valeur du procès actuel contre le christianisme (2ème partie)
L'exploitation actuelle des conceptions de Louis Rougier se manifeste par la publication de son Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, sous le sigle du G.R.E.C.E. (32), par la réédition de son Celse aux Editions Copernic, une S.A.R.L. fondée en 1976 et comprenant parmi ses animateurs des sympathisants du G.R.E.C.E. Des thèses analogues se retrouvent dans la revue Eléments. Leurs dirigeants, qui sont parfois communs, avertis de la crise traversée par l'Eglise catholique, en profitent pour tenter de drainer certaines personnes déçues par les options de l'église conciliaire, jugée pour partie responsable des abandons de l'Occident. Leur argumentation est tour à tour critique et constructive, encore faut-il contrôler la valeur des accusations portées, des remèdes proposés.
La panoplie des accusations ne brille point par son originalité avec les références à l'Inquisition ou à Galilée. Elle n'est pas non plus convaincante, car dans un pareil débat ils ont toujours
recours à l'argument d'autorité, ce qui ne va pas très loin. Ainsi l'Eglise est accusée d'avoir détourné les habitants de l'Empire qu'elle convertissait de leurs devoirs civiques et militaires,
d'être à l'origine de la destruction d'une partie importante du patrimoine artistique et intellectuel du monde antique. Quelques exemples précis permettent de mesurer l'exactitude de ces
reproches.
Les chrétiens ne se seraient pas montrés de bons patriotes en vivant en marge de la société ; ils seraient même responsables de la prise de Rome par Alaric en 410. Ce n'est pas l'impression
laissée par la lecture de saint Jérôme. La nouvelle de la prise de Rome lui inspira des accents dont le pathétique frappe encore: "Voici que tout d'un coup la nouvelle m'arrive : Pammachius
et Marcella sont morts lors du siège de Rome : quantité de nos frères et sceurs se sont endormis dans le Seigneur. Je fus plongé dans un tel abattement que je ne songeais plus, jour et nuit,
qu'au salut commun; je me crus captif avec ces saints, je ne pus ouvrir la bouche avant d'apprendre une confirmation. Suspendu entre l'espérance et le désespoir, je suis torturé par les malheurs
d'autrui. Mais quand la lumière la plus éclatante de toute la terre se fut éteinte, quand l'Empire romain fut coupé de la capitale, quand pour parler plus exactement, la terre entière périt avec
cette seule ville, je suis resté muet et je me suis humilié ; je me suis abstenu même de bonnes paroles et ma douleur s'est irritée (33). Un trait psychologique est révélateur ; tel une
personne touchée par un grand deuil, il fut incapable de travailler pendant un certain temps. Il commençait alors à dicter son commentaire sur Ezéchiel, et dans une lettre il écrit : "Mon âme
a été bouleversée par le saccage des provinces d'Occident, et surtout de la ville de Rome. Comme dit le proverbe, je perdais mes mots aussi je me suis tu longtemps, sachant qu'il est un temps
pour les larmes".(34).
De même qu'elle aurait été incapable de former des citoyens, l'Église aurait détourné ses fidèles du service armé ! Si, plutôt que de devoir sacrifier au culte de Rome et de l'Empereur certains
chrétiens refusèrent de porter les armes, il ne faut pas oublier que le Christ a donné en exemple la foi du centurion (35), que saint Pierre fut le premier à admettre dans l'Eglise un païen
converti, et c'était le centurion Corneille (36). Le prosélytisme chrétien devait d'ailleurs toucher les légions et l'histoire des expéditions militaires montre que les convertis surent se
battre. En outre imputer au Christianisme une responsabilité dans la chute de l'Empire romain, c'est faire bon marché de l'analyse de Jérôme Carcopino qui veut que l'assassinat de Jules César par
Brutus ait fait perdre à Rome sa dernière chance d'hégémonie totale et de paix définitive. César fut tué alors qu'il préparait une expédition contre les Parthes. Certes son plan devait être
repris par Marc-Antoine en 36 av. J.-C., Trajan de 114 à 117 ap. J.-C., dans la seconde moitié du IIè siècle par Marc Aurèle et Lucius Aurelius Verus ou encore par les empereurs des IIIè et
IVè siècles. Si certaines de ces campagnes furent marquées de victoires, celles-ci n'ont jamais atteint le but que César se proposait ; les Perses réussirent à maintenir leur indépendance et même
l'empereur Valérien devait achever sa vie comme esclave du roi des rois ! Le meurtre de César allait également entraîner des années de guerre civile durant lesquelles l'armée qu'il avait forgée
s'est usée et inutilement affaiblie. C'est l'une des causes du désastre de Varus ; faute de légions Auguste renonça à porter la frontière sur l'Elbe, et négocia avec le roi des Parthes (37). Les
chrétiens ne sont pour rien dans ce revers lourd de conséquences, mais le G.R.E.C.E. regrette-t-il tant que cela l'échec des légions romaines en Germanie ?
De même, les affirmations du G.R.E.C.E. sur les raisons de la chute de l'Empire romain passent sous silence l'argumentation de ceux qui, comme Ferdinand Lot (38), ont montré que face à la crise
économique qui s'était développée à partir du IIIè siècle après J.-C. l'Empire n'avait su répondre que par une fiscalité de plus en plus impitoyable. Les conséquences furent que la société
se figea dans un système de castes rigides, que les agents de l'Etat proliférèrent alors que les couches de populations moyennes étaient laminées. Dès lors l'esprit d'initiative régressa, la
société cessa de se renouveler normalement si bien que pour se défendre contre les envahisseurs de l'extérieur l'Empire renouvela ses armées en recrutant chez les Barbares. Progressivement,
l'Occident se montrait de plus en plus incapable de se protéger face aux invasions barbares.
L'avènement du Christianisme triomphant serait également à l'origine d'une destruction massive de livres, d'oeuvres d'art, statues ou monuments. Cette affirmation est partiellement exacte, mais
le Christianisme peut adresser des reproches analogues à l'Empire païen. Au temps de la persécution de Dioclétien les églises furent détruites, les livres saints brûlés, les chrétiens proscrits.
Si nous connaissons pour partie la littérature chrétienne des trois premiers siècles, c'est surtout à Eusèbe de Césarée que nous le devons, non aux œuvres des écrivains païens qui attaquaient la
doctrine de l'Eglise. Inversement, la survie d'une bonne partie de la littérature païenne est due au travail des scriptoria ecclésiastiques du haut Moyen Age. Les résultats ne sont point
parfaits, mais ils ont le mérite d'être.
Il ne faut pas chercher dans ces remarques une réfutation systématique des assertions du G.R.E.C.E. ; la matière est beaucoup plus large, mais nous pensons avoir fixé l'attention sur leur
caractère sommaire, tendancieux et souvent controuvé. Pareille mise au point n'est pas nouvelle ; c'est l'une des justifications avancée par saint Augustin à la rédaction de La Cité de
Dieu. Les trois premiers livres répondent plus particulièrement aux accusations des païens, qui expliquaient la chute de Rome par l'abandon du culte des Dieux qui avaient favorisé le
développement de la ville ; dans les autres livres saint Augustin s'élève à des réflexions plus générales. La comparaison entre La Cité de Dieu et le Discours Vrai de Celse est
écrasante pour ce dernier. Il faudrait encore citer les Historiarum adversus Paganos libri septem rédigés en 417 par Paul Orose à la demande de saint Augustin pour compléter dans une
certaine mesure La Cité de Dieu. Orose montre que les maux de ses contemporains n'ont rien d'exceptionnel, que de tout temps il y a eu des massacres et des guerres, et que les Romains ne
doivent se plaindre qu'à eux-mêmes de la supériorité des barbares.
La négation du caractère universel de la religion chrétienne est certainement l'explication majeure de l'attitude de refus d'un Louis Rougier ou du G.R.E.C.E. A leurs yeux c'est une religion
importée de toute pièce en Europe et il faut distinguer la civilisation occidentale du Christianisme. Quel idéal vont-ils donc proposer à sa place ?
Il est présenté dans les publications du G.R.E.C.E., des Editions Copernic et plus récemment dans un livre collectif intitulé L'Europe païenne qui se propose de dégager les véritables
racines des peuples européens, d'où est issu le plus profond de nous-mêmes. Cet ouvrage, imprégné de l'esprit que nous nous sommes efforcés de caractériser, débute par un bref rappel mythologique
sur l'enlèvement d'Europe de Marc de Smedt, se poursuit avec Aujourd'hui l'esprit païen de Jean Markale, puis comporte des études plus développées : Pour une histoire de l'Europe
pré-chrétienne par Pierre Crépon, La tradition celte par J. Markale, L'épopée Nordique et Germanique par Vincent Bardet et Franz Heingärtner, Mythes Slaves et
Finnois par Serge Bukowski, enfin Le domaine Grec et Romain par Alain de Benoist (39).
L'un de ces auteurs, Jean Markale, n'est pas inconnu de ceux qui s'intéressent à l'histoire bretonne. Trois de ses livres : Les Celtes et la civilisation celtique. Mythe et histoire, L'épopée
celtique et l'Irlande et L'épopée celtique en Bretagne, ont fait l'objet d'un long compte rendu de Christian J. Guyonvarc'h dans les Annales de Bretagne (t. LXXVIII, 1971,
p. 453-487). D'un tel article, un auteur ne saurait se relever. Ch.-J. Guyonvarc'h écrit : "Une première précision à apporter est que malheureusement, nous ne pouvons tout dire : il faudrait
plusieurs volumes de l'épaisseur d'un dictionnaire Larousse pour une correction complète. Nous ne citerons que quelques exemples caractéristiques car, semblables à ces devoirs de collégiens,
viciés du fond et boiteux de forme, dans lesquels on ne peut rien reprendre sans tout jeter au feu, les chapitres des trois livres, confus et vagues défient à la fois l'érudition et le bon sens.
L'auteur ressemble aussi beaucoup au lycéen qui, manquant d'idées personnelles, emprunte jusqu'aux virgules d'un auteur qu'il a lu. Mais la puérilité ou la gaucherie des emprunts ne masquent
jamais entièrement les arrières-pensées." Puis il cite un passage de J. Markale : « Quand on veut étudier l'histoire des Celtes on se heurte constamment au mythe ». Ch.-J. Guyonvarc'h
remarque que, "le mythe devient, sous la plume de l'auteur, une « synthèse harmonieuse entre l'élément imaginaire et l'élément de réalité pure », une sorte de justification polyvalente du
fait que « les Celtes ont orienté l'Occident dans une certaine direction qu'il est parfois difficile de discerner à travers les cultures et les civilisations qui se sont succédées (sic)
en Europe depuis leur effondrement politique ». ... Il en résulte à peu près l'enchaînement suivant dont l'absurdité saute aux yeux : la force des Celtes résidant uniquement dans le mythe,
l'histoire n'a plus qu'une valeur symbolique, pénétrée de légendes que chacun peut interpréter à sa guise. A partir de cette valeur symbolique et légendaire l'explication celtique n'aurait plus
besoin d'être cohérente et scientifique : il suffirait qu'elle fût colorée et poétique. Markale estime donc que les Celtes de tous les temps ne doivent plus s'étudier par l'histoire ou en
fonction de leur passé, mais par « les manifestations actuelles de leurs mythes». Suit une critique détaillée où il montre que, non content de faire de graves confusions, Jean
Markale, pille sans vergogne les auteurs en ne les citant naturellement pas. Nous avons personnellement constaté que dans sa contribution à l'Europe païenne, Jean Markale copiait des
passages entiers de la traduction française par Christian J. Guyonvarc'h du livre de Miles Dillon et Nora K. Chadwick : Les royaumes
celtiques.
Le premier examen laisse bien mal augurer quant à la valeur scientifique des autres contributions qui sont généralement dépourvues de tout apparat critique. Les développements consacrés aux
mondes nordique, germanique sont d'un lyrisme trop souvent ridicule. Tous proposent à l'homme du XXè siècle finissant de redécouvrir la véritable tradition occidentale conservée par la mémoire
collective. Les juristes savent la fragilité du témoignage oral et plus encore les historiens qui constatent si souvent les étonnantes transformations introduites d'âge en âge par ceux qui nous
ont transmis légendes et contes ; mais peu importe, imbu de la méthode que Ch.-J. Guyonvarc'h lui a si sévèrement reproché d'utiliser, Jean Markale déclare : "Le paganisme ce n'est pas
l'absence de Dieu, l'absence de sacré, l'absence de rituel. Bien au contraire, c'est, à partir de la constatation que le sacré n'est plus dans le Christianisme, l'affirmation d'une transcendance.
L'Europe est plus que jamais païenne quand elle cherche ses racines, qui ne sont pas judéo-chrétiennes. La dictature de l'idéologie chrétienne n'a pas étouffé les valeurs anciennes. Elle les a
refoulées dans les ténèbres de l'inconscient. La dictature une fois levée, il est normal que toutes ces valeurs reparaissent, plus fortes que jamais. Nous sommes à l'aube d'une nouvelle
civilisation, et sans pouvoir prédire ce qu'elle sera, on peut être sûr que la nouvelle religion qui en émanera sera imprégnée de tous les éléments païens qui ont vu le jour avant l'introduction
du Christianisme (40). Pour Vincent Bardet et Franz Heingärtner : "Dans la situation
de crise que vit l'Occident, et, à vrai dire, toute la planète, ..., étant donné que l'exploration spatiale implique des programmes s'échelonnant sur des milliers voire des millions d'années,
l'aventure infinie ouverte ici et maintenant à l'homme moderne - et la condition de sa survie en tant qu'espèce -[...] paraît consister en l'exploration de son univers intérieur. Comme le dit
Goethe : « II n'existe pas pour l'homme de plus grande révélation que celle de sa nature divine ». Les Tables d'Or sont toujours là. A peine a-t-il vaincu le polythéisme que le monothéisme
s'essoufle déjà. Impossible pourtant de revenir en arrière. Il faut sauter dans le vide avec décision et courage. Peut-être comprendra-t-on alors cette phrase de Heidegger à propos du génie de
Hölderlin : « HöIderlin commence par déterminer un temps nouveau. C'est le temps de la détresse, parce que marqué d'un double manque et d'une double négation : le « ne plus » des dieux enfuis et
le « pas encore » du dieu qui va venir ». Ce dieu n'est pas seulement Balder, Jésus ou Bouddha, il est l'inconnu qui nous appelle(...) En ces temps de crise, d'apocalypse larvée, de silence et
d'absence que nous vivons, le plus secret message des Indo-Européens à la planète est sans doute celui d'un certain prince Shakyamuni, dit Bouddha, c'est-à-dire l'Eveillé... Vibrer avec l'énergie
universelle, devenir vacuité, incarner la conscience cosmique... Vaste programme pour une nouvelle ère, sans bourreaux ni victimes, sans pendus ni crucifiés... Le cri silencieux des galaxies
invite l'homme à se connaître lui-même. Devenir, discrètement, divin... Dire comme Faust : « La nuit
semble de plus en plus profonde, mais en nous brille une claire lumière » (41).
Alain de Benoist, quant à lui, apprécie dans le polythéisme l'esprit de tolérance qui permet des phénomènes de syncrétisme (42). Sommes-nous si loin des conclusions de Louis Rougier ? Il ne le
semble pas. Si certains de ses disciples usent leurs forces à renouer avec un polythéisme oublié, les autres plus introduits à sa pensée dégagent un objectif semblable à celui de Louis Rougier.
Seulement ce but n'est pas explicitement présenté ; leur phraséologie grandiloquente paraît mystérieuse au premier abord. Mais, à y bien réfléchir, cette approche intellectuelle, ce style
évoquent ceux des sociétés de pensée. Leur objectif préalable est de détruire l'emprise du Christianisme sur la société occidentale ; ils ne savent pas ce qu'il adviendra ensuite, peu importe,
ils ont foi dans le progrès. C'est là une démarche analogue à celle de la Maçonnerie, une démarche révolutionnaire.
Hubert GUILLOTEL.
notes :
(33) Commentaria in Ezechielem, dans MIGNE, Patrologiœ [Latinae] cursus, t. XXV, col. 15-16; la
traduction est celle de G. Bardy dans son introduction à l'édition de La Cité de Dieu, Desclée de Brouwer, 1959-1960, (Bibliothèque augustinienne 33-35), vol.I, p.10-11.
(34) Sancti Hieronymi epistulae, éd. J. Labourt, t. VII, Paris, 1961, (coll. des Universités de France), CXXVI-2, p.135; trad. Bardy, loc. cit.
(35) Saint Matthieu 8, 5-13; saint Luc 7, 2-9.
(36) Les actes des apôtres, 10-11.
(37) Autour de César, dans Profil de Conquérants, Paris, 1961; p.303-312.
(38) La fin du monde antique et le début du moyen âge, 1ère éd., Paris, 1927, (Bibliothèque de synthèse historique. L'évolution de l'humanité, synthèse collective dirigée par Henri Berr,
vol.31).
(39) Cf. supra les références de la note 5.
(40) L'Europe païenne, p. 16.
(41) Ibid., p.190-191.
(42) Ibid., p. 349-350.