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Les roses de Paestum-Posidonia (André Suarès)

Publié le par Christocentrix

"Il faut venir à Paestum pour se consoler de Sélinonte et ne pas quitter les dieux sur l'horreur de leurs ruines. Ici, du moins, la terre d'Italie garde intacte une image de la beauté grecque. En général, l'Italie n'est pas sévère ni tragique. On peut emporter le souvenir de Paestum avec une piété heureuse : on y croit encore à la vie : et qu'est-ce donc, sinon croire à la joie de vivre ? A Paestum, on peut ensevelir dans la pourpre la mort de l'Olympe et rendre à la nuit du Nord la lumière de l'antique. Le crépuscule de Paestum n'est pas un lac de sang, mais l'ivresse amoureuse du couchant : cerises en boucles aux oreilles, fraises aux lèvres, le soleil est Bacchus lui-même qui s'en va tout en feu au rendez-vous de la mer. Ha, comme elle l'attend ! C'est le charme du grand temple que la mer en passion est partout entre les colonnes palpitantes du bleu le plus ardent ou plus violette que les yeux de Sapho, elle appelle son Roi, elle le désire à ce point que le temple frissonne et les colonnes s'ébranlent pour le laisser sortir de sa maison. 

Une lande maigre, une herbe pauvre ; ni bourg ni village, à peine une auberge, le pays est délaissé. Des pierres en ordre, restes de murs anciens ; deux ou trois tours démantelées ; des remparts abattus et décrépits : on marche à Paestum sur l'ombre d'une ville. D'ailleurs, rien n'y sent la destruction ni le tremblement de terre : l'abandon seulement. La trace des rues droites se reconnaît encore, où de nobles Doriens se promenaient, peut-être, voilà vingt-cinq siècles, en allant vers la mer. Le sol est assez uni : ici, le stade où ils jouaient sans doute ; et là-bas, la plage où ils prenaient leur bain. Mais la poussière est la peau fine et légère de l'oubli. Trois temples, large et pure présence, écartent tout ce qui n'est plus : on ne voit qu'eux et leur vaste repos : ils sont debout, et toute la contrée est pleine de leur rythme. A l'opposé de la mer, les montagnes en vagues modérées, ondes paisibles, font une ronde harmonieuse, un choeur pensif sur l'horizon : il défend le tranquille recueillement des temples. Plus de toits, presque tous les frontons écroulés ; plus de statues, de frises ni d'acrotères ; l'intérieur n'est qu'un vide éclatant ; l'édifice est fait de trous béants, à travers la claire-voie des colonnes. Et pourtant, sans qu'on sache pourquoi, ce lieu n'exhale pas la désolation ; il ne chante pas un hymne funèbre. Cette ruine n'est pas triste. Ni décombres, ni débris amoncelés, ni la façon lugubre des musées : à Paestum, on ne respire pas la pourriture des pierres.

Deux des trois temples se donnent la main. Le moindre est plus au loin, vers les collines ; et la disgrâce est bizarre de ses deux frontons suspendus, que rien ne relie. Seul, le plus ancien, le temple de Neptune, est vivant ; ou, du moins, sa calme et noble beauté rend-elle un écho sans fin à la vie. Avec toutes ses plaies, il n'a pas l'air d'un blessé. Il est entier, comme une épure. Squelette admirable, que son harmonie est sereine ! Ici, on goûte la rigueur d'une pensée que la beauté propose au sentiment. Parfait en soi, le temple élève ses proportions infaillibles au culte de l'esprit. Le voisinage de la mer et la vue de l'espace bleu à travers les colonnes sont nécessaires à cette architecture : la mer est le sourire du désert et la paix de la tempête.

Ce temple de Neptune semble immense, tant il respire la haute majesté des oeuvres éternelles. Je n'ai pas vu de ruine qui ait moins l'air de mendier. Ouvert de toutes parts à la lumière, jusqu'en ses ombres roses ou violettes, il montre tous ses membres et garde son secret. Dans l'harmonie, la beauté nue est toujours chaste.

N'est-il pas étrange que les temples des dieux morts fassent la solitude et le désert autour d'eux ? Leur ombre les enveloppe de silence. Calmes, ils mettent la fièvre et l'insomnie muette entre eux et les hommes de la religion nouvelle. On est pourtant à deux pas de Salerne, de Naples, d'Amalfi, terres heureuses et grasses, exubérantes de vins et de fruits.

Et toutefois, on sent vivant dans sa maison Neptune, le grand dieu bleu, au coeur si tôt gonflé de force impatiente et de colère ; il respire, invisible ; l'espace est la vaste poitrine de son souffle. L'ardeur des colonnades, le renflement des fûts qui s'amincissent de bas en haut, la puissance de l'assise qui se dilate et du module qui aspire, les colonnes sont les côtes de ce thorax dressé au-dessus de l'abîme.

Je ne puis décrire un temple : que les archéologues s'en chargent ; qu'ils comptent les pierres et les colonnes ; qu'ils les mesurent et les cubent au millimètre près ; qu'ils les pèsent. Pour ma part, je ne sais rien du temple, à présent, si ce n'est que j'y pénètre et que je veux vivre avec lui. Quelle ambition plus enivrante, vivre avec le dieu, maître de la maison ?

Silencieuse entre Naples et la Sicile, l'Italie à Paestum n'a pas consommé la mort de la beauté grecque ; elle n'a pas fait de l'Olympe un étage de l'aqueduc ni une porte de la prison. Elle n'a pas substitué le nombre à la valeur, ni la force brutale à l'harmonie. Entre les temples de Paestum, il en est un où foisonnent les colonnes : ni les proportions de l'édifice, ni celles des éléments, rien ne permet de donner à la Basilique ce qui est dû au temple de Poséïdôn. Je ne croirai jamais que la Basilique avec ses colonnades par neuf et six fois trois, son allure lourde et molle, sa grossièreté pataude, est antique et dorienne au même titre que le temple voisin. La Basilique est la plèbe ; le temple de Neptune, l'aristocratie divine. Le combat de la qualité et du nombre se poursuit dans l'Olympe, et les dieux le savent mieux que personne. A Paestum comme ailleurs, que les plus beaux soient condamnés, il se peut ; mais ils durent, ne fût-ce que par le regret. Même vaincue, la qualité l'emporte toujours.

Honneur au temple de Neptune, qui a nom Poseïdôn en grec, comme Paestum s'est appelée jadis Posidônia. Il est d'un goût et d'une majesté égales. Le génie qui l'a calculé est le même qui a fait les calculs du Parthénon. C'est l'exacte grandeur dans la juste mesure. Rien ne cherche le menu détail de la vie ; et l'ensemble est tout vivant. La beauté de cet art, qu'il n'y en a pas de plus étranger à l'anecdote. L'ordre éclate dans sa plénitude : il ne se montre pas, il se fait sentir ; il n'est pas la leçon de la beauté, mais le fait et l'exemple.

Telle est la grandeur ou la vertu de l'ordre qu'il réduit à rien la matière, tant il la transcende. Le travertin, dont ce temple est fait, n'est rien après tout par lui-même ; mais il passe en beauté tous les marbres. Et je dirais, en luxe même, si ce mot a un sens pour la beauté. Ce qu'il y a de plus beau n'est-ce pas ce qu'il est de plus précieux ?

Cette pierre est d'or translucide. Au coucher du soleil, un flot de sang circule dans cet albâtre transparent, au grain délicat et sensible : onde si pure, si parfumée, si inépuisable même, que les colonnes de Neptune sont les vraies roses de Paestum. Elles trempent dans la lumière du crépuscule. Au ciel, les tendres nuées de l'heure suprême s'élèvent et se dissipent : comme l'encens d'un autel mystérieux, les vapeurs montent du jour évanoui, et les tisons du brasier solaire fondent avec langueur en fumées d'or rouge, qui palpite.


ROSES DE LA MER

Vidi Ego Odorati Victura Rosaria Paesti.

Vie embaumée des roses de Paestum, j'ai vu vos délices fauchées par le vent noir du Nord.


A Paestum, la solitude est encore pleine de poésie. Dire que le silence est désormais le chant préféré des Immortels, et la voix qui va le mieux au coeur des poètes ! Faut-il, en vérité, que nous vivions dans un temps de chaos et de tumulte ! Il y a toujours des roses à Paestum, comme l'ont dit Virgile et Properce ; et même elles fleurissent deux fois. J'en ai trouvé au printemps et à l'automne. Mais qu'on ne rêve pas d'une roseraie. Les roses ont déchu depuis longtemps à l'églantine. Ainsi doivent finir les plus belles cités. Il n'est rien qui morde le coeur d'un regret plus amer que de voir l'églantine survivre à la rose parfumée. C'en est fait de l'Élysée, du Parnasse, de la culture et des senteurs les plus exquises. Autant l'églantine est précieuse à l'origine, tant elle me désespère lorsqu'elle refleurit sur le cep divin où elle fut rose et la reine amoureuse des fleurs, parmi les épines. A Paestum, désormais, autour des autels qui furent pleins de sang, et des vasques où le prêtre offrait d'absurdes sacrifices, il y a bien moins
de roses que d'asphodèles. Cette herbe funéraire est partout ; jaune ou blanc, humble lis des tombes, l'asphodèle pique le sol de ses mornes étoiles, de ses grappes tristes et funèbres. L'asphodèle est sans lumière à l'ombre des colonnes. Lieu sacré, malgré tout, si on le laisse à la solitude. L'engeance qui pullule aujourd'hui veut que les temples soient des auberges, les dieux des enseignes à boutiques, les enceintes des mystères une plage où des peuples hideux viennent prendre des bains ; en un mot, on ne ressuscite les Olympiens que pour faire aller le commerce.

Puisse Apollon, tireur d'arc, venir en aide à Poséïdôn, écarter les foules qui sont la peste, sauver l'innocence de la solitude et la virginité du silence ! Je voudrais avoir chanté le cantique de l'homme qui élève des maisons pour les dieux : celui-là seul est digne d'eux. Ce mortel est vraiment divin. Architecte, ou philosophe, il est poète. C'est lui qui fait surgir de la terre et naître sous le ciel le temple, la pensée et le poème, les strophes de la méditation et de la pierre. O sublimes mirages qui, seuls, nous font prendre en patience la puanteur des caravanes, la voix des chiens, les ossements des voyageurs et toute l'amertume du désert !


André Suarès - extrait de "Temples grecs, Maisons des dieux". (édit. Granit, 1980) 

 

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