après que l'homme a parcouru sa route tragique. Zosime apparaît à l'esprit de l' « homme souterrain », de Raskolnikov, Stavroguine, Kirilov, Versilov, après l'empire des Karamazov. Mais c'est du sein même de l'empire des Karamazov que doit apparaître l'homme nouveau, que doit naître l'âme nouvelle. Cette naissance d'une âme neuve est dépeinte dans le chapitre des Frères Karamazov intitulé Cana de Galilée. Il y passe encore une fois un souffle du christianisme de saint Jean. La lumière de ce Christianisme de saint Jean a rayonné pour Aliocha après que son âme a été envahie par l'angoisse des ténèbres. La vérité aveuglante de la religion de la résurrection s'est présentée à lui, après qu'il eut éprouvé l'amervertume infinie de la mort et de la décomposition. Il est appelé au festin nuptial. Il ne voit déjà plus le starets Zosime dans la tombe, il ne sent plus l'odeur illusoire de la décomposition. « Il vint vers lui, le petit vieillard désséché, avec de nombreuses rides sur le visage, riant joyeusement et silencieusement. La tombe n'était plus là, et il était vêtu comme la veille lorsqu'il était assis avec eux et que les hôtes s'assemblaient autour de lui. Son visage était complètement découvert, ses yeux brillaient, sans doute il était aussi du festin, appelé aussi aux noces de Cana de Galilée. » Et le petit vieillard lui dit : « Buvons le vin nouveau, le vin de la joie nouvelle, grande. » Et dans l'âme d'Aliocha la résurrection a vaincu la mort et la décomposition. Il a passé par une seconde naissance. « Son âme pleine de transport avait soif de liberté, d'espace, de largeur. » ... « Le silence terrestre semblait se confondre avec le silence des cieux, le mystère terrestre rejoignait le mystère des étoiles... Aliocha était debout, il regardait, et tout à coup, si ses jambes se dérobaient sous lui, il se jeta contre la terre. Il ne savait pas pourquoi il l'étreignait, il ne se rendait pas compte pourquoi il avait une envie si irrésistible de l'embrasser tout entière; mais il l'embrassait en pleurant, en sanglotant, en l'inondant de ses larmes, et il jura avec transport de l'aimer, de l'aimer jusqu'à la consommation des siècles... Mais à chaque instant il sentait clairement, et d'une façon pour ainsi dire palpable, que quelque chose de ferme et d'inébranlable, comme le cours des astres, pénétrait dans son âme. Il était dominé par une idée, et pour toute la vie, et jusqu'à la consommation des siècles. C'est comme un faible enfant qu'il était tombé sur la terre, et il se relevait ferme lutteur pour toute la vie, et cela il l'avait senti et reconnu tout de suite, dans la minute même de son extase. »


Ainsi se termine chez Dostoievski le chemin des errements humains. S'étant arraché à la nature, à la terre, l'homme a été précipité en enfer. Au terme de sa course, l'homme revient à la terre, à la nature, il s'unit de nouveau au grand tout cosmique. Mais pour celui qui a suivi le chemin de l'arbitraire et de la révolte, ce retour naturel à la terre n'existe pas. Le retour n'est possible que par le Christ, que par Cana. A travers le Christ, l'homme retourne à la terre mystique, à sa patrie, à l'Eden de la nature divine. Terre et nature transfigurées. La vieille terre, là nature antique sont fermées à présent pour l'homme qui a connu l'arbitraire et le dédoublement. Pas de retour vers le paradis perdu. L'homme doit aller vers un paradis nouveau. Le heurt du christianisme ancien, « noir », pétrifié, superstitieux, avec le nouveau christianisme « blanc » s'incarne dans la figure du Père Théraponte, l'ennemi de Zosime. Théraponte représente l'engourdissement et la mort pour la religion orthodoxe, son engloutissement dans les ténèbres. Au contraire, Zosime est la résurrection de l'orthodoxie, la manifestation en elle d'un esprit nouveau. La confusion de l'Esprit-Saint avec le saint esprit (ou inspiration sainte - Cette distinction est intraduisble dans la langue française.) marque l'absorption définitive par les ténèbres de la théorie de Théraponte. Ce dernier est plein de mauvais sentiments à l'égard de Zosime. Mais le christianisme que comprend Aliocha, c'est le christianisme de Zosime et non celui de Théraponte. Par là il appartient à l'esprit nouveau. Zosime dit : « Car ceux qui se sont arrachés du christianisme et se sont révoltés contre lui ne sont pas moins dans leur essence des personnifications du Christ lui-même et tels ils resteront. » Ces mots, extraordinaires pour Théraponte, témoignent que l'image et la ressemblance divines ne sont pas définitivement perdues en Raskolnikow, en Stavroguine, en Kirilov, en Ivan Karamazov, mais qu'il y a pour eux la possibilité d'un retour vers le Christ. Ce retour vers le Christ, vers la patrie perdue, ils l'accompliront par Aliocha.


Dostoievski a été un écrivain profondément chrétien. Je n'en connais pas qui le soit davantage. Et les discussions à propos du christianisme de Dostoievski portent en surface plutôt qu'en profondeur. Chatov dit à Stavroguine : « Ne me disiez-vous pas que, si l'on vous prouvait mathématiquement que la Vérité est en dehors du Christ, vous préféreriez rester avec le Christ qu'avec la Vérité ? » Ces mots qui s'adressent à Stavroguine auraient pu être prononcés par Dostoievski, et certainement l'ont été plus d'une fois. Durant toute sa vie, il garda un attachement exclusif, unique envers le Christ. Et il fut de ceux qui auraient préféré renoncer à la Vérité au nom du Christ qu'au Christ lui-même. Pour lui, la Vérité n'existait pas en dehors du Christ. Son sentiment était passionné et profondément intime. La profondeur de ce christianisme de Dostoievski, il faut la chercher avant tout dans le lien qui l'attache à l'homme et au destin humain. Un tel lien n'est possible que dans une conception chrétienne. Il marque chez Dostoievski le triomphe intérieur du christianisme. Enseignement qui se dégage de son oeuvre avec plus de force que des enseignements de Zosime et du Journal d'un écrivain : il y a là quelque chose qui n'a de précédent dans aucune littérature. Dostoievski pousse jusqu'à ses conséquences extrêmes l'anthropocentrisme chrétien. La religion pénètre définitivement dans la profondeur spirituelle de l'homme. Profondeur spirituelle qui lui est rendue. Et non pas selon la conception allemande, selon la mystique et l'idéalisme allemands, où la forme même de l'homme disparaît dans l'abîme de l'esprit, s'évanouit au sein de la Divinité. Chez Dostoievski, au contraire, jusque dans les dernières profondeurs, la forme humaine persiste. C'est en cela qu'il est exclusivement chrétien. La métaphysique chrétienne de Dostoievski, il faut la chercher avant tout dans la Légende du Grand Inquisiteur, dont la profondeur vraiment insondable n'a pas encore été suffisamment éclairée. La Légende constitue la véritable révélation de la liberté chrétienne.

Dostoievski a été le prophète de l'idée théocratique proprement russo-orthodoxe, de la lumière religieuse venue d'Orient. Cette idéologie théocratique cet exprimée dans les Frères Karamazov, et différentes pensées y ayant trait sont dispersées dans maints endroits du Journal d'un écrivain : elle a paru à quelques-uns essentielle parmi les idées de Dostoievski. On ne saurait s'accorder avec eux. Au contraire, elle ne semble pas particulièrement originale, et contredit souvent les idées religieuses de Dostoievski qui sont, elles, si profondément personnelles. L'idée théocratique appartient par essence à l'Ancien Testament, c'est une idée judaïque qui s'est réfractée ensuite dans l'esprit romain. Elle est inséparable de la conception de Dieu selon l'Ancien Testament. La théocratie ne peut pas ne pas être une contrainte. Une « théocratie libre » (expression de Vladimir Soloviev) est une contradictio in adjecto. Du reste, toutes les théocraties historiques, pré-chrétiennes et chrétiennes, ont été tyranniques, elles ont confondu les deux plans de l'être, les deux ordres, celui du ciel et celui de la terre, celui de l'esprit et celui de la matière, celui de l'Eglise et celui de l'Etat. L'idée théocratique se heurte inéluctablement à la liberté chrétienne, D'ailleurs, Dostoievski, dans la Légende du Grand Inquisiteur, porte les derniers coups, les coups les plus violents, à cette menteuse idée théocratique d'un paradis terrestre, comme à une déformation d'elle-même. La liberté du Christ n'est possible qu'au prix de la renonciation à toute prétention à la puissance terrestre. Mais, dans l'idée théocratique de Dostoievski lui-même, se mêlent des éléments hétérogènes, des choses anciennes et nouvelles. On y trouve encore la prétention mensongère, judéo-romaine, de l'Eglise à être un royaume temporel. On y trouve encore les idées de saint Augustin. A cette idée théocratique fausse est liée chez Dostoievski une conception également fausse de l'Etat, notion insuffisante de sa valeur indépendante, de la valeur d'un Etat, non pas théocratique, mais temporel, qui reçoit sa propre justification religieuse de lui-même et non de l'extérieur, d'une façon immanente et non transcendante. La théocratie doit inéluctablement dégénérer en contrainte, elle doit arriver à nier la liberté de l'esprit, la liberté de conscience; en ce qui concerne l'Etat, elle contient une tendance anarchïque, qui existe aussi chez Dostoievski, et constitue un trait proprement russe, révélateur peut-être d'une maladie russe. L'originalité de cet esprit russe vit dans son inclination apocalyptique, dans son intuition de l'avenir. Apocalyptisme qui porte en lui quelque chose de malsain, un défaut de virilité spirituelle. L'apocalyptisme russe, en dépit des prophéties dostoievskiennes, n'a pas su se garder de la séduction de l'esprit de l'Antéchrist. Non seulement l' « intelligentsia », mais le « peuple » ont cédé d'un coeur léger aux « trois tentations » et ont rompu avec l'originelle liberté de l'esprit. Dostoievski représente l'initiale source spirituelle du courant apocalypto-religieux en Russie. Toutes les formes du néo-christianisme se rattachent à lui. Il découvre toutes les tentations nouvelles qui guettent les tendances apocalyptiques de la pensée russe, il prévoit l'apparition d'un mal raffiné, qu'on ne discerne qu'avec effort. Mais lui-même n'a pas toujours été exempt de ces illusions. Cependant la vérité qu'il a enseignée sur l'homme, sur la liberté humaine, sur le destin humain, demeure la part éternelle et éblouissante de son oeuvre.


                                                                                      Nicolas Berdiaev

 

                                                            


Dans ce recueil traduit du russe par Luba Jurgenson (aux édit. l'Age d'Homme, 2004) - six des plus grands penseurs russes — Leontiev, Soloviev, Boulgakov, Berdiaev, Rozanov et Frank — commentent un des textes majeurs de la littérature mondiale, la « Légende du Grand Inquisiteur » tirée des Frères Karamazov de Dostoïevski. Méditations sur l’utopie et l’anti-utopie, sur le problème du mal dans l’histoire, ces essais éclairent une des questions essentielles de tout le XXe siècle: la relation entre l’unicité de l’individu, la masse et le pouvoir.

 

 

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