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le Dieu fait homme (cal. Daniélou, 1960) - (1)

Publié le par Christocentrix

..."La confession de la divinité du Christ est l'objet même de la foi. Celle-ci consiste à reconnaître l'identité de Jésus de Nazareth et du Verbe créateur. C'est là une affirmation inouïe. Aussi avons-nous le droit d'en vérifier les fondements et de nous demander si elle est vraiment imposée par l'Évangile. Certains critiques, en effet, ont affirmé que la divinisation du Christ était l'oeuvre de la communauté primitive et ne correspondait pas à ce que nous pouvons saisir de Jésus lui-même. Il est exact que, si cette divinité était seulement l'objet de quelques déclarations, on pourrait toujours suspecter ces passages d'avoir été ajoutés ou remaniés à des fins apologétiques.

Aussi bien n'est-ce pas ces déclarations explicites, rares d'ailleurs dans les Evangiles synoptiques, que nous retiendrons d'abord. C'est le comportement du Christ lui-même, dans ses manières d'agir, dans les réactions qu'il suscite, que nous examinerons. Ceci constitue la trame même de sa vie publique et suscite un drame qui s'achèvera par son procès et par sa mort. Or, ce que nous voulons montrer est que cette trame même de la vie du Christ, et en particulier son procès et sa mort, ne peuvent s'expliquer autrement que par le fait qu'il a revendiqué une autorité divine. On peut contester qu'il avait le droit de le faire. C'est précisément ce qu'ont fait les Princes des Prêtres. Et c'est donc, à leur point de vue, de façon légitime, qu'ils l'ont condamné comme blasphémateur. Mais ce qui ne peut être contesté, sans mettre en question, non seulement des paroles isolées, mais la totalité des événements de sa vie et de sa mort, c'est qu'il ait revendiqué cette autorité.

C'est donc d'abord ce comportement même du Christ durant sa vie terrestre que nous interrogerons. C'est seulement alors que nous nous référerons à deux autres catégories de données qui viendront corroborer nos conclusions. La première est celles des paroles mêmes du Christ et du témoignage qu'il s'est rendu lui-même. Elle constitue comme le commentaire par le Christ de son comportement. La seconde est l'idée que se sont faite de lui ses premiers disciples et la première communauté chrétienne. Leur témoignage est d'autant plus valable qu'ayant connu le Christ durant sa vie terrestre, l'affirmation de sa divinité représentait pour eux quelque chose de plus extraordinaire. Et il faut surtout ajouter qu'étant juifs, le fait de diviniser un homme devait leur faire une profonde horreur et que, s'ils ont adoré Jésus comme le Seigneur lui-même, c'est bien qu'ils y étaient contraints par une certitude à laquelle ils ne pouvaient se soustraire et non qu'ils y étaient portés par la pente de leur religiosité.

Nous avons d'abord à envisager les divers domaines dans lesquels nous voyons dans l'Evangile le Christ revendiquer une autorité qui n'appartient qu'à Dieu seul. Le premier est son comportement à l'égard de la Loi. Dans le Sermon sur la Montagne, nous lisons ces paroles : « Vous avez appris qu'il a été dit : Tu ne tueras point. Eh bien! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère ira au tribunal » (Math., 5, 21). Le passage fait allusion à Ex., 20, 13, c'est-à-dire à la Loi donnée par Iahweh à Moïse sur le Sinaï. Jésus reprend le même thème à propos des divers articles de la Loi. Jésus se reconnaît ainsi le droit de modifier ce qui a été établi par Iahweh lui-même. Or, c'est là de sa part s'affirmer comme égal à Iahweh. Seul en effet celui qui a établi la Loi peut modifier la Loi. Je me souviens d'avoir entendu un rabbin me dire : « Mon Père, ce que nous ne pouvons admettre dans le Christ, c'est qu'il ait touché à la Loi. Car la Loi a été établie par Dieu et Dieu seul peut la modifier. » Ceci est profondément exact. Modifier la Loi équivaut donc pour Jésus à se déclarer Fils de Dieu.

Un aspect du comportement du Christ, qui est une application de son attitude générale à l'égard de la Loi, mais qui a une importance toute spéciale, est son attitude à l'égard du sabbat. Le texte de Matthieu est ici particulièrement significatif. Les disciples ramassaient des épis un jour de sabbat. Les Pharisiens se scandalisaient. Jésus leur répond alors par cette phrase étonnante : « Le Fils de l'homme est maître même du sabbat » (Mth., 12, 8). Il est très intéressant de remarquer les passages de l'Evangile où Jésus est dit avoir scandalisé les Juifs. Car ils soulignent des intentions précises de Jésus. Ainsi Jésus a scandalisé les Pharisiens en mangeant avec les publicains et les pécheurs. Et il est exact que selon la Loi ceci faisait contracter une impureté légale. Il suffit de se rappeler l'épisode où à Antioche, par crainte des judéo-chrétiens, Pierre refuse de manger avec des chrétiens venus du paganisme, pour comprendre combien cette répugnance était profonde. Les Esséniens la poussaient à ses extrêmes. Il fallait deux ans de purification pout être admis à leur repas sacré. En violant ces prescriptions, Jésus montre, comme l'a bien vu Yves de Montcheuil, que les barrières posées par la Loi sont abolies, que la seule condition pour être admis à la communion avec Dieu est désormais la foi en sa personne.

De même en est-il pour le sabbat. Il était vraiment d'institution divine et l'une des plus saintes parmi ces institutions. Le chapitre I de la Genèse le montrait inscrit dans la structure même de la création. Les Pharisiens avaient donc raison de se scandaliser de la liberté du Christ à son égard. Leur opposition ne relève pas là d'une hostilité fondée sur des motifs de jalousie humaine. Elle était d'ordre proprement religieux. Elle manifeste leur zèle de la Loi établie par Dieu. Mais du même coup elle manifeste aussi que le geste du Christ a une signification religieuse. Il témoigne qu'il se reconnaît le droit de disposer de ce que Dieu a établi. « Le Fils de l'homme est maître même du sabbat. » Les Pharisiens reconnaissent le sens de ce geste. Et à cet égard leur hostilité au Christ est un témoignage capital rendu au fait que le Christ a revendiqué des prérogatives divines, car il est le témoignage d'adversaires - et parce que cette hostilité constitue le centre de la vie publique du Christ.

Aussi bien la signification de l'attitude de Jésus à l'égard du sabbat est explicitement affirmée dans l'Evangile de Jean. Il s'agit de la guérison du paralytique de Bethesda un jour de sabbat : « Mais il leur répliqua : Mon Père est toujours à l'oeuvre. Et moi aussi je suis toujours à l'oeuvre. Mais c'était pour les Juifs une raison de plus de vouloir le tuer, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu » (Jean, 5, 17). Ces derniers mots sont particulièrement décisifs. La raison profonde de l'hostilité des Juifs à Jésus est le fait qu'il se fait « égal à Dieu ». Ceci est bien, en effet, le blasphème par excellence, la prétention de l'homme à s'égaler au Dieu transcendant.

Nous sommes ici au coeur de la question. Le premier péché pour les Juifs a consisté dans la prétention de l'homme de se faire Dieu : « Eritis sicut dii ». Au milieu d'un monde idolâtre, le peuple d'Israël est le gardien jaloux de la Transcendance. Sa mission est de dénoncer toute idolâtrie. C'est donc au nom de ce qu'il a de plus essentiel qu'il s'oppose à Jésus, quand celui-ci revendique son autorité divine. Ceci seul pose le problème à son niveau et donne au drame de la vie du Christ sa valeur exemplaire. Nous avons le témoignage irrécusable que le Christ a été considéré par les juifs comme ayant revendiqué des prérogatives divines. Ceci est ce que l'histoire nous impose. La question qui se pose alors est de savoir s'il avait le droit de les revendiquer. Mais le drame d'Israël est que devant le Christ il n'avait le choix qu'entre l'adorer et le crucifier. Et le crucifier était encore témoigner qu'il s'était affirmé comme le Fils de Dieu.

On remarquera aussi que si le Christ viole le sabbat, ce n'est pas pour le détruire, mais pour l'accomplir. Car pour Lui la Loi est sainte, puisqu'elle a été donnée par son Père. Pas un iota n'en passera. Ce n'est donc pas pour l'abolir qu'il est venu. Mais la Loi correspondait à un moment de l'oeuvre de Dieu. Dès lors que ce que préparait la Loi est arrivé, la Loi n'a plus de raison d'être. Or Jésus s'affirme comme étant cet accomplissement.

C'est-à-dire qu'il s'affirme non seulement comme étant celui qui donne la Loi nouvelle, mais comme étant cette Loi elle-même, qui est sa personne. Il est la Parole de Dieu non plus seulement adressée au prophète, mais venue dans sa subsistence personnelle. Il n'est pas seulement celui qui a donné le sabbat, il est le sabbat de la nouvelle alliance, le « repos » des âmes, comme il le déclare dans le même contexte que celui de la violation du sabbat (Math., 11, 29).

Ceci va apparaître dans un nouveau thème, celui du Temple. Le Temple est avec la Loi le grand don de Dieu à Israël. Il est en effet l'expression de la Shekinah, de la Demeure de Dieu au milieu de son peuple, une oeuvre de Dieu éminente. Or nous voyons Jésus dans l'Evangile se mettre en parallèle avec le Temple. Dans l'épisode des vendeurs chassés du Temple, il commence par se manifester comme étant chez lui dans la Maison de Dieu. Les Juifs s'en étonnent. Le Christ commente alors son geste en disant : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours » (Jean., 2, 19). Et le commentaire de Jean ne fait aucun doute sur le sens de cette parole : « Il disait ceci du Temple de son corps » (Jean., 2, 21). D'ailleurs Jean nous rapporte une parole de Jésus lui-même qui est aussi explicite : « Il y a ici plus que le Temple » (Jean., 5, 17).

Or le Temple est le lieu de la Demeure de Iahweh. Quand Jésus affirme par ses paroles et manifeste par son comportement qu'il est plus que le Temple, il est clair qu'il fait allusion par là à ce qui constitue l'essentiel du Temple - et qui est la Demeure - et qu'il affirme dès lors que, de même que Iahweh demeurait dans le Temple de l'Ancien Testament, c'est Lui qui est le Nouveau Temple, celui qui est à la fois la Demeure et le lieu de la Demeure, Dieu présent parmi les hommes de façon plus excellente dans son humanité. C'est bien ainsi que l'entendront les Évangélistes quand il nous montreront, comme Jean, le Verbe de Dieu établissant sa Demeure en Jésus par l'Incarnation ou, comme les synoptiques, le voile du Temple se déchirant lors de la Passion, pour montrer que la Demeure divine est désormais en Jésus.

D'ailleurs nous avons une preuve particulièrement remarquable de ce que le comportement de Jésus à l'égard du Temple était bien de sa part l'affirmation de sa divinité. C'est en effet la parole de Jésus aux Pharisiens, qui sera le témoignage retenu au procès de Jésus pour fonder sur lui l'accusation de blasphéme (Math., 26, 61-65). Dans cette circonstance solennelle, le Christ a ainsi reconnu que la parole qu'il avait prononcée avait bien la portée que lui donnait le Sanhédrin. Et la sentence portée contre lui est le témoignage officiel, rendu dans un acte public, de l'affirmation par Lui-même de sa divinité. Nous ne disons rien de plus pour le moment. La sentence qui a frappé le Christ ne prouve pas qu'il était Dieu. Mais elle prouve sûrement qu'il a déclaré être tel. Elle évacuera donc entièrement toute image du Christ qui en ferait simplement un prophète. Ce Jésus là n'a jamais existé que dans l'imagination des critiques. Le seul Jésus qui a existé est celui qui s'est présenté comme le Fils de Dieu et a été mis à mort pour cela, par un jugement légal. Car si les juifs ne croyaient pas en Lui, ils devaient selon la Loi le condamner : « D'après la Loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu » (Jean., 19, 7).

Nous ne sommes pas encore au bout cependant des affirmations de cet ordre. Un des points où le Christ revendique une puissance divine est le droit de remettre les péchés. Le récit de la guérison du paralytique est ici particulièrement remarquable : « Jésus, voyant la foi de la foule, dit au paralytique : Tes péchés te sont remis. Or il y avait là dans l'assistance quelques scribes qui pensaient en eux-mêmes : Comment celui-ci peut-il parler ainsi? Il blasphème? Qui peut remettre les péchés sinon Dieu seul? » (Marc, 2, 5-7). Ici encore nous rencontrons l'accusation de blasphème. Et les scribes ont parfaitement raison de la proférer. Car, comme ils le pensent à juste titre, Dieu seul peut remettre le péché. C'est donc dire qu'en prétendant remettre les péchés, Jésus s'arroge le pouvoir de Dieu même. C'est un nouveau témoignage que ses ennemis rendent à l'affirmation par Jésus de sa divinité.

Et, en effet, il est vrai que remettre les péchés est un pouvoir divin. L'Ancien Testament l'atteste : « C'est moi Iahweh et il n'y a pas d'autre sauveur que moi » (Is., 43, 11). Le péché, au sens théologique du mot, est un état de séparation d'avec Dieu, une mort spirituelle, sur lequel l'homme n'a pas de prise. Et c'est bien ainsi que l'éprouvent les hommes, comme cette réalité inexorable qui met dans l'existence humaine cette fêlure que rien ne peut réparer, qui atteint l'homme dans sa vitalité spirituelle, qui jette sur toute la vie un voile de tristesse. Il l'exclut du Paradis, de l'harmonie avec tout, en dehors de la possibilité de laquelle tout devient égal. Et il est si congénital à l'homme que les philosophes modernes finissent par le prendre pour son essence et voient dans l'échec, dans l'angoisse, le fond même de l'existence. Seule la puissance de Dieu peut atteindre le mal radical, la racine du mal, qui est dans l'homme, mais au-delà des prises de l'homme. Seul il peut rouvrir au larron la porte du Paradis. Seul il peut guérir les plaies de l'Adam blessé, abandonné des prêtres et des scribes.

Mais, dans la scène de Capharnaüm, le Christ ne fait pas que pardonner les péchés, il guérit aussi les corps. Il affirme ainsi qu'il a à la fois pouvoir sur la mort spirituelle et sur la corporelle.
C'est là une nouvelle affirmation de sa puissance divine. Elle s'affirme en plénitude dans un épisode qui tient une grande place dans la vie du Christ, car elle marque le moment où l'hostilité des Juifs devient militante et elle inaugure le drame qui s'achèvera à la Passion. Il est donc impossible de contester son appartenance à la texture de l'Evangile? Ou bien alors il faut mettre en question cette texture elle-même, contester l'historicité de Jésus. Et nous avons vu dans le chapitre précédent que ceci était scientifiquement intenable. La résurrection de Lazare est donc une charnière de l'Evangile. Elle appartient à la trame de la vie de Jésus au sens anecdotique du mot. Et en même temps elle fait intervenir dans la trame des phénomènes le surgissement d'une action proprement divine. En ressuscitant Lazare, Jésus manifeste en effet qu'il est maître de la vie et de la mort. Or ceci encore est proprement divin, atteint, au-delà de toutes les possibilités de l'homme, ce qui est par essence, et non seulement par ignorance, hors de ses prises.

Ici encore Jésus se situe dans le prolongement de l'action de Iahweh dans l'Ancien Testament. C'est Iahweh ce qui fait mourir et qui fait vivre » (Is., 45, 7). Or Jésus déclare à Marthe dans l'épisode de la résurrection de Lazare : « je suis la Résurrection et la Vie. Celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra » (Jean., II, 25). Nous sommes en présence ici du « Je » divin qui revendique le pouvoir sur la vie et la mort comme relevant de sa propre puissance et non comme dérivé d'une autre puissance. Pierre aussi ressuscitera des morts. Mais il le fera au nom du Seigneur Jésus. Jésus ressuscite Lazare en son nom propre. C'est là ce qui nous importe, pour marquer en quoi le comportement de Jésus constitue la revendication pour sa propre personne d'une qualité proprement divine.

On remarquera en effet l'accent tout particulier qui apparaît ans la manière de s'exprimer du Christ. Elle a frappé ses contemporains. « Jamais homme n'a parlé comme cet homme » (Jean., 7, 46), disaient les Juifs. Et encore : « Il s'exprimait comme ayant autorité » et non comme les Scribes et les Pharisiens (Math. 7, 29). Il y a en effet dans les paroles du Christ un ton unique, qui frappe avant même qu'on en ait décelé le caractère. Il est tout différent de celui des Prophètes de l'Ancien Testament. Ceux-ci transmettent un message qu'ils ont reçu : « La Parole de Iahweh me fut adressée en ces termes. » Tel sera aussi plus tard le ton de Mahomet : il se présente comme Prophète chargé de transmettre les oracles de Dieu. Mais Jésus parle tout autrement. Il ne se réfère pas à une autorité autre que la sienne. Il parle de sa propre autorité. Il se reconnaît le droit d'exiger l'obéissance absolue et inconditionnée qui n'est due qu'à Dieu seul.

La comparaison avec l'Ancien Testament est ici instructive. En effet la façon de s'exprimer du Christ ne correspond pas à celle des Prophètes. Ceux-ci ne disent jamais : « Moi je vous dis. » Mais : « Voici ce que Dieu vous dit. » En fait la manière de parler de Jésus dans le Nouveau Testament se situe dans la continuité de la manière de parler de Iahweh, dans l'Ancien. Comme K.-L. Schmidt et d'autres après lui l'ont montré, le «moi » de Jésus est le « moi » de Iahweh, l'expression de l'affirmation de la personnalité divine absolument souveraine. L'équivalent de la manière de parler de Jésus est à chercher dans des passages comme ceux-ci : « Ainsi parle Iahweh. Je suis Iahweh sans égal. Je n'ai pas parlé en secret ni dans un endroit d'une région ténébreuse. Moi Iahweh je parle avec justice et m'exprime avec des paroles droites » (Is., 45, 18-19). On remarquera que Jésus reprend précisément ce passage pour se l'appliquer : « C'est au grand jour que j'ai parlé au monde. Je n'ai pas parlé en secret » (Jean , 18,20). De même dans un autre passage Iahweh dit : « C'est moi, ton Dieu, qui te prends par la main droite et je te dis : Ne crains point » (Is., 41, 13). Ceci rappelle Mc., 6, 50: « Ne craignez pas. C'est moi. ».

Ces affirmations de Jésus concernent des objets différents. D'une part on les trouve à propos d'oeuvres de puissance. Ainsi Jésus chasse le démon de l'enfant épileptique (Mc., 9, 25) : « Moi je te l'ordonne. » C'est un sens analogue qu'a la formule : « Moi, j'ai senti une force sortir de moi » (Lc., 8,46). Ailleurs il s'agit de l'envoi des Apôtres : « Moi, je vous envoie des prophètes n (Math., 23, 34). Ailleurs il s'agit d'enseignements :« Moi je vous dis » (Math., 5, 22, 28, 39). Chez Jean la formule est plus complète : «Amen, Amen dico nobis » (8, 51, etc...).

Plus importants encore sont les passages où le Christ se désigne absolument comme Moi avec le caractère personnel et la liberté souveraine qui caractérisent la révélation du Dieu de l'Exode : « Ego sum qui sum ». Ainsi dans le verset de Jean: « Lorsque vous élèverez le Fils de l'Homme, alors vous reconnaîtrez que c'est Moi » (8, 28). On trouve plusieurs de ces Ego sum avec cette valeur éminente. Dans l'entretien avec la Samaritaine, nous le retrouvons : « C'est moi qui parle avec toi »(Jean., 4, 26). Et l'épisode de l'aveugle-né en donne l'équivalent (9, 37). Il se retrouve plus loin : « Afin que vous croyiez que c'est moi »(13, 19). Parfois l'expression est accompagnée d'une détermination : « Je suis le pain de vie... Je suis la voie, la vérité et la vie... Je suis la résurrection et la vie... ».

On objectera que le Christ attribue au Père qui est dans les cieux les pouvoirs que l'Ancien Testament reconnaît à Iahweh (Math., 5, 45). Et il est vrai que ceci est mystérieux. Jésus ne revendique pas seulement une autorité égale à celle de Iahweh. Il s'affirme comme une personne possédant cette autorité de plein droit. Et cependant par ailleurs il reconnaît que cette autorité appartient au Père. Ainsi cette autorité appartient à la fois au Père et à Lui. Mais précisément ceci manifeste dans le comportement même de Jésus, non seulement la revendication d'une autorité divine, mais aussi l'affirmation qu'il est une personne divine distincte du Père. Ainsi nous apparaît le caractère concret que présente la révélation de la Trinité dans l'Évangile. Elle se dégage des attitudes du Christ. Elle nous montre des façons d'agir à travers lesquelles se révèlent des façons d'être. Et ces façons d'agir sont impliquées dans des événements dont la texture historique est incontestable. C'est en quoi la vie du Christ affronte nécessairement à son mystère.

Il est sûr que l'ensemble des passages que nous venons d'étudier pose un problème unique. Il apparaît en effet comme incontestable, d'un point de vue purement historique, que Jésus a revendiqué une autorité divine. Ceci, ce n'est pas une phrase en passant, un geste particulier, c'est tout son comportement qui l'impose. Hors de cela, rien ne s'explique plus, ni les oppositions qu'il a rencontrées, ni l'accusation de blasphème, ni son procès, ni sa mort. Il a été un signe de contradiction. Il a acculé les hommes du milieu auquel il a vécu à une situation limite. Dès lors en effet qu'il était ce qu'il affirmait, il n'y avait que deux attitudes possibles, qui étaient de le condamner comme blasphémateur ou de l'adorer comme le Fils de Dieu. Aucune neutralité n'était possible. Et il faut dire que cette question, le Christ n'a cessé de la poser inexorablement à tout homme, qu'elle continue de constituer pour tous les temps un signe de contradiction.

A cette question, deux réponses seules sont possibles. Ou bien le Christ est un imposteur, habile ou naïf, qui s'est pris pour Dieu ou qui a voulu se faire passer comme tel. Une telle imposture est possible. Il en existe des exemples. Mais ils relèvent toujours d'un type d'humanité misérable, de cyniques ou de déséquilibrés. Or tous les hommes sont d'accord, et ici sans exception, pour reconnaître au minimum dans le Christ un des représentants les plus éminents de l'humanité, un des plus hauts sommets religieux auxquels elle soit parvenue. On ne peut qu'admirer son étonnante sagesse, sa bonté sans limite, la lucidité de son intelligence. Et ceci encore une fois des Hindous et des juifs, des Musulmans et des Athées sont unanimes à le reconnaître. Il est peu d'hommes qui n'aiment Jésus. Or comment supporter seulement l'idée que le même homme ait pu être un imposteur ? S'il n'est pas possible de faire confiance au Christ, plus aucune confiance n'est possible envers qui que ce soit. Il n'y a plus de différence entre le bien et le mal. Rien n'a plus de sens. Il y a une contradiction à aimer Jésus et à ne pas croire en Jésus, à voir en Lui le sommet de l'humanité et à ne pas croire à ses paroles.

La valeur d'un témoignage, comme l'a bien, montré Jean Guitton, est liée à la valeur du témoin. Il y a des êtres - nous en connaissons tous - à qui l'on sait que l'on peut faire confiance. Et l'impuissance à faire confiance en ce cas relève de la débilité et non de la lucidité de l'intelligence. Or le Christ réalise au maximum les conditions d'un témoin digne de foi. Si ce qu'il disait n'apparaissait pas comme extraordinaire, si surtout ce qu'il disait ne nous mettait pas en présence d'une option qui engage toute notre vie, il n'y aurait pas la moindre hésitation quant à la confiance que méritent ses paroles. Dès lors il faut reconnaître qu'en dépit du caractère humainement invraisemblable de ce qu'il dit, il apparaît strictement légitime, en toute rigueur intellectuelle, sans qu'il n'y ait aucune concession à des présupposés affectifs - ou plus exactement en dépit de toutes les objections et de toutes les répugnances- de croire que le Christ a dit vrai et que l'impossible est la réalité. C'est le mot de Pierre après la parole du Christ : « Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous » (Jean., 6, 53). Certes, « ces paroles sont dures et qui peut les entendre ». Mais, « Seigneur, à qui irions-nous, vous avez les paroles de la vie éternelle. »

Nous avons jusqu'ici considéré le comportement même du Christ. Nous pouvons maintenant nous tourner vers ses paroles et vers ce qu'il nous dit de lui-même. "...
                                                                             (ceci fera l'objet du prochain article...)

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