Joinville ou le français complet (André Fraigneau)
"Il y a des chefs-d'oeuvre exemplaires comme il y a des conduites exemplaires. Ces chefs d'oeuvre ont à leur
origine ainsi que les bonnes actions l'exercice d'une morale; et si les oeuvres d'art parfaites se raréfient dans les temps modernes comme les grands exemples de vertu, c'est que les artistes ont
perdu la morale de leur art au même moment que le commun des hommes a perdu le sens de la morale tout court. La morale des chefs-d'oeuvre n'est pas celle qui règle notre vie de tous les jours;
elle est beaucoup plus rigoureuse. Elle réclame une vigilance, des sacrifices et un état de grâce de qualité bien différente et bien plus sévère que l'honnêteté quotidienne que nous nous
efforçons d'exercer quand nous avons le goût des bonnes moeurs.
Certains traits constants apparaissent à divers âges de la littérature française et n'appartiennent qu'à elle,
quand celle-ci se hausse à sa qualité la plus parfaite. Les grands exemples sont toujours exaltants et invitent à l'action. Les êtres épris de perfectionnement intérieur consultent la vie des
grands hommes ou celle des saints pour enfiévrer leur imagination et aussi pour découvrir les conseils pratiques, des recettes d'héroïsme ou de sainteté.
Je propose aux jeunes écrivains, aux jeunes lecteurs de s'approcher avec moi de certains pôles de l'art français
avec un double désir d'exaltation et d'information technique. S'éblouir d'une réussite et vouloir en même temps savoir comment c'est fait, voilà deux dispositions de l'intelligence qui,
lorsqu'elles ne s'excluent pas l'une l'autre, composent ce qu'on appelle un esprit français à son plus beau point de développement.
Nous ne sommes pas si loin de la morale courante que l'on pourrait croire. En effet, à approcher successivement de
certains chefs-d'oeuvre et de certains grands écrivains français de même famille, quand on parcourt plusieurs siècles de civilisation, de Joinville à Barrès en passant par Corneille et Stendhal,
nous nous apercevons que la fameuse boutade d'André Gide : « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », a fait son temps. Sans que leurs auteurs eussent recherché les bons
sentiments pour eux-mêmes, il se trouve que des chefs-d'oeuvre aussi définitifs que La Vie de saint Louis, Polyeucte, La Chartreuse de Parme ou La Colline inspirée en appellent
aux plus hauts sentiments que nous puissions ressentir : le courage, l'amour, la fidélité, l'honneur. Est-ce un hasard? Mon choix est-il arbitraire ? Je ne crois pas à un hasard qui se
reproduirait aussi fidèlement de siècle en siècle, et mon choix groupe une famille d'esprits assez différents de biographie et de caractères et qui ne sont reliés que par une ressemblance
indéniable dans la qualité du style. Donc, une certaine qualité de style français, dans sa nudité authentique, dans son innéité foncière est obtenue à des époques diverses par des écrivains aussi
variés qu'un chevalier de croisade, un bourgeois de Rouen, un libertin voyageur et un député boulangiste, aussitôt qu'ils exercent, le meilleur d'eux-mêmes: le goût de l'énergie, celui du
sacrifice, le désir du sublime, le désintéressement, la loyauté dans le témoignage, l'honneur. Au contraire, quand chacun de ces écrivains suit une pente accidentelle et particulière de son
caractère, son style est moins beau. Je ne veux pas entrer dans le détail biographique de mes modèles, ni par ailleurs m'attacher à l'explication littéraire de leurs oeuvres exemplaires.
J'aimerais au contraire conserver entre le créateur et sa création la même sorte d'union qui régna au moment où celle-ci naissait de celui-là; par exemple, faire voir un trait du caractère de l'homme se développant hors de lui, se perpétuant dans l'espace, entrant tout vif dans la combinaison délicate qui
constitue l'organisme de l'oeuvre d'art, pour y fleurir à son suprême point de perfection. Je voudrais faire de l'étude de la vie de l'artiste et de la considération de son oeuvre la plus belle,
un seul grand exemple humain et exaltant.
Les grands hommes ne sont pas tout à fait des hommes. Il entre quelque chose jusque dans la composition de leur
sang qui les distingue, les isole de leurs contemporains. Et pourtant, ces grands écrivains français sont les moins pontifes de tous les créateurs de l'univers. De même, leurs oeuvres principales
n'ont pas tout à fait cet aspect inhumain, surhumain qui nous refroidit à l'entrée de certains musées, au début de certaines lectures. Il circule dans ces chefs-d'oeuvre un sang chaud, ceux-ci se
laissant approcher avec une familiarité qui n'exclut pas la noblesse mais qui témoigne d'une race si profonde qu'elle n'a pas besoin de s'affirmer par des effets voyants ou des attitudes
avantageuses. C'est ainsi qu'à l'origine de la littérature, Joinville et son Histoire de saint Louis paraissent nous attendre au seuil du Panthéon français avec une physionomie avenante
et familière.
Il est difficile quand on visite le musée où se trouve la statue de l'Aurige de Delphes, lequel tend devant lui un
bras nerveux et une main de cocher habile, de se retenir de serrer cette main pour tâcher de connaître à travers le bronze la pulsation héroïque et inimaginable du sang grec. Joinville, si l'on
commence de le lire, il semble, tant se propose à nous d'humanité dès les premières pages de sa chronique que ce chevalier du XIIIè siècle ayant ôté son gantelet de fer tende, à travers les
siècles, une main nue où l'on reconnaît la chaleur du sang de notre race. Devant le tableau de Delacroix La Bataille de Taillebourg, le peintre Degas disait : « Le bleu du manteau de
saint Louis, c'est toute la France. » Ce bleu, constellé de lis d'argent dont le maître romantique des « massacres de Chio » avait retrouvé la pureté parmi tant de colorations plus
fiévreuses, il brille d'un éclat incorruptible à l'origine de la littérature. Il est le ciel fixe d'un des plus beaux âges de l'histoire de France, et je suis tenté d'insister sur cette couleur
fondamentale de notre patrie intellectuelle, comme il est nécessaire, pour expliquer une certaine qualité de l'art grec, de se souvenir au départ que le ciel de l'Attique est bleu, le plus bleu
du monde.
Grâce au XIIIè siècle, grâce à saint Louis, la France, beaucoup mieux, beaucoup plus naturellement qu'au temps de
Versailles, fut une terre classique. Elle eut sa vigueur dorique : contemplez les murs d'Aigues-mortes ou de Villeneuve-les-Avignon. Elle eut l'équivalent de cette grâce sacrée et précieuse qui
fait de l'Erechteion sur l'Acropole d'Athènes le reliquaire du monde antique : regardez la Sainte-Chapelle. Elle eut enfin son modèle humain, à proposer au nouveau monde médiéval, la réplique
morale du Canon de Polyclète : le roi saint Louis. Ici, vérité et poésie se confondent et Joinville, le portraitiste exact de cette grande figure, le poète responsable de cette légende est
exemplaire à plus d'un titre :
Le premier, le plus inattendu. La patience. Joinville est le débutant le plus attardé de l'histoire de
nos lettres. Il commence à écrire aux alentours de sa quatre-vingtième année.
Remarquable avertissement aux potaches tourmentés de génie ou aux mémorialistes qui nous livrent l'expérience de
leur vie avant le recul nécessaire ! Joinville a commencé par vivre, par aimer, par se battre, par administrer ses biens, par secourir ses semblables, par voyager, par regarder autour de lui. Il
a continué en se souvenant de ce qu'il avait regardé, de Celui qu'il avait admiré et qui l'avait précédé dans la mort, mettant le point final à un certain chapitre éclatant, douloureux, admirable
du roman du temps. Le mécanisme de la mémoire agit chez ce Français complet et parfaitement sain à l'inverse de chez Saint-Simon. Rien ne s'aigrit, ne se rapetisse. Tout s'agrandit au contraire,
se purifie, en un mot, fleurit. La légende la plus dorée, puisqu'elle hausse son héros principal jusqu'à la sainteté et tout à la fois le portrait de « primitif » le plus exact vont naître sous
la plume de cet octogénaire dans un style qui est un miracle de jeunesse, de verdeur, de précision et de naturel. Le style de Joinville est le premier style français et il est piquant de
s'apercevoir que ses qualités demeureront celles de toute une lignée d'écrivains qui alternent jusqu'à nos jours, et paraissent se relayer de siècle en siècle pour la maintenance d'un certain ton
direct, l'exercice d'une certaine vigilance de l'oeil, l'illustration d'un certain type d'homme qui ne peut être que Français. On sait qu'une autre déclinaison de tempéraments dérive de la
tradition dite « oratoire » venue du latin et que les plus beaux spécimens de notre éloquence littéraire y sont apparentés. Ceux-ci attaquent, se confessent ou se lamentent; plaident toujours. La
lignée que je fais remonter à Joinville retrace, dessine, expose. Leur témoignage s'efforce de ne pas influencer autrement que par une Présence. Il leur, importe moins de prouver que d'être. Ils
sont humains, naturellement humains. Joinville ne craint pas de jouer son rôle dans l'épopée qu'il a choisi de décrire. Et cette introduction de l'auteur en tant qu'acteur va donner à toute une
part de la littérature romanesque française son caractère unique. Nous voyageons avec Joinville, nous nous ébahissons avec lui des décors et des gens rencontrés, nous échappons aux pièges des
ennemis. Nous nous battons ou nous évitons la guerre avec un responsable. Et quand Joinville à bout d'actions se repose, nous nous reposons de son repos. C'est le Sancho Pança héroïque, compagnon
du don Quichotte sans sarcasmes, qu'est le roi Louis. Au contact de cette existence de conscrit vrai qu'introduit Joinville, la figure stylisée de saint Louis s'échauffe, se colore, prend sa
crédibilité. Et le grand rayonnement des vertus surhumaines du roi, à l'inverse colore, ennoblit, transfigure, les moindres comparses et les petits faits vrais qui peuplent et composent le
premier mémorial français. On a vu Joinville écrire et décrire avec naturel. Ce qu'il rassemble ce sont de petits faits vrais. Principe de composition qui sera poussé au dogme par Bourget et le
roman contemporain, mais dont nous n'admirons le résultat épique dans son plus grand développement qu'avec Stendhal. D'ailleurs, comment ne pas relier les deux exemples ? Joinville assiste à ses
premières batailles à l'âge où Fabrice chevauche dans la plaine de Waterloo. Plus tard, aux Croisades, il se vanta d'avoir nourri ses chevaliers, avec le même orgueil que Beyle mettait à rappeler
que le dernier pain des soldats de la campagne de Russie avait été distribué par ses soins. Enfin, tous deux ne craignaient pas de donner une image piquante et durable de soi-même. Mais une autre
parenté les relie et c'est d'elle qu'il faut parler à présent. Le goût violent, irrésistible, de l'honneur et de la grandeur. On n'aura rien compris à cette race d'hommes, naturels et amateurs de
petits faits vrais, voire de ragots, si on ne les imagine dominés, orientés, irrigués par le désir de se dépasser, de respirer un air héroïque, de ne vivre que pour les grandes choses. Joinville
qui eût préféré demeurer en France, faire ce qu'il avait à accomplir chez lui, n'hésite pas à quitter ses deux enfants et ses domaines pour suivre son roi en terre sainte; pour lui conseiller d'y
demeurer par honneur et par charité pour les chrétiens, alors qu'il eût été admissible de revenir. Admissible, mais moins efficace et moins grand. Par contre, Joinville refuse de se croiser une
seconde fois parce qu'il n'y a plus nécessité et qu'il est plus honorable de rester en France que de poursuivre une aventure fumeuse et inutile.
Joinville, enfin, que ce désir de grandeur tenait jusqu'à ses moments les plus abattus, a su donner par le
portrait de saint Louis captif, le modèle incomparable du prisonnier. De cet entr'acte dont nous connaissons aujourd'hui mieux que jamais, l'importance, le mérite et le symbole - la captivité
dans une cellule - ce peintre de batailles et de mouvement, ce symphoniste heurté et bruyant, a inventé pour l'éternité la couleur et la musique.
Couleur du ciel, musique de l'âme. Dans la niche de sa solitude, saint Louis, roi de France, n'est plus seulement
une figure d'histoire ou de missel. Il devient un signe stellaire. A l'autre bout de l'histoire, un autre occidental, Alexandre le Grand, par le secours de l'art, devint demi-dieu et imposa ses
boucles de jacinthe et son profil droit, pour tout dire le style grec, jusqu'aux rives du Gange. Par le génie du premier écrivain français Joinville, la monnaie d'or où est frappée l'effigie d'un
roi français, saint Louis, étincelle à travers les brumes du temps, éclaire aujourd'hui d'une lueur
absolument neuve, absolument efficace, le ciel national le plus noir et l'illumine d'espérance."
André
Fraigneau, extrait de "Fortune Virile", 1944.