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le combat de Jacob (début)

Publié le par Christocentrix

......Le destin d'Isaac fut rectiligne. Celui de Jacob, toujours traversé, toujours transversal, toujours diagonal. Toujours en quête, toujours en fuite, il quitte la maison paternelle pour la servitude ; il fuit ensuite la servitude pour s'exposer au suprême danger de la capture. Il n'y échappe que pour errer de refuge en refuge, jusqu'en Egypte, territoire des morts, où il meurt. Pâture, voyage, pèlerinage, ce fut tout un pour Jacob, sauf Dieu, seul point fixe.


Comment Jacob aurait-il pu marcher droit : c'est de biais que s'imposèrent à lui les principaux événements de sa vie. C'est par un biais qu'il avait pu rétablir son aînesse méconnue par une sage femme inexperte dans les mystères de la gémelléité ; c'est par un biais qu'avait été arrachée à Isaac la bénédiction due à l'aîné véritable ; de biais encore qu'il avait obtenu Rachel après avoir été contraint d'accepter le don superflu de Léa, la fille aînée. Était-ce la faute de Jacob s'il rencontrait ainsi l'aînesse sur son chemin : cadet auquel on imposait l'aînée, aîné en vérité à qui l'on refusait la cadette. Et c'est de biais que Jacob avait obtenu le salaire de quatorze années de labeur : après l'avoir vainement demandé au maître du troupeau, il l'avait obtenu du troupeau lui-même.
Jacob avait vécu, et survécu, mais d'une vie oblique ; et ce soir toute l'amertume de sa condition fondait sur lui. Sur la place d'un marché du nord, un voyant lui avait dit un jour : on ne t'appellera plus le délaissé, mais le choisi, l'élu de Dieu (Is 62, 4). D'une bourrade brutale, Jacob l'avait jeté à terre, en lui criant : « Mieux vaut pauvreté que mensonge et misère que dérision! » (Pr 15, 16).

Jacob ne se pardonnait pas de n'être jamais parvenu à décider pour lui-même, à décider par lui-même. Il n'avait pas décidé de quitter les siens, mais la menace d'Ésaü avait suffi à lui imposer ce choix. La maison de son père, il ne l'avait quittée que contraint et forcé, sous la puissante menace du meurtre. Il n'avait pas décidé d'entrer en servage auprès de Laban, mais celui-ci avait su l'y contraindre, sous la puissante menace de la famine. Il n'avait pas décidé d'épouser Léa, mais il avait dû y consentir pour ne pas perdre Rachel, sous la puissante menace de l'amour. Et lorsqu'après vingt ans de travaux et d'efforts, Jacob jugea qu'il était en mesure de s'établir, Laban l'avait poursuivi comme un adolescent fugueur, s'arrogeant le droit de fouiller ses bagages et de perquisitionner ses tentes.

En réalité, la vie de Jacob n'avait été qu'une bousculade de causes et d'effets dans laquelle n'avait été absente que la maîtrise de l'événement. C'est pourquoi, sur la fin de sa vie, et au grand scandale de Joseph, son fils, Jacob n'avait pu que répondre, au Pharaon qui l'interrogeait sur son expérience : Courtes et mauvaises furent les années de ma vie errante (Gn 47, 9). Ses destinées n'avaient laissé, à côté de lui, et en dehors de lui, que des traces semblables à celles que font sur le sable les pas d'un étranger qui s'éloigne.

Et ce qui étreignait Jacob, au terme de vingt années d'efforts, ce n'était pas le contraste entre ses mérites et ses récompenses, entre ses efforts et leurs fruits, ce n'était pas la conscience de la solitude liée à la vie pastorale, mais le sentiment véhément d'avoir été oublié après avoir été choisi, le sens aigu de sa déréliction. Personne n'aurait pu écrire de Jacob sans le méconnaître entièrement : « Sa faiblesse tient à un défaut de recueillement spirituel qui l'empêche de penser d'avance toute sa douleur » (Kierkegaard, Crainte et tremblement). Jacob pensait sa douleur tout entière et la pensait aussitôt, et cette douleur tenait en ceci que les promesses de Dieu lui paraissaient avoir été rendues vaines dans sa destinée d'homme.

Il ne l'acceptait pas. Jacob n'avait rien accepté et n'avait jamais renoncé : ni à son droit d'aînesse, ni au choix de Rachel, ni au salaire de Laban, ni à l'élection de Dieu. Il n'était ni révolté, ni résigné, mais il avait toujours deviné que Dieu n'appréciait guère celui qui succombe, moins encore celui qui accepte de succomber. Jacob vivait l'oubli de Dieu comme une sentence frappant de stérilité l'entreprise même de sa vie. Il éprouvait, au coeur de son existence, la crainte d'avoir en vain tracé son sillon, d'avoir planté et enraciné en vain, d'être à l'écart de toute moisson, d'errer sur la terre sans accomplir un dessein assuré, tel un homme auquel nulle promesse n'aurait été faite. Quinze siècles à l'avance, Jacob prophétisait l'un des poèmes les plus désespérés de l'Ecriture : Malheur à moi, je suis devenu comme un moissonneur en été, comme un grappilleur aux vendanges : plus une grappe à manger, plus une figue précoce que je désire.(Mi 7, 1.)

Car s'il appartient à l'homme de s'incliner devant l'inévitable, il n'est rien d'impossible au Dieu qui le guidait sans le contraindre, le veillait sans l'entraver, le conduisait sans le soumettre. Mais le temps était venu de lui demander comment, de lui demander pourquoi.


Jacob souhaitait cette entrevue mais il la redoutait, comme un homme qui connaît ses faiblesses et craint de les savoir percées à jour. Il espérait le secours mais il appréhendait le jugement. Il savait que Dieu était sa voie, mais il ignorait qu'il était sa force. Loin des « me voici » d'Abraham, il ne répondait à l'appel de la Puissance que par l'appel de sa faiblesse.

En ce point du destin de Jacob, l'Écriture nous tend un piège. Si l'exégèse permet de retourner à la signification la plus immédiate et la plus vraie, celle-là même que recèle et révèle l'idiome, elle limite et fausse parfois l'interprétation, coupant les ailes à l'analogie, interceptant le paradoxe et la métaphore qui sont pourtant les voies royales du sens. Il est aisé d'identifier Abraham à la foi et d'attribuer à Jacob la ruse : l'un et l'autre usèrent des armes de la ruse ; l'un et l'autre combattirent sous les drapeaux de la foi.

Le signe distinctif de Jacob n'était pas la ruse, mais la fraude ; il la pratiqua ingénument, continûment, ouvertement : sa foi lui avait révélé qu'il était l'aîné selon la promesse, le premier conçu, le premier entrevu dans le projet divin et qu'il devait rétablir ce rang et s'en prévaloir. Car la fraude possède une dimension plus vaste que la ruse. Elle porte avec elle une approche originale du réel. La fraude détourne, contourne, extourne, la fraude se fait latérale, elle se veut sinuante, insinuante, persévérante. Elle rallonge les délais, amplifie les volumes, modifie les pesées : la fraude n'est rien d'autre qu'une forme ingénieuse et exemplaire de la patience - chaque fois du moins que les contraintes de la force majeure viennent la légitimer ; la fraude est la réponse de l'intelligence à la force.

La fronde de David, arme ingénue des pâtres et des enfants, pourrait en être l'emblème : quoi de plus frauduleux que la fronde, quoi de plus inégal et de plus injuste, en un sens, que cet objet qui donne la victoire à la faiblesse et à la pauvreté sur la force et la richesse, compagnes habituelles du succès, et du mérite, l'un et l'autre déçus dans leur légitime attente : David, dit la chronique, prit son bâton en main, il se choisit dans le torrent cinq pierres bien lisses et les mit dans son sac de berger, puis, la fronde à la main, marcha vers le Philistin (1 S 17, 40). Et David fut vainqueur, car il marchait au nom de Yahvé. Ainsi s'écrivent les lettres de noblesse de la fraude.

Mais surtout, la fraude est le fait du Tout-Puissant lui-même, contraint de masquer sa transcendance pour agir parmi les hommes. Dieu pourrait assurément se porter en toute circonstance sur quelque Sinaï et faire périr ceux qui murmurent. Mais il s'interdit à lui-même d'agir de la sorte.

Celui dont l'amour est éternel n'est pas seulement doux et humble de coeur : il l'est au point d'être tout à fait incapable de ne l'être pas ou de ne l'être que par instants. « Dieu, qui a été mon Pasteur depuis le commencement de ma vie» (Gn 48, 15), confie Jacob à son fils Joseph sur son lit de mort ; un pâtre parle avec autorité lorsqu'il attribue ainsi le beau nom de Pasteur. C'est pourquoi le Dieu de Jacob ne trône pas parmi les attributs de la gloire humaine. Il met sa gloire à n'être que lui-même, lui qui est tout, et à cheminer, invisible, au pas de son troupeau d'hommes, sauvant ceux qui trébuchent, arrachant aux fauves ceux qui en sont déchirés : « Dieu est mon berger, dira le chantre au psaume 23, et je ne manque de rien »; le chant final de Jacob s'accordait à l'avance aux accents du psaume.

Mais ce Dieu qui chemine - ce Dieu nomade - ne se résigne pas à seulement marcher au pas des hommes : il leur adresse la parole, leur confirme sa promesse, entame avec eux un échange incessant. Et il veut aussi les attirer vers lui, les inviter au partage et à la rencontre. Comment pourrait-il agir en ces circonstances comme un homme alors qu'il ne veut pas tromper les hommes, ou comme un dieu, alors qu'il n'est pas un dieu, mais Dieu Lui-même? Le mode d'agir de Dieu est particulier parce que personne n'est substituable à Dieu. Qui est semblable à Lui ? Ce mode d'agir dément toute attente et passe outre aux règles. Dieu ne règne pas ; il n'est pas un Roi, et nous ne sommes pas ses sujets. Mais il ne s'identifie pas à la créature, sauf au temps souverainement fixé par lui de sa visite au soleil levant (Lc 1, 78). En dehors du Christ, nulle divinité ne peut s'adresser à nous d'homme à homme. Ainsi l'action divine qui n'a en vue que la joie de l'homme ne peut procéder sur le mode de l'homme. Dieu nous parle à travers notre humanité et nous parle d'elle, mais ne nous parle pas comme elle. Lorsque nous le rencontrons, nous savons dès le commencement qu'il est un Autre, car plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, plus présent à nous et à notre esprit que notre esprit à nous-mêmes. Précisément parce qu'il est notre source et notre fin, Dieu s'interdit d'agir sans respecter ce que nous sommes et sans assumer le fait que nous sommes. Cette double fraude n'est rien d'autre que le mode d'agir de Dieu : il ne nous écrase ni de sa présence, qui est pourtant infinie, ni de sa proximité, qui est infinie elle aussi. Aussi a-t-il choisi de nous aborder de biais, et d'être faible devant les hommes pour ne forcer en rien le ressort qui les anime. Combien d'êtres n'ont pas su qu'ils avaient rencontré Dieu pour l'avoir attendu tel qu'il n'était pas : dans l'appareil écrasant de la puissance ou dans le mouvement de la complaisance ?

Jacob savait d'instinct ce que des siècles nous ont trop mal enseigné : pour lui, Dieu était présence, ou n'était plus présent ; il était évidence ou n'était plus évident. On ne le rencontrait jamais face à face, mais on ne l'apercevait jamais en ployant l'échine. L'on pouvait savoir tout à coup qu'il était là, sans savoir où, savoir ce qu'il voulait sans savoir pourquoi, savoir où il vous envoyait sans savoir comment, savoir ce qu'il promettait, sans savoir quand.

Ainsi le Tout-Puissant enveloppe ses oeuvres dans un halo de fraude parce qu'il doit s'envelopper lui-même dans sa propre transcendance. Ainsi franchit-il avec aisance les bornes qu'il pose à ses créatures : la race de Caïn devient mère des forgerons et des urbanistes, en dépit de la malédiction ; en dépit de la bénédiction, Abraham s'entend demander la vie du fils que Sara lui a enfanté dans sa vieillesse, mais plus encore l'anéantissement de la promesse scellée par Dieu lui-même. Malédictions et bénédictions semblent se jouer les unes des autres et nul ne s'étonne d'entendre Rébecca, bénie entre les femmes par Eliézer aux lointains du Paddan, inverser les apparences en substituant dans l'aînesse le fils sorti second de son sein et répondre aux objections de Jacob : Je prends sur moi la malédiction !

Mais, par la bénédiction d'Isaac, Jacob s'était vu promettre des odeurs de champs fertiles et il demeurait le berger des steppes arides (Gn 27, 27). L'Éternel lui avait promis de gras terroirs, et il ne se déplaçait qu'au long des chemins et au gré des vents. Dieu lui avait dit qu'il le ramènerait en Canaan, et voilà qu'entre Aram et Edom il traversait le pays qui lui était dédié comme une bande qui redoute l'embuscade, comme une troupe qui se prépare au guet-apens. La seule terre qu'il ait jamais possédée, Jacob l'avait lui-même arrachée aux Amorites, par la seule promesse de son arc et de son glaive (Gn 48, 22). II est vrai que ses ancêtres reposaient en terre promise, à Hébron, mais cette terre n'était-elle donc promise qu'aux morts ?

Et lorsque le Seigneur avait dirigé son existence, il n'avait jamais sollicité son avis, fût-ce le temps d'un songe. Il s'était borné à arracher son consentement par les moyens, dont il disposait : l'autorité de Rébecca, la menace d'Esaü, les pressions de Laban ; telles avaient été les étapes de sa liberté. Jacob n'avait eu le sentiment de prendre l'initiative que dans une circonstance dérisoire : le temps de préparer pour son frère un brouet roux. Et cependant, Jacob, dans son amertume, ne perdait pas de vue la face lumineuse de l'action divine, cette pitié inépuisable qui avait cheminé de Bersabée à Luz, lui insufflant l'espoir, relevant son courage, le gardant de tout mal. De ce voyage, où les pierres seules lui avaient prêté assistance, Jacob gardait le souvenir ébloui de cette sollicitude venue à la rencontre de sa solitude.

Et même les biais divins les plus étranges n'étaient pas à ses yeux dépourvus de justifications. Au long de la semaine qui suivit ses noces, il avait dû attendre Rachel: mais ses vraies noces, retardées et secrètes, furent celles qui les réunirent l'un à l'autre. Six années Rachel fut stérile, mais, la septième année, elle enfanta Joseph, le fils de son coeur. Vingt ans, il avait attendu son salaire, mais il s'était ensuite payé au centuple, et le Dieu de ses pères n'avait guère désavoué ses prélèvements élargis par l'attente. Aujourd'hui, la crainte était dans son coeur, et la peur dans son camp : mais qui pouvait deviner le dénouement que donnerait, par un biais, à une situation qui le terrifiait, son Dieu fraudeur ?

Jacob savait mesurer sa faiblesse - c'était un aspect de sa force. Il était faible vis-à-vis des villes royales, telles Sichem et Béthel, qui lui concédaient à prix d'or des pâtures précaires et des champs provisoires ; et plus faible encore vis-à-vis des empires dans les remous desquels glissaient ses caravanes, imperceptibles signes d'une race à venir, d'une race promise qui n'existait pas encore. Mais il avait été plus faible encore vis-à-vis de ceux qui s'armaient contre lui de bienfaits réels ou imaginaires : faible vis-à-vis de Rébecca, de Laban, de Léa.

Jacob n'avait jamais été fort que de cette force empruntée, venue d'ailleurs, qui, aux moments décisifs, remplissait son esprit et rejoignait son vouloir ; de cette force insinuée, insidieuse, de cette force oblique qui tout à coup lui était prêtée par la force souveraine : alors il quittait la maison paternelle, alors il couchait à la bonne ou à la mauvaise étoile ; alors il soustrayait son camp aux domaines de Laban, sans laisser même soupçonner sa fuite (Gn 31, 21). Alors, un soir, au gué du fleuve, il retrouvait la force d'affronter son frère jumeau, son ennemi.

Tandis que les bords de l'horizon filtraient encore une lueur grise, d'une voix assourdie, monocorde, Jacob récita l'hymne chanté dans les choeurs au temps de sa jeunesse en fuite - le chant de la flèche :  Dieu de mes pères, Sois attentif au cri de mes lèvres ; car mes ennemis s'avancent contre moi. Pourquoi fuirais-je dans les montagnes. Ils m'entourent les armes à la main.Comme les taureaux de Bashan ils m'environnent. Nul refuge, hors ta justice. Voici qu'ils ajustent la flèche à la corde pour frapper dans l'ombre un coeur droit. Mais, Seigneur, tu es mon bouclier, Ton oeil exercé distingue le méchant et lorsque tu ajustes tes traits contre les ténèbres, nulle retraite pour celui que tu atteins.

Dieu était présent, il en était maintenant persuadé, à cette mauvaise rencontre. Dieu lui-même, au détour de la route, à la tête des chemins, au confluent des fleuves avait choisi d'être avec lui, en face de lui, avait choisi de le guetter et de l'attendre. Et ce Dieu qui avait tissé la trame de sa vie comme on ourdit une intrigue, qui avait disposé les fils et les avait tirés de loin, ce Dieu tisserand serait là ce soir, partial et souverain à la fois comme un adversaire à vaincre et à convaincre, mais plus encore comme un allié, un inspirateur qu'il faudrait entendre et dont il faudrait se faire entendre........


                                                                                (suite dans le prochain article)
 

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C
<br /> "Dieu a confirmé son alliance sur la tête de Jacob; il l'a reconnu par ses bénédictions (Si 44,22). Jacob est ainsi placé au centre d'un processus d'élargissement qui va faire dériver l'énergie<br /> spirituelle de l'humanité vers un type nouveau d'expérience religieuse - la foi abrahamique- destinée à devenir avec le temps l'essentiel de la croyance en Occident aussi. C'est pourquoi les<br /> versets de la Genèse qui décrivent le combat de Jacob appartiennent à ce petit nombre de textes fondateurs vers lesquels l'âme se retourne.<br /> <br /> <br />