la grece me fait mal
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Le Voyage en Grèce de Jean Prévost
LA SAGESSE REMPLACE LA CITÉ
L'essor de la pensée grecque, ce premier grand élan de la raison, répondait à des désirs, à des regrets qui ne venaient pas de la raison.
Les prêtres étaient déchus, le sens du sacré s'effaçait, la vie religieuse se fanait dans les cités maritimes ou les colonies déracinées de la mer Egée ou de la Grande Grèce.
Alors Pythagore unit les respects mystiques à l'aube de la science, pour créer une religion sans tombeaux où les règles de la pureté sont choisies par l'esprit.
Platon, descendant des rois, touché par l'ironie et le martyre du plébéien Socrate, devine que l'aristocratie ne peut plus être qu'intérieure. Alors il pense par hiérarchies, des appétits aux passions et à la raison ; il fait monter les vertus du courage à la tempérance, puis à la sagesse, et enfin à la justice, il pose les quatre degrés de la connaissance, qui mènent, comme les degrés d'un temple, au secret des initiés. Il crée ainsi les séries (seul outil de l'esprit qui serve encore à penser le monde) d'après une Sparte de rêve et une hiérarchie sociale qui s'en vont.
La sagesse remplace la cité : tel est le vrai sens de l'impiété des philosophes.
Quand Alexandre a tué l'indépendance grecque, les philosophes n'écrivent plus de Politique ou de Lois ; ils font de leur doctrine une pure cité intérieure.
Epicure renonce aux fiertés civiques et passe de l'agora dans le jardinet de l'amitié. Les Stoïques trouvent dans leur coeur le dernier bastion de la liberté, le tribunal suprême, la guerre noble et ses victoires, la gloire secrète. Le même mouvement, quand mourait la République romaine, pousse vers l'Académie un Cicéron qui veut croire encore à la Cité, vers Épicure un Lucrèce, vers le Stoïcisme ce qui reste d'hommes fiers, de Caton à Sénèque. Quand, après la liberté, dut mourir aussi la belle ordonnance de la Cité, Saint Augustin se réfugie dans la Cité de Dieu.
Le visiteur des Cités grecques va de l'Agora au stade, au théâtre, à l'Acropole, et trouve dans cet ensemble comme une statue spacieuse de son âme. C'est que l'âme est modelée sur le souvenir de la Cité.
*
A Delphes, on avait exhumé tant de pierres du Trésor des Athéniens qu'il semblait reconstruit de lui-même. Après un siècle de caresses les savants l'avaient fait avouer : cette minuscule chapelle n'avait pas obéi au fil à plomb. Ses lignes s'affinaient de la base au sommet. Chaque pierre semblait se souvenir de sa place et se remarier à ses voisines ; chaque absente était tracée d'avance par les parois qui l'entouraient. Un bloc d'angle disparu peina Replat, l'architecte et les archéologues. Il avait dû être l'unique erreur.
L'oeuvre restaurée, on vit que nos plus habiles orfèvres auraient à peine suffi pour tailler des pierres de remplacement dignes des anciennes. On a retrouvé le vrai bloc - invention à lui seul - qui avait soutenu son angle, solide et pur. On s'était trompé en le remplaçant : les mains savantes et pieuses avaient faussé les lignes, troublé ce repos des yeux - et l'on avait critiqué les Athéniens... Dédions cette chapelle à notre humilité.
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Parthénon
C'est donc toi. Je te connaissais, pourtant tu m'étonnes, comme le visage d'une amie préférée.
Tu semblais fragile, du bas de la côte, quand je montais ; maintenant je touche les blessures de tes blocs, je te sens solide et pas du tout immortel. Je t'aime mieux.
Quand je te regarde de trop près, j'ai un peu mal. Je compte les tambours refaits des colonnes, je fais la moue au linteau neuf, aux chapiteaux blancs. J'aime mieux la blessure des bombes - ou ce mouvement des colonnes, dont chaque tambour s'écarte d'un millimètre de plus que celui qui le porte - trace de l'explosion des poudres. - Je ne souffre pas des frises disparues.
Le soleil brûle, mais le vent vient de la mer, et l'ombre des colonnes est fraîche. Je m'assieds à l'ombre, ici ou là. Chaque regard négligent donne un plaisir ; j'oublie tout avec force, la mémoire est muette. Je croyais rester dix minutes. Mais non : deux heures. Mon épaule s'ajuste dans la cannelure d'une colonne. J'y vois de moins en moins ; mes yeux s'émoussent ; l'ombre de la colonne fait le chaud et le froid sur ma dalle, et tremblote. Peu importe si c'est tout. La première fois, on n'a pas non plus grand'chose des femmes. Mais la nonchalance est bonne. Je reviendrai.
L'espace entre les colonnes des Propylées, les colonnes d'angle du Parthénon, plus rapprochées - toutes les colonnes infidèles à la verticale. Ils ont connu une harmonie qui dépassait la symétrie. Nous voyons dans 1a régularité, une perfection abstraite et rien au de-là. Ils ont vu l'harmonie concrète, ils ont été plus loin que nous : nous sentons encore cette harmonie, mais nous n'en concevons plus que grossièrement les raisons et les moyens.
Peut-être la mythologie qu'ils laissaient dans les chiffres, les degrés de divinité qu'ils accordaient aux figures géométriques simples les ont-ils aidés à rendre leurs plans et leurs structures plus humains et plus délicats...
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Je prends le frais sur les degrés du temple, je me sers cordialement de l'ombre, de la fraîcheur du marbre, du courant d'air que suscite, au pied des monuments, la chaleur du jour. Sous ma main, un quadrillage dont je compte les cases : Tour, cheval, fou, Roi, Reine, fou, cheval et Tour... Sans doute quelque officier turc, gardien de la poudrière, tenait ici son jeu d'échecs, sous les colonnes, devant la mer. S'il a senti cela, c'était un raffiné, il valait mieux que les touristes.
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Bien sûr, ces statues archaïques du Musée de l'Acropole me séduisent. Leur personnalité, leur sourire aigu, et sous leur geste étroit la sûreté de leur allure, me rappellent bien plus les jolies filles des rues d'Athènes que les oeuvres de la Grande Époque.
Mais je reviens aux débris de la grande époque. Ils sont plus virils que cette indiscrétion sur l'âme que les statues archaïques nous tiennent à lèvres closes.
La fuite d'impressions, de rêveries et de souvenirs que nous nommons la pensée intérieure, et que nous sommes tout proches d'adorer, les Grecs le dédaignaient, le surmontaient par la gymnastique, la musique, la parole travaillée, ou par le loisir absent. De même ce que nous appelons personnalité, et que nous adorons, leur a paru une chose à dépasser. Comment le dépasser ? Nous n'avons, pour répondre à cette question, qu'une seule réponse, et muette, qui est leur sculpture.
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Ils méprisaient les plaisirs de l'amour, ceux de la table, le confort leur semblait grotesque, et pour les plus avides l'argent n'était qu'un outil. Nous tenons pour noble de mépriser l'opinion des autres hommes. Leur grand but, leur ambition d'hommes nus et sans besoins, était de forcer l'estime de leurs égaux, de communiquer avec les autres hommes par le plus haut. De là cette force et cette vie, à leurs yeux, de la perfection impersonnelle.
A la veille de la guerre entre Athènes et les Doriens, le Parthénon est d'ordre dorique, les choeurs des Tragiques sont doriens, c'est une mode de préférer la musique dorienne.
Athènes est la tête et l'organisation d'une civilisation d'échanges. Mais sa religion regrette les symboles ruraux et adopte les mystères agraires d'Eleusis, qu'Athènes a vaincue. Les Tragiques, Aristophane, Platon, font que ce peuple marin et marchand se rattache à sa tradition rustique. Il ne voulait pas se confondre avec des Ioniens d'Asie, ni avec ses propres métèques.
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Trois époques de la religion à la fois - Dieux chtoniens assimilés ou vaincus - serpent sacré, ou le serpent à trois têtes humaines. Là-dessus, triomphant le polythéisme des Grands Dieux, qui est surtout un culte de l'État. Mais ceux même qui construisaient là étaient, dans leurs études sur la matière et les nombres, d'une troisième religion déjà. (Impiété de Phidias, Périclès disciple d'Anaxagore). Temples immobiles devant moi, vestiges d'une religion mobile et d'un dépassement continuel.
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Plus rien, des décorations, des peintures, ni des dorures. L'Acropole dépouillée me suffit, et elle nous enseigne le dépouillement de l'esprit. Mais ses auteurs n'avaient même pas conçu ce dépouillement qui nous sert de modèle.
Temple d'Erechtée, synthèse habile ou spontanée ? Par-dessous, une tombe ancienne ; on ne sait plus qui c'est, et ce sera Acrops. Un vieux culte des cavernes, de la terre et du souterrain, autour d'Erechtée ; mélange - à cause de la source salée, à cause de luttes politiques ? entre Erechtée et Poséidon ; leur culte se fond, le dieu hellène prend pour serviteur le Dieu local : inégaux, ils logent ensemble.
Un olivier, une statue d'Athènes en bois d'olivier : autre temple ? Les deux temples se sont-ils adossés, dans l'édifice primitif, avant de s'accoter délibérément dans un ensemble unique ? Olivier et source salée, transmis en cultes de la mer et de l'Intelligence. A demi cachés dans les bases, Acrops et les filles de Pandore enracinent les deux grands cultes dans la tradition nationale. Zeus, le dieu panhellène, a son autel aussi, du côté qui regarde Athènes. Et comme les grands cultes changent aussi, que les grands cortèges publics ont succédé aux offrandes des chefs de famille, le portique des Korai se tourne vers le trajet des Panathénées et la Nouvelle Acropole.
Puis une Église, puis un harem. Les Turcs avaient un goût sacrilège, mais sûr. Avec notre culte du passé et nos restaurations des vieilles pierres, ils nous regarderaient peut-être comme des Eunuques, qui ne peuvent y ajouter que des regrets.
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Eleusis.
Beau vallon de Daphné. Puis, la plaine basse après le col, et l'étroite digue entre la mer sans profondeur et le lac marin. Enfin, la colline : des usines qui fument la bornent, sans trop l'attaquer.
Eleusis montre une première carapace de portes, de murs et de colonnes - les Propylées d'Antonius le Pieux, dont l'énorme torse armé se dresse dans les ruines, témoin et symbole de la lourde piété impériale, puis une fine copie des Propylées d'Athènes - l'hommage de la Rome cultivée et du Pulcher ami de Cicéron. Puis les lieux dont on n'a point parlé. Une grotte maigre, sans mystère personnel, le plus modeste des puits pour signifier, dit-on, l'Hadès. Tant mieux : ce n'est pas la terreur physique qu'on enseignait ici.
Voie détournée : allez lentement vers les Dieux. Soyez initiés sans hâte.
Agrandissements des Pisistratides et d'Athènes triomphante. Eleusis avait été vaincue par Athènes. Plus tard, quand Rome a vaincu la Grèce, à son tour elle a agrandi et embelli les mystères. Prestige de la religion des vaincus.
Les vaincus, mieux doués pour être mystérieux. La grand'salle, sorte de théâtre taillé dans le roc où l'on montrait les mystères.
Drame ? Défilé symbolique ? Quel rôle y jouaient les torches qui en sont les symboles extérieurs ?
Il faudrait croire, en tout cas, que c'était plus vu et plus senti que raconté. Quelques formules nettes avaient trouvé un indiscret, un spectacle muet, une émotion.
Mais le fond n'était pas obscur. C'était une révélation d'unité. Le plus grand désir de l'esprit humain est qu'on lui affirme l'unité. Unité entre plusieurs aspects différents et plusieurs noms des Dieux (Koré-Proserpine, union de deux contraires) nécessaire pour clarifier et ennoblir le polythéisme. Unité et communion universelle que le blé signifie toujours le blé se fait de la terre et l'homme se fait de pain, et l'on sacrifie le blé dans la semence et sous la meule. Le sacrifice est nécessaire à l'unité. La maturation obscure pour le blé comme pour l'esprit de l'initié.
Les bas-reliefs d'Eleusis - celui qui reste, mutilé et celui qu'on a transporté à Athènes, l'Athéna pensive devant Triptolème (qui unit la religion d'Athènes à celles d'Eleusis) oeuvres grecques les plus proches de nous (oeuvres d'un sentiment plus intérieur ? première impression inexacte, plutôt oeuvres dont le sens, dont le drame est dans l'avenir).
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Le Léonidas du Musée d'Athènes, un avec son armure, tournant le torse - et sa volonté tordrait son armure. Dur et brûlant comme un aérolithe - aucune pensée, aucun sentiment : plus rien que des actions promptes jetées en avant.
L'aspect moderne de toutes ces Hygies. C'est un des noms d'Athéna - il faut qu'elle soit intelligente ; ce n'est pas tout. Ils ne pouvaient déjà plus penser à la santé sans notre prévoyance inquiète et notre égoïsme pensif.
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Athéna pensive, devant le petit Triptolème (qui donnera aux hommes la communion du pain). C'est leur Vierge à l'enfant. L'enfant est debout, la Vierge est armée.
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Délos : c'est le port franc des Romains qui se montre d'abord : grand port, agoras multiples, gens d'Italie et d'Asie, temples d'Isis et de Sérapis aux pentes du Cynthe.
Les maigres lionnes ont l'air oubliées, dans leur avenue qui ne mène à rien. Les fragments du colosse ne nous disent rien. Les exèdres bien conservées et toutes les maisons parlent de confort.
C'est trop vrai : la Grèce a été vraiment hellénique pendant un peu plus de quatre siècles - du huitième au quatrième - puis hellénistique et romaine deux fois plus longtemps. Imitatrice, institutrice, elle a vécu sur son passé deux fois plus que sur son présent.
Les plus anciennes de ces maisons, pleines de goût, ont un charme fermé, égoïste et composite. Cette civilisation de vie publique venait de découvrir la vie privée, subissait un peu d'asiatisme en essayant de rester d'un bon style. A l'imitation des temples des Dieux et des palais des satrapes, on soignait sa maison exiguë. Le commerçant se croyait au-dessus de son commerce : boutiques en contre-bas.
Ces maisons nous disent : peu d'eau. Tous les toits tournés vers l'intérieur, la gouttière passe dans une colonne de la cour, et l'eau de la cour descend aussi dans la citerne centrale. Trente centimètres d'eau au mètre carré, si l'on compte les pertes et les évaporations. Il fallait donc, en comptant les tubs dans les grandes cuvettes (l'eau en allait aux arbres du jardin) de trente à quarante mètres carrés par personne, trois cents ou quatre cents par maison : c'est leur surface.
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Les mosaïques de Délos. Profitent-elles de toute la peinture grecque disparue, ou dérivent-elles surtout de l'art asiatique ?
Profondément différentes des vases peints, même des vases de la même époque. Que les couleurs soient plus fraîches sur les mosaïques, cela ne tient peut-être pas seulement à la technique : les Grecs n'ont eu que fort peu le sens des couleurs (et d'après les alliances du mot, je crois qu'ils n'aimaient pas le vert). Mais les formes aussi diffèrent : d'après les bas-reliefs, les ornements de sculpture et les vases, ils n'aimaient que les courbes fermées. Les mosaïques ont de belles courbes errantes et ouvertes. L'Égypte, Babylone et la Perse, fondues par l'Asie Mineure, ont dû marquer là plus qu'Apelle et Polygnote.
Cet art mêlé vaut mieux que l'art hellénistique plus pur. On peut s'intéresser à une décadence, lorsqu'elle a porté du neuf.
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Délos a eu plusieurs milliers d'habitants. Il y a un siècle, elle était déserte (elle l'est toujours, sauf ceux qui vivent des fouilles), Rhênée déserte, Mykonos, qui avait trouvé au XVIIIème siècle plusieurs milliers d'habitants, était restée longtemps déserte.
On voit bien comment guerre, épidémie, piraterie, peuvent vider une île. La piraterie est la raison pour laquelle une population trop réduite doit quitter une île. Seules la forêt et la steppe (causses, cavernes) ou la montagne complexe (forestière d'ailleurs) peuvent garder de petits groupes humains.
Mais ces causes de destruction sont momentanées. Il est plus curieux de voir ce qui rend un repeuplement difficile.
I) Absence d'eaux salubres. Très forte raison, fontaines marécageuses, puits bouchés, citernes comblées, moustiques et fièvre - ou soif. Il est long et presque héroïque de recréer l'eau (Cf. dans les mythologies, les fontaines créées par les héros ou les Dieux).
2) Du vent, peu de terre : l'homme est nécessaire à l'arbre autant que l'arbre à l'homme. Murs de pierre sèche nécessaires aux figuiers et cultures. Cette petite ville repliée et tassée comme un intestin, refuge contre l'hiver venteux et sans chauffage.
3) Une tradition de mer, sur les bonnes pêches, les heures de vent et de courant, les bonnes rades, et, le plus vite possible, un fanal.
4) Enfin, hors des époques d'échanges actifs, de quoi faire un équilibre économique. Pâtres (viande, vêtements, laitages). Pêcheurs (poisson, transport). Paysans (pain, vin, fruits). Artisans (meunerie, boulangerie, bois et construction, métal).
Un meunier, un cordonnier, un forgeron, un menuisier, un potier, un tanneur, un tuilier (car chacun fait sa brique crue) un puisatier etc... travaillent chacun pour mille personnes au moins mais leur absence est cruelle.
Un pays ne peut être Robinson à moins de mille habitants.
Mykonos est à la juste mesure d'un patriotisme qui sait ce qu'il fait. (Cas de Combanès.) Ici le conservatisme est directement utile : préserver les moeurs, c'est sauver le rite et garder les estivants. Elle a toujours suscité ce genre de patriotisme. L'héroïne nationale, Mando Mavrogénious. Mykonos, à la fois rustique et maritime, lutte pour l'indépendance. Lâcheté de la riche Syra.
Μια πίστα απο Φώσφορo
la Grèce de Patrick Leigh Fermor
-Mani, Travels in the Southern Peloponnese, 1958. Traduction en français : Mani, voyage dans le
sud du Péloponnèse, Payot, 1999.
..." Il décide de se concentrer sur la région perdue du Magne, délaissant les sentiers où déjà piétinent les touristes, pour «situer et décrire les Grecs [...] en examinant les liens qu'ils entretiennent avec leur environnement et leur histoire, et d'aller les chercher dans les régions où les mauvaises communications et l'isolement ont maintenu ces liens relativement intacts».
Une aubergiste de village confie à Fermor que si par hasard un jour, à Londres, quelqu'un lui demande ce qu'est le Magne, il doit répondre que c'est un endroit très chaud où il n'y a rien d'autre que des pierres. C'est sur ce socle austère qu'il construit sa célébration. Le Magne, sa grandeur, sa sauvagerie, son peuple, sa pauvreté («Tout manque»), ses légendes comme moyen de saisir à coeur l'éternité de la Grèce.
Il marche dans les pas d'Homère, fraternise avec des gardiens de troupeau (c'est Ulysse à l'entrée d'une hutte de porcher). Là où il s'arrête, il y a toujours une jeune fille qui lui verse de l'eau sur les mains (la jeune fille ressemble à Nausicaa) et lui tend une serviette propre, toujours une chambre et une table dressée. Cette Grèce hospitalière, silencieuse et retirée, où les sources et les roches sont souvent plus bavardes que les hommes, est le pays de L'Odyssée.
La nuit, les esprits s'éveillent. C'est l'heure de l'ouzo et du vin, des langues déliées. L'ombre est vivante. Priam et ses aînés s'avancent à pas de colombe. Et toi, pêcheur, descends de ta barque et dis-moi comment tu t'appelles. Je m'appelle Paléologue, la grand-mère de mon arrière-grand-mère était une Cantacuzène, je descends des empereurs, et mon sang remonte jusqu'au trône d'Auguste sur le Palatin.
La Grèce va périr, et périr la vieille alliance du peuple et des dieux, piétinée par les légions du tourisme, qui
s'approchent avec les bannières rouge et blanc de la force Coca-Cola, à l'abri du veau d'or vert. Fermor recueille le dernier souffle de cette éternité mourante. Dans Mani bat une fois encore le
tambour du vieux pays. Extrasystoles d'un coeur divisé, comme si les hommes avaient souvent hésité au vent de l'Histoire entre l'Orient et l'Occident. A qui voulaient-ils confier leur destin? A
l'ancienne Sparte? A Venise? A Rome? A Byzance? Aux capitales asiates? Avant de s'en remettre au Christ, à Zeus et à Platon, réconciliés par la foi de la montagne sur le bois des
icônes."
( "la Grèce avant la ruée", extrait d'un article de Daniel Rondeau, publié le 20/05/1999 dans
l'Express).
"Le journal de marche de Patrick Leigh Fermor est à ranger au rayon des chefs-d'oeuvre de l'humanisme
nomade... avant de remettre la clef sous la porte" (Nicolas Bouvier).
La Grèce de Jacques de Lacretelle
"L'admirable, pour celui qui découvre la Grèce, est qu'il la trouve fidèle à l'idée qu'il s'en était faite, et que, pourtant, elle ne cesse de le surprendre au cours de son voyage.
D'où vient cette contradiction? C'est que la Grèce a plusieurs visages. Elle est grave, pensive, elle nous oblige au recueillement devant un art qui atteint à la perfection. Et elle est légère, aérienne, souriante, libérée de toute doctrine scolaire. Sa légende et son passé brillent dans un monde abstrait, et son corps vit à la lumière réelle.
L'arrivée en Grèce! Vision inoubliable! On pensait aborder sur un rivage mort où l'on tournerait autour de débris de marbre. Mais dans cette beauté antique, il y eut autrefois un tel élan de vie, un pacte si intime avec la nature, que les images du présent nous captivent autant que les monuments. Le paysage appartient à l'Histoire. La poésie le lui vole. Et la métamorphose s'accomplit sous nos yeux.
A Delphes, les dieux sont tapis dans le tronc des oliviers et la fente des Phaedriades. Peut-être tournoient-ils dans le ciel sous la forme d'aigles.En Attique, la terre est rouge du sang de Marathon. Du côté de Salamine, l'horizon est calme et plat. C'est l'apaisement après la victoire. A Mycènes, le tertre où fut égorgé Agamemnon est resté pour toujours voilé de gris. A Tirynthe, Hercule, cet enfant terrible, a joué aux cubes et les a laissés pêle-mêle.
La Grèce contente tous les désirs et tous les appétits. Il y a Olympie et sa trêve pacifique pour les idéalistes. Et il y a Sparte pour les partisans de la manière forte. Que ceux-ci réfléchissent, d'ailleurs. De Sparte, il ne reste plus une pierre. Et les lances des hoplites sont devenues les roseaux de l'Eurotas.
Il y a la Grèce qui hante les dramaturges et la Grèce faite pour les Normaliens. Il y a aussi celle qui exalte le champion sportif. Berceau de la démocratie (on nous le répète assez), n'oublions pas qu'elle est en même temps la couche d'Alcibiade. Elle nous a lancés dans la rhétorique et enseigné la mesure. La source de Castalie inspirait les poètes, et l'Ilissos faisait dialoguer Platon. L'enthousiasme est né en Grèce et déborde en tous sens comme le feuillage de l'olivier. Mais, à côté, la raison y a grandi comme un cyprès. Et tout cela s'inscrit sur son sol, dans la ligne de ses paysages, au fronton de ses temples.
La Grèce monte au cerveau. On plonge dans ses eaux jusqu'à en mourir, comme Byron. Devant les colonnes dressées, un rationaliste déclame lyriquement, et un poète athée compose un cantique.
L'Antiquité est le pain des professeurs », a écrit méchamment Goncourt. Et il est bien vrai que le sol de Grèce est couvert de mots célèbres. Ses colonnes favorisent les parallèles. Chez nous, Chateaubriand a commencé le feu. « A Sparte, l'âme fortifiée semble s'élever et s'agrandir. A Athènes, on a l'idée de la perfection de l'homme considéré comme un être intelligent. » Et voici son ut de poitrine : « En passant des ruines de Lacédémone aux ruines d'Athènes, je sentis que j'aurais voulu mourir avec Léonidas et vivre avec Périclès. »
Souhaits inconciliables, sinon dans la sonorité de la phrase ! Pour Lamartine, élégant, harmonieux, mais un peu froid, le Parthénon est « le plus parfait poème écrit en pierre sur la face de la terre ». Devant l'Acropole, Renan s'agenouille et Maurras étreint. Goethe, bien qu'il n'ait jamais fait le pèlerinage de Grèce, y a situé la rencontre d'Hélène et de Faust dans le second Faust. Il a décrit Mistra et son château-fort (qui plus tard enchantèrent Barrès) avec la précision de son compatriote Baedecker. « Vous y voyez colonnes et colonnettes, arcs et arceaux, balcons, galeries d'où l'on regarde au dehors et au dedans, et des armoiries.»
Ces hauts parrains devraient suffire. Mais nous vivons un temps ou l'on lit peu. L'image a remplacé la phrase, et la pellicule du Rolleiflex, la bibliothèque. Cette invitation au voyage de Grèce, transmise par des écrivains illustres, est aussi démodée que si je commençais par « Ami lecteur ». Ce qu'il faut dire tout simplement, c'est : « Voyageur, regarde. »
Regarde d'abord la lumière. Elle ne ressemble à rien de ce que tu as vu jusque là. Elle recouvre les objets d'un voile transparent qui atténue l'éclat tout en marquant mieux la netteté des contours. Elle est changeante, et, suivant chaque heure du jour, révèle une matière différente.Rien de trop vif, rien de brutal, et pourtant aucune mollesse, aucun vague. Tout ce qu'elle éclaire devient parlant et intelligible. Le bord d'un rivage, le modelé d'une colline, ce bois d'oliviers semblent animés, fécondés par elle. Pour ceux qui cherchent, dans la nature, des thèmes d'idées, des nuances plutôt que des contrastes, pour ceux qui aiment à rêver autour de la réalité, cette lumière fait des miracles. Je pense qu'elle entre pour beaucoup dans l'extraordinaire ingéniosité de la mythologie grecque. Elle aiguisait le regard de ce petit peuple inventif et doué. Elle grisait son imagination. De l'aube à la nuit, en mer, sur les chemins, elle le faisait vivre dans une sorte de féerie continue.
Ensuite regarde les montagnes. Elles ont une apparence sensible. Elles vivent. Ce sont des Cyclopes endormis, des nymphes couchées, sur qui pousse la toison d'une végétation courte et forte. Aucune n'est très haute et toutes t'écraseront. L'Olympe est resté moins accessible que l'Himalaya. Le Taygète ressemble à une masse d'acier. L'ascension du Parnasse ne peut se faire qu'en été, et avec des chevriers qui savent retrouver la trace de Pan. A Délos, le Cynthe, où naquit Apollon, est haut seulement de cent mètres. Mais, du sommet, l'on règne sur toutes les Cyclades. Il faut mettre à part les collines d'Athènes. Elles ont enfanté l'Acropole. Comme une tribu de nourrices, elles veillent toujours sur elle. De là ces formes harmonieuses, cette absence de désordre, cette unité dans les lignes, et ces couleurs chastes. L'une pourtant, la montagne du Pentélique, montre au loin là blessure béante qu'elle s'est faite pour donner des morceaux de sa chair à la ville. Le marbre en Grèce! Il faudrait en parler comme d'une matière qui vit et change suivant des lois mystérieuses. Pourquoi ici ce blanc de neige recouvert d'une poudre de cristal? Et pourquoi, à côté, cette patine fauve?
La technique des artistes grecs, leur méthode pour capter l'ombre dans les cannelures des colonnes, leur calcul délicat pour donner du « fruit » à un édifice et en assouplir la rigueur, tout ce génie est clair. Mais on dirait que le bloc de marbre comprend leur effort et travaille en secret pour eux.
Tu regarderas aussi le peuple, celui des campagnes comme celui des villes. Ne t'attends pas à une approche aisée.
C'est un grand seigneur qui te reçoit. Quand ses ancêtres se battaient au soleil pour leurs dieux, les tiens vivaient encore dans des forêts sombres. Ils ont inventé l'héroïsme et gravé les
premiers les lois qui doivent régir une nation. Ils ont institué les jeux du corps en même temps que la discipline de l'esprit. Nous parlions par onomatopées quand ils en étaient à la discussion
des idées. Leur sphinx faisait déjà des mots. La Pythie se lançait à corps perdu dans le surréalisme. Ils ont fondé les grands relais où l'humanité tendra toujours. La Beauté, la Liberté, le
Droit, la Justice, sont des mots grecs. Ils les écrivaient avec des majuscules. Mais ils les prononçaient familièrement. Ils les tutoyaient.
Ils louaient les belles actions et ils adoraient l'ironie. Ils révéraient les dieux et les héros, mais ne résistaient pas à cribler de flèches les uns et à bannir les autres. La tragédie est née dans les hoquets de leur ivresse. La morale était entre les mains de leurs immoralistes.
Le petit peuple, en Grèce, varie suivant chaque région. Regarde-le bien, et tu rapprendras ton Histoire ancienne. Les gens du Péloponnèse ne ressemblent pas à ceux de Thèbes. Entre le berger de l'Élide et celui de Thessalie, le contraste est frappant. Les rivalités de province à province sont éteintes depuis plus de deux mille ans, mais la pureté ethnique est telle qu'elles surnagent dans les gestes qui t'accueillent et les regards qui te suivent.Seuls les habitants des Cyclades appartiennent à la même famille. C'est une race plus heureuse et plus enjouée que celle de la Grèce continentale. Naxos, Mykonos, Santorin, pourraient être pour toi autre chose que des escales, tant il est facile d'y respirer la douceur de la vie. Tout y est simple et rien n'y est vulgaire. Les gens jouent la comédie sans le savoir. Les yeux des filles t'accompagneront avec une ingénuité souriante, mais te laisseront entendre clairement qu'un étranger ne sera jamais aussi beau qu'un homme des îles. Le commerçant qui pèsera les fruits trichera non par cupidité, mais par amusement. A Mykonos, avant de partir, j'ai donné une cravate au jeune fils de l'hôtelier et il m'a fait entendre par signes qu'il m'en avait déjà pris une. Toutes ces îles qui sont vieilles comme le monde te montreront l'aurore de la vie.
Pourtant la Crète fait exception. Trop de malheurs, trop de rivalités (depuis Pâris) et trop de dieux ont envahi ces montagnes, ces cavernes, ces labyrinthes, pour que l'homme n'y soit pas hautain, méfiant et sombre. Qui faut-il croire? Qui commande? Le Minotaure, Zeus, le Christ, le pacha? On ne sait plus. Le Crétois est sauvage, dort avec ses bottes, habille sa femme en noir. C'est un homme en alerte. Il est prêt à la révolte. Pendant la dernière guerre, de toutes ces îles paresseuses, où l'on vit dans un décor d'opérette, la Crète est la seule qui ait été un « théâtre d'opérations ». Des nuées d'Icares, ailes dépliées et couteaux ouverts, voilà ce que les Crétois ont vu dans leur ciel. La paix est revenue, mais pas pour longtemps. Une histoire d'enlèvement - encore une! - a éclaté et divisé l'île en deux clans. La vocation de la Crète est d'aller de tragédie en tragédie. Et deux grands romanciers le savent : Kazantsaki et Prévelakis.
Voyageur, arrête-toi devant les églises. Entre dans les monastères. Tout d'abord, fou de colonnes et grisé de paysages, je les ai dédaignés. Mais j'ai eu tort. C'est une part essentielle de la
Grèce. Le pope est le chef de la communauté populaire, aussi bien chez les croyants que chez les autres. Il participe à leurs jeux et à leurs discussions. Personnage familier et vénéré tout à la
fois (au Mont Athos, beau comme un hermaphrodite à barbe), il navigue au milieu des passions, tel Ulysse entre les écueils. Dans les îles - on l'a bien vu à Chypre - son pouvoir dépasse l'encens
et met le feu aux poudres.
De l'extérieur, une chapelle byzantine ressemble à un pigeonnier. L'intérieur est souvent pauvre. L'or est éteint, l'icône enfumée. Culte villageois, fait pour tous les coeurs. Parfois, ainsi à Daphné, une mosaïque survit. Et l'on aperçoit une image qui n'a pas été édulcorée par l'Occident. C'est que le Christ Pantocrator se tient aux avant-postes. Il doit lutter non seulement contre les Gentils, mais contre les hordes barbares. De là son air farouche. Il ne doit pas charmer, il doit faire peur.
Enfin, regarde les statues. Tu ne t'en lasseras pas. Dis-toi que le sculpteur grec a été le premier à entrer en révolte contre l'artconformiste des monstres, des dieux grimaçants et des formes immobiles. Le corps, rien que le corps humain, tel qu'il est, avec son jeu musculaire et ses frissons, voilà l'aboutissement de ses recherches et de son voeu de perfection. Par une habileté dernière, et grâce à l'artifice de la draperie mouillée, il saura, même sous un voile, lui laisser l'animation de la vie. A mesure que l'observation du sculpteur athénien s'abaisse, son art grandit. Cette Niké qui rattache sa sandale est plus belle encore que celle qui crie la victoire. Dans la frise du Parthénon, il y a comme une négligence volontaire. Le cortège n'a rien de religieux. Les gestes sont simples, heurtés, précipités. Et de cette bousculade naît un nouvel ordre de beauté, où le naturel, le mouvement, l'impression instantanée, créent l'émotion. Tout ce que l'homme voit est beau si son oeil est fidèle, tel est l'enseignement donné par le sculpteur grec devant ses modèles. Là est le canon de l'art grec. Là est même le signe de toute civilisation hellénique. Issue de la nature, appuyée sur le réalisme, elle a créé la noblesse.
Jacques de LACRETELLE, de l'Académie française (1960)
la Grèce d'André Fraigneau
"J'ai rencontré plusieurs « fous d'Olympie ». Des Anglais, pour la plupart. L'occasion m'ayant été donnée de leur demander depuis quand ils habitaient le pays, ils ont tous haussé les épaules avec l'insouciance et aussi un mouvement du menton pris aux Grecs : que leur importait ?
Je me souviens très bien de l'instant où j'ai cru devenir l'un d'entre eux. C'était au soir d'une journée d'août, après le bain dans l'Alphée. Sur la rive rose mon corps se reposait des périls quotidiens encourus ! L'insolation méridienne, les mille coupures du lit de graviers sur quoi le courant du fleuve traîne sans merci, aux places sans profondeur, le nageur le mieux exercé, enfin l'aiguillon des abeilles qui défendent jalousement l'ombre de chaque arbre où elles ont creusé une ruche. Des bergers m'avaient épargné cette dernière épreuve, de justesse, en criant : Mélissa ! Mélissa ! avec une sollicitude de version grecque. À ma gauche, la tunique végétale qui recouvre le mont Kronion commençait à se lamer d'or. Soudain, je me pris à regarder du côté du défilé où s'engage la route d'Arcadie et dont les rochers qui la surplombent m'avaient déjà fait songer à ceux peints par Poussin dans son tableau : Polyphème. Mais ce soir-là s'y accrochait, passagèrement, un assez gros écheveau de nuées mauves figurant exactement le dos du Cyclope. Poussin aurait-il peint en état de voyance et croyant l'imaginer, ce paysage réel ? Ou bien la nature, fidèle au précepte d'Oscar Wilde, s'appliquait-elle à ressembler à l'art ? Je voulais à la fois demeurer et m'enfuir. Un plaisir d'une qualité indicible, complexe, lumineux, raffiné et maladif m'occupait tout entier. Stupidement, je me répétais à voix basse : « Je vais parler grec, je suis chez moi. » Et je remuais le sable, doucement, avec mes doigts et mes orteils. Cette facétie géographique dont j'étais la victime éblouie m'étourdit pendant quelques minutes. Elle aurait pu durer plusieurs milliers d'années et je me fusse alors réveillé soit contemporain des pasteurs d'Arcadie terrifiés par Lycaon le roi loup, soit l'ultime survivant des catastrophes nucléaires, car il n'est aucun lieu au monde où le temps soit moins pesant qu'à Olympie.
La folie, ou plutôt l'illumination dont je viens de rendre compte et qui me fera sans doute peu d'envieux au pays de Descartes, est la conséquence d'une victoire de l'espace sur le temps comme la magie de Montsalvat (Gurnemanz l'explique à Parsifal) est la conséquence d'une victoire du temps sur l'espace. À Olympie, le visiteur est « cadré », si l'on prend cette expression dans son sens tauromachique. Mais comment ? Par quoi ou qui ? Delphes, Delos, Mycènes, l'Acropole d'Athènes sont des sites bien plus explicablement fascinants. L'art, la Religion, l'Histoire y parlent haut. Pour Olympie les descriptions de Pausanias sont trop tardives, l'« Altis » du temps assez bref de l'apogée difficilement imaginable. Les colonnes du temple de Zeus, en tuf assez grossier, gisant sur l'herbe et alignées telles qu'elles churent lorsqu'un tremblement de terre les renversa au VIème siècle, doivent beaucoup à cette herbe même, aux pins qui les ombragent et les ont supplantées dans leur élancement vers le ciel. Mais, précisément vestiges et végétation, loin de se suivre, s'unissent pour composer ce que Poussin encore définissait au mieux quand il appelait un tableau « objet de délectation ».
Je voudrais établir le plus brièvement possible l'inventaire de ce « jardin des jardins » auprès duquel tout ce qui fut imaginé, conçu dans son esprit, à sa ressemblance apparaît plus orné ou plus indigent. C'est le triomphe du « rien de trop ». Une montagne en forme de pyramide recouverte du velours des arbres ; un champ de ruines ombragées et sans caractère ; de pâles maïs étendus au hasard ; des vignes épaisses où l'on se perd ; un horizon rapproché de collines qui rougissent comme des jeunes filles ; le serpent glacé de l'Alphée qui court vite sur des galets éblouissants ; le lit sablonneux du Kladéos dont la concavité se violace au crépuscule du soir. C'est tout. De l'Arcadie dont Olympie n'est que la porte (ou plutôt l'ouverture qui résume un opéra) les deux « patrons » sont fils de Zeus et de Callisto : Arcas, un peu ours et pour un peu satyre, mais gai musicien et chasseur adroit. Ces divinités campagnardes suffisent-elles à justifier le frisson sacré qui transforme certains touristes prédisposés en autant de Renaud captifs du jardin d'Armide ? Je crois plutôt que le paysage d'Olympie répond à la comparaison trouvée par Alcibiade dans le Banquet pour louer son maître Socrate : « Je dis d'abord qu'il ressemble tout à fait à ces Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs et que les artistes représentent avec une flûte ou des pipeaux à la main... Et dans l'intérieur desquels, quand on les ouvre en séparant les deux pièces dont ils se composent, on trouve, renfermées, des statues de divinités». Grandes divinités secrètes, redoutables, sises au coeur du problème et dont l'ours et le chèvre-pied ne sont que les commis aux affaires courantes. Mais peut-on espérer approcher jamais de telles Puissances ? C'est ici que le musée d'Olympie, sorte de remise aussi discrète qu'une « maison de garde », propose ses trésors.
J'y ferai choix de deux chefs-d'oeuvre exemplaires, aux beautés égales. Le premier est l'Apollon qui se dresse au centre du fronton ouest du temple de Zeus. Depuis la vogue d'un néo-archaïsme instauré par Bourdelle il ne compte que des admirateurs. Ce dieu à la forte frange, aux orbites absolues, qui par sa seule Présence (invisible aux combattants) ramène l'ordre au plus fort de la bataille entre Centaures et Lapithes justifie toute ferveur, même partisane. Blanc, inflexible et dédaigneux de ses propres flèches, ce Commandeur s'invite au festin de pierre pour que la lumière soit et que la confusion se résolve en harmonie. Ainsi, ciel d'Olympie, le disque solaire apparaît-il dans le vide fabuleux de chaque « matin profond ». Le maître inconnu qui a sculpté dans le marbre l'Apollon olympique n'était pas un imaginatif ou un abstrait mais un observateur transcendant des phénomènes naturels. Son idole est un éclairage fait homme.
Le second chef-d'oeuvre a plus mauvaise réputation. Il est à la lettre fort « mal vu » des esthètes modernistes qui confondent la grâce avec la fadeur, la maîtrise avec le maniérisme. Aussi a-t-il l'honneur de figurer sur la nouvelle liste noire en compagnie de la Joconde et des Madones de Raphaël. Barrès, esthète à oeillère que sa découverte du Greco a dispensé de comprendre le grec, fut un de ses premiers juges: « J'ai vu l'Hermès de Praxitèle à Olympie » lit-on dans le Voyage de Sparte. « Eh bien il est pommadé. » Barrès s'y connaissait en pommade lui qui cachait derrière les livres de sa bibliothèque les pots de brillantine aptes à lustrer sa mèche fameuse de cheval de picador !
Pourquoi donc l'Hermès (poli comme l'ivoire et non pommadé) ne lui a-t-il pas fait songer, plutôt, à ces « amis frottés d'huile, ceux sur qui l'on n'a pas de prise, qui vous possèdent et que l'on ne possède pas ». (Cf. Le Jardin de Bérénice.). C'eût été plus honnête et même d'une surprenante exactitude dans la définition. Car Hermès, né en Arcadie, inventeur de la lyre est insaisissable et captivant comme le son de l'instrument qu'il façonna avec une carapace de tortue et des boyaux de brebis et dont il fit cadeau, plus tard, à Apollon l'appliqué. Cette lyre, peut-être le bras mutilé du Messager divin l'agitait-il (ou bien quelque grappe ?) pour distraire le petit Dionysos assis sur son autre bras et qui tend ses petites mains vers le hochet disparu ? Peu importe. Il importe plus, à mon sens, que l'oeuvre ait été commandée en l'honneur d'un traité d'alliance conclu en 343 entre l'Élide et l'Arcadie. Olympie est en Élide mais l'Arcadie s'y annonce en contours suaves que la statue de Praxitèle répète avec la fidélité d'un écho. On sait que le sculpteur, influencé par le développement pictural de son siècle, préférait ceux de ses marbres qui avaient été colorés par le peintre Nicias (autre motif d'indignation pour les puristes !). L'Hermès ne porte plus trace de peinture mais les rideaux et les volets qui occupent le fond de la petite salle où il est exposé font pleuvoir sur son corps des pétales aux nuances d'arc-en-ciel.
Jean-Louis Vaudoyer qui se garde de tomber dans le travers barrésien a écrit que la beauté de l'Hermès charme la vue comme l'odeur de la tubéreuse charme l'odorat. Donnons au verbe charmer son sens magique. Nul n'ignore, d'ailleurs, que l'odeur de la tubéreuse « entête ». Ainsi l'Apollon et l'Hermès livrent-ils, en termes lapidaires, le secret du paysage d'Olympie et du trouble délicieux qui s'en élève à la manière des parfums."
André FRAIGNEAU (extrait de "Escales d'un Européen").
***
"....J'étais devenu à mon tour un fou d'Olympie.
Je ne me rasais presque plus. J'avais quitté pour toujours mon chandail prudent du premier soir. Il finit par me pousser sous les pieds une sorte de corne. Je suivais les galets du bord de l'Alphée, m'enfonçant à droite ou à gauche, au caprice de cette piste bruissante, pendant des lieues. On n'arrivait nulle part. C'étaient toujours des gorges, des vallées perdues. Mais l'avancée d'une roche, la stillation d'une goutte d'eau dans l'ombre d'une grotte, la soudaine échappée d'un pâturage abrupt et sans troupeau, étaient chacune une découverte d'ordre mystérieux, que je ressentais jusqu'au frisson et pour lesquelles je n'eusse jamais trouvé de paroles. Tout devenait Dieu. Surtout les choses petites. La grenade éclatée que mon pied poussait un instant ; la grappe arrachée à un cep, résistante et remplissant exactement le creux de la main. Déjà à Eleusis, sur une pierre éboulée en marbre aveuglant (que j'ai passé des années à rechercher depuis, en vain) trois objets sculptés : un épi, une grenade, un roseau, placés l'un à côté de l'autre, sans disposition, décorative, m'avaient indiqué ce sens du Divin. Et sur les Propylées, en plein jour, j'avais été regardé par une petite chouette, un oiseau vrai, beige et clignotant : Pallas ! Ici, j'hésitais à donner un nom à l'arbre que j'étreignais et sur l'écorce duquel j'appuyais un instant mon front étourdi et baigné de sueur. Tout vivait, tout chuchotait, tout regardait. Parfois, je m'enfuyais en trébuchant, parce que du fond d'une gorge, l'ombre croissante me paraissait avancer sur moi avec une intention personnelle. Alors, je me hâtais à travers les vignes déjà obscures, sous la mince couche de lumière étalée à la surface de leurs feuilles, je faisais s'ébouler des cailloux et je me hissais à la conquête de la plus haute colline qui domine toute la vallée. Le jour y régnait encore. Il s'était comme étendu sur l'herbe pâle, et pâle lui-même, à l'agonie, mourait renversé, exsangue, vaincu. Je m'étendais sur lui, le sang paraissait se retirer de moi. Je devenais Lui. Mais l'ombre grimpée à ma suite nous recouvrait enfin tous les deux. Alors, j'appartenais tout entier à cette nuit adorable qu'un réflexe panique m'avait fait fuir. Bientôt, les étoiles plus vives et le ciel toujours clair m'importunaient. Je descendais dans le noir comme dans une eau profonde, lavé de mes images diurnes. Je ne percevais plus les arbres, les touffes, les dernières fleurs que par leurs parfums. Comme ils montaient vers moi, comme ils me faisaient signe, chacun, non mêlé à l'autre, séparés et s'élevant sur soi-même comme les colonnes de fumée qui tournoyaient au-dessus des feux du soir! Je commençais à éprouver la fatigue, la faim. Ma peau cuite et recuite me brûlait. Par paliers, regrettant ce que je laissais de confus, de velouté, d'odorant, je regagnais l'hôtel. A cette heure, il m'arrivait de croiser l'autre sauvage dans les corridors ou même sur les marches du perron. Nous avions pris l'habitude de nous saluer sans paroles, de nous effacer chacun à notre tour dans les portes ouvertes. Et nos voracités à table étaient parallèles et nous eussent fait rire si nous nous fussions regardés. Je passais quelquefois les débuts d'après-midi sur la petite éminence où se balançait le groupe des plus beaux arbres du pays. Les pins avaient laissé choir à leur base une couche d'aiguilles jamais dispersées, si épaisse, que son élasticité en faisait une natte idéale pour la sieste. Les troncs roses tachetés d'ombre, grinçaient en bougeant, avec un bruit de navire. Plus d'autre bruit. Les. coups de feu ne recommençaient guère que vers le soir. Les jambes relevées, la tête très basse, les bras ouverts je flottais sur la nappe d'aiguilles vernies, bercé par la houle des branches. Mais mon oreille avait acquis la finesse de celle des bêtes et je sursautai ce jour-là, à un bruit presque imperceptible. Je me relevai sur un coude, le regard en éveil niais je regrettai ma vivacité. Tout près de moi, un genou en terre, retenant son souffle, je surpris le jeune Grec de l'hôtel. Sa main légèrement tremblante avait même avancé les doigts jusqu'à me toucher. Elle se retira violemment vers sa poitrine noire, haletante, dans la chemise ouverte. Je compris qu'au moindre mouvement, au plus léger clignement de paupières, il se retournerait, disparaîtrait comme un lézard. Nos regards plongeaient l'un dans l'autre et je voyais danser de peur deux disques d'or autour de ses prunelles dilatées. L'émotion tirait les plis charmants de sa bouche, deux canines apparaissaient brillantes comme celles des loups. Nous restâmes ainsi, les regards enchevêtrés, nos poitrines soulevées d'un rythme égal, longtemps, très longtemps, peut-être, car nous avions tous deux désappris la pulsation artificielle des montres et tous les usages humains. Cependant, je m'aperçus que nous étions à bout de notre fixité, de notre silence et que la confusion un instant contredite allait l'envahir sous son hâle et nous brouiller pour toujours. Il me fallait inventer quelque chose pour conserver près de moi, ne fût-ce qu'une seconde de plus cette petite bête merveilleuse. J'aurais voulu parler, lui dire :« Pourquoi te sauver ? Ne suis-je pas ton frère? Tu vois, mes pieds sont endurcis comme les tiens. Tu es plus noir que moi parce que j'ai ce poil doré et toi ces boucles sombres, mais je suis sûr que je connais des grottes où tu n'es pas encore descendu et toi, tu sais d'autres lieux et peut-être un secret divin. Partageons nos découvertes. » Mais les mots français, intraduisibles, hélas, s'arrêtaient dans ma gorge desséchée par la crainte. Alors, je n'eus qu'une audace. Sans bouger les yeux où des larmes de rage commençaient à me brûler, sans un mouvement du corps, je tournai ma main qui reposait sur les aiguilles et ouvrant ses doigts en exposai la paume ouverte. Daphnis hésita, je vis frémir le petit nez grec, comme celui d'un lièvre, puis, le poing refermé et ramené sur sa poitrine, s'avança avec une lenteur incalculable, descendit jusqu'à ma paume, desserra ses doigts, lâcha une chose légère. Je sursautai malgré moi. Deux genêts qui craquent, un roulement de cailloux, je fus seul avec un étrange présent : le cadavre éclaté d'une cigale.
Le soir, je n'osai pas rentrer à l'hôtel. Je craignais d'effaroucher mon gentil visiteur. N'avions-nous pas tout dit? Grâce à lui, la confuse divinité d'Olympie avait désormais son amande : ce petit cadavre où avait battu le coeur de l'été. Je tremblais de le perdre, de pulvériser ses ailes repliées, ses anneaux vides. J'avais fait de mes deux mains une sorte de cassette. Ainsi gêné, il n'était pas question de battre la campagne. Immobile, assis sur une pierre, adossé à un pin, j'attendais la nuit. Je me glissai jusqu'à ma chambre, posai la cigale sur ma cheminée, attendis longuement encore. Je m'ennuyai, je ne savais plus vivre dans une pièce close. J'entrai enfin dans la salle à manger déserte ; je soupirai, délivré.
Le lendemain, il n'y eut personne au déjeuner et personne encore au repas du soir. Pourtant ce fut la première journée orageuse. Un panache de nuages lourds venus de Bassae, encombra le ciel, fanant les couleurs, accusant la saison comme certains éclairages accusent brusquement l'âge sur les visages les mieux défendus. Un temps d'octobre. Même, il plut un quart d'heure, diluviennement. Je me réfugiai au salon en compagnie d'un appareil de T. S. F. que je regardai un long moment sans le reconnaître, avec mes nouveaux yeux de Robinson. Sitôt après l'averse, je courus sentir l'immense odeur réveillée de l'Arcadie et les coups de fusil des chasseurs à nouveau crépitèrent.
Ce furent eux qui commencèrent de gâter mon séjour. A chaque décharge, je sursautais comme si, identifié avec le vallon, j'en fusse devenu le gibier poursuivi. Mû par des réflexes plus animaux qu'humains, je ne songeai pas en m'approchant des chasseurs, à crier, à tousser, à me faire reconnaître, mais à me jeter silencieusement dans un fourré, entre deux files de ceps dont je secouais la pluie tiède, la charge des seules gouttes d'eau tombées de tout l'été. J'en buvais la liqueur fade écrasée sur mes manches et sur mes mains. Je pensais aussi au danger que courait mon compagnon de vagabondage. Il faudrait le prévenir, ou le faire prévenir par quelque interprète, à l'hôtel, mais quand le reverraisje ? Et c'était cette absence qui m'inquiétait. N'étais-je pas, bien qu'involontairement, responsable de sa disparition ? Ah ! si j'avais su rester endormi sous les pins ! J'aurais reçu son petit cadeau, que j'eusse pu croire un don des Dieux. Je n'aurais pas dérangé le mystère avec mon interrogation d'homme...."
(extrait de André Fraigneau "les Portes d'Arcadie" tiré de "la Fleur de l'âge", 1941.)
***
"Gravir, entre les colonnes de perle, l'escalier d'ivoire qui débouche dans l'azur et, au plus haut de cette échelle céleste, voir graviter sous le soleil et sous la lune, globe faisant face toujours aux sphères, le lieu le plus haut du monde.
Le Pentélique, qui a donné ici le meilleur de son sang, laisse au loin deviner ses plaies blanches. L'Hymette, tremplin de la lumière, vibre violet dans les aurores vertes, puis s'enveloppe dans une grisaille neutre et pâle quand le jour n'est plus qu'un combat dans l'éther entre l'azur et le marbre. L'univers entier lui aussi s'efface ; la mer se retire, disparaît ; les îles Égine et Salamine s'évanouissent ou ne sont plus comme les syllabes de leurs noms que de très anciens mirages tremblants.
Puis le soir, ce sera l'opéra dans l'Olympe.
L'eau peu à peu, imperceptiblement, sourd de l'éther lumineux, ou du néant. La mer s'installe, spectatrice inlassable, juge dernier. Elle fait jouer sa parure d'îles, caressant comme distraitement d'énormes gemmes baroques, taillées en facettes. Porte-t-elle ce soir des topazes brûlées ou de profonds saphirs birmans ? Mais elle a changé déjà et ce sont maintenant des émeraudes, des rubis et des améthystes qu'elle agrafe sur l'horizon dans la lumière qui baisse.
Là-haut, sur la terrasse des Dieux le drame mystique se déroule, avec une musique de couleurs et de vent qui meurt, lente et hiératique. Sur la robe céleste des colonnes blessées, les longs plis se creusent d'ombre, les frontons mutilés rougissent, les frises où manquent des personnages et des signes s'en vont en reculant vers la nuit, inexplicables. Ce monde de marbre où ne croissent plus les pommes d'or se trouble un instant, pend dans le vide comme une opale maladive.
Un instant, un court instant dans l'éternité, mais suffisamment long pour que l'on voie soudain les ruines de ce château sur lesquelles le soleil avait construit son palais de lumière.
Alors, degré de marbre par degré de marbre, disparaît l'escalier magique qui reliait le château à la terre, le chemin sacré des Panathénées, et ce haut lieu se renverse dans la nuit.
Oui, tant de châteaux, tant de hauts lieux, tant de terrasses, tant de Walhallas...
A Éleusis, le soleil descend sur la baie d'or liquide que domine un balcon de lauriers-roses sur lequel scintillent encore quelques vestiges de marbre blanc. Dans le ciel qu'elles obscurcissent de leurs fumées triomphent, nouvelles colonnes, d'orgueilleuses cheminées de forges.
À Délos, le jour finit sur le port ensablé où nul vaisseau n'aborde plus. Les lions regardent fixement.
A Delphes, la nuit descend du Parnasse et murmure des oracles que personne n'écoute dans le cirque ravagé par les tremblements de terre.
A Olympie aussi, les colonnes énormes bâties pour les Dieux avec l'or des guerriers et des athlètes se sont écroulées. L'Alphée et le Kladéos, fleuves héroïques et sacrés, sont sortis de leur lit, ont recouvert les stades, les gymnases et les statues, noyant le haut lieu de l'amitié universelle, rendant à leurs nymphes les rêves de pierre et d'ivoire que les hommes avaient cru lire dans leurs reflets. Là-bas aussi le crépuscule se joue. Les montagnes d'Arcadie sont déjà dans l'ombre. Dans le grand lit blanc des fleuves, un peu d'eau s'irise encore. Les mulets parmi les hautes vignes lancent des sanglots déchirants. Le jasmin, la menthe, le basilic chantent une dernière fois. Puis il ne reste plus que la note unique du vent dans les pins, sampre tenuto e decrescendo, jusqu'à mourir...
Jusqu'au lendemain...
Et pendant ce temps-là, au bord de la route d'Arcadie, dans cette Provence ou cette Ombrie au paradis où les vignes poussent plus drues, les fruits plus riches, les cyprès plus hauts et plus droits, Hermès s'est arrêté un instant pour toujours, l'enfant Dionysos sur le bras gauche replié. Et par-dessus l'enfant gourmand et avide, ce Divin Ennui, ou ce Divin Détachement, ou cette Divine Indifférence regarde au loin et peut-être au-delà du Crépuscule qui n'en finit pas, avec un sourire combien plus beau, plus mystérieux et plus long disant que celui de la Joconde échouée au bord de la Seine. (D'ailleurs Mona Lisa sourit-elle ou avait-elle seulement de trop bonnes joues ?)
On croit à la contempler entendre une musique où se sublimeraient les motifs conducteurs de Loge, du Voyageur et de Waltraute, de ceux qui ont toujours su, de ceux qui de toute éternité connaissent la solution, le but inévitable. Ce serait le chant très secret du Trismégiste.
Bien peu le perçoivent dans ce musée d'Olympie où pourtant il est plus fascinant que nulle part ailleurs dans le monde, un monde partout en filigrane qui annonce que les temps sont finis, par définition. Certes les dames d'art reconnaissent la beauté du marbre de Praxitèle, la souplesse du dieu, son aisance sublime, mais déplorent que la perfection laisse de glace et concluent à la décadence. Faut-il croire que le mot « Crépuscule » fasse peur aux gens, les glace précisément, pour qu'ils n'y veuillent voir, de toutes leurs pauvres forces, que basse époque et se réfugient dans les bras raides de quelque kouros archaïque réduit à l'état de pierre ponce !
Qui donc aujourd'hui pourrait élever la voix pour dénoncer enfin, dans cette folle adoration du primitif, cette exaltation du balbutiement, cette honteuse substitution du sommaire au dépouillé, dans tous ces péchés contre l'esprit, universellement répandus, l'écoeurante lâcheté de nos troupeaux modernes se traînant à reculons sur le chemin qui pour chacun d'entre nous ne peut et ne doit finir qu'au crépuscule ?...[...]...
...Sur l'Acropole, Athènes demeure encore, non pas endormie sur son rocher comme Brunehilde, car elle est sans faute, mais casquée elle appuie son front sur sa lance, l'Athéna pensive, dans le marbre blond. Seule la pleine lune ouvre l'Acropole d'Athènes la nuit. Ce qui alors vous cloue là-haut, au sommet de l'escalier, ce n'est plus la ruine sans fin de la terrasse au crépuscule, ou la danse immobile des colonnes sous le soleil, c'est l'impassibilité formidable du lieu. Figés dans l'incroyable clarté lunaire qui tombe du zénith tel un gel sidéral, un zéro absolu, les temples sont là comme autant de rêves de glace et dans leur marbre si pâle, transparent presque à cette lumière, s'ouvrent des ombres sans fond, parfaitement noires. Parfaitement noirs et parfaitement immobiles, les trois ifs surgissent du glacier, au sud-est du Parthénon. Les Cariatides fixent l'horizon par-dessus la foule où chacun, réduit à sa seule ombre noire sous cette lumière qui dissout les corps vivants dans sa pâleur universelle, voudrait rentrer sous terre mais cependant reste là, fasciné, et se tait. En bas la lumière de la ville au pied de la colline, comme une galaxie gravitant autour de l'Acropole, point fixe de la terre.
À Delphes non plus, je ne saurais prononcer une parole quand sous la lune les Trésors béent, le Théâtre reste vide et le Stade muet. Et qui pourrait couvrir de la voix les secrets que murmure la fontaine Castallic ? Son eau part se perdre sous l'énorme platane qui masque le tournant de la route de Thèbes, celle-là qu'Œdipe suivit certain soir. Quand je passerai sous le platane demain, quittant Delphes par ce même chemin, quelle fatalité emporterai-je, collée à ma peau, à moi qui sous la lune viens peut-être d'entendre, sans le savoir encore, les vers d'un oracle ?...[...]...
...Remonter sur l'Acropole d'Athènes, gravir encore une fois l'escalier céleste jusqu'à « cette planète de marbre où même le temps et les barbares qui vinrent après les bâtisseurs n'ont fait qu'aggraver un lieu qui est la seule preuve donnée au Monde par l'Homme qu'il était fait à la ressemblance de Celui dont il ignorait encore le véritable Nom. »
Extrait de "Crépuscule des Dieux" (Escales d'un Européen) d'André Fraigneau.
***
"Ici, l'Odyssée y a notre âge, l'âge de mes voyageurs, vingt ans.....
« Au pied de l'Acrrropole, dirrectement ! »
C'est le vertige, la panique. Nous passons dans les portières nos têtes aveuglées par la vitesse, par nos cheveux refoulés, nous roulons les yeux, nous ouvrons des bouches de poissons qui se débattent. Les autos folles attaquent une rampe noire, droite, vibrante, qui nous tire au ciel. « Ah ! tu vois ? Tu as vu ? -Non ! Oui ! Ah ! »
Ça y est, j'ai reçu le coup de dent, j'ai reçu la pointe ébréchée du fronton, la canine immortelle. Je retombe. Je n'ai rien vu encore. Des murs, un mur plus que les autres et par-dessus... LE COUP DE DENT. Mais ce n'est pas la mort qui m'est annoncée, c'est le premier éclair d'un jour que... J'ai des yeux de fou. Je tourne vers les voyageurs un visage de fou que le soleil qui descend derrière nos autos dans la mer frappe soudain, gifle, barbouille de rouge. Contre moi, à contre-jour, tous les visages noirs, en plein naufrage. Et celui-ci, qui m'a entendu, le plus proche, le plus aimé, le plus sombre, front à front : « Le premier angle. »
Réplique juste, parfaite, après mon interjection imparfaite (le premier éclair d'un jour). C'est l'architecte, l'homme de métier qui vient de recevoir le « coup de Dent ».
Ici commence après la vitesse, la Canine brusque et la débâcle enivrée, cette marche sur pieds d'homme, les uns derrière les autres, et moi, le dernier de la cordée, vers cet Escalier, pour quoi, sous les uniformes et les prétextes d'une ascension moins périlleuse à tout prendre, nous nous étions embarqués.
Alpinistes d'une Cime unique, vierge à force de pas, invisible à force d'éclat, inconnue à force d'histoire, le danger qui serre nos coeurs à les fendre réduit l'importance de tout autre danger de mort.
« Nom de Dieu ! - Merde ! - » Le Silence.
Je ne vois, je ne veux décrire que ces mains ouvertes, ces fronts, ces corps d'hommes dispersés et immobiles, frappés d'éternité sur la neige d'un marbre immortel.
Je ne décrirai pas les angles de la simple Maison élevée par les Grecs à ce Point unique où le jour et tous les dieux du Ciel, mouvants, fusibles, avant de s'annuler, se Nouent et se balancent un moment, à HAUTEUR D'HOMME.
Tout change et l'on n'explique pas sans sacrilège un mystère aussi limpide. Pendant que nous durcissons sur place, un rose animal gagne le marbre, monte aux tempes du Temple. Voici nos statues temporaires face au temple qui rougit, et déjà le sang se perd dans la pierre, nous bronchons sur des paquets de Pentélique. Le Parisien, assis sur un tambour cannelé, reçoit le dernier trait du jour entre les courtes ailes de ses cheveux.
Dès le premier angle qu'il m'a dit sentir, a-t-il reconnu pour sa maison la Maison au seuil de laquelle il balance, un genou entre les mains ? Cette hésitation nous domine comme la Tour oscille sur Paris. Le jeune homme parle :
« On va leur écrire : on ne revient plus... on voudrait bien, seulement, voilà, on ne peut plus... »
Il faut bien descendre. Notre peu de divinité glisse vite de nos épaules comme une poussière de neige ; mais le jeune homme qui balança demeure silencieux un peu plus longtemps que nous.
Une petite place. Deux tables de fer sous des poivriers. On attend la nuit qui est longue à venir. Du temple, on voit encore, par-dessus des murs inutiles, la Dent.
Je la regarde et le Parisien. Il parle, mais confusément et de projets plus graves que lui. Il redescend, comme les autres, mais doucement, par les plus hauts degrés de l'homme. J'aimerais que sur l'un de ces gradins élevés il arrêtât sa marche et s'étendit.
Quelle nuit ! Devant que l'ombre, Athènes reçoit la vague amère des parfums de l'Attique. Nos guides expliquent : les poivriers. Ces arbustes qui effleurent nos joues de la pointe extrême de leurs palmes plus légères que des bouquets de plume, nous en cassons des tiges qui exaspèrent sous nos mains leur odeur. Ainsi, au premier frottement des ombres, la ville s'allume, réveillée à la vie nocturne.
La lune, des ruines romaines dans un bois de poivriers, tout un gigantesque aimable, de grandes colonnes abattues que l'on peut flatter de la main, mille commerces sur des plateaux volants, le truc des cireurs de bottes, cet air qui se boit comme une liqueur inconnue et la grave énergie des parfums, nous conduisent jusqu'aux bords de l'Illissos.....Et des jardins encore, des poivriers, un remue-ménage de chaises, des treilles, une musique confuse, enfin cette terrasse éblouissante, nos derrières sur des fauteuils de paille, et partout, jonchant la table et sous la table, nos têtes, nos bras, nos genoux, rompus de volupté.
Que l'eau de la source Amaroussi est douce ! (douce comme l'air) - Quel voyageur incorrect pouvait prévoir ces aubergines mangées à la cuiller comme des figues ? Depuis les nobles jurons de l'Acropole, les Français n'ont pas échangé vingt mots. À pleines mains, dans des bassins de cuivre, ils égrènent de ces raisins sans pépins qui portent un nom de jeune fille, Stafillia, et dont les rameaux sont chargés d'une fine poudre de glace.
Nos hôtes grecs, charmants, infatigables, parlent toujours. - « Ah ! Parris ! Montmarrrtre ! Les Nénettes ! Les Georgettes ! »
Je fais oui, oui, de la tête, la bouche pleine de givre.....
Tout de même, l'un d'entre-nous résume: « Ce soir on est dieux. »
Mais moi, j'attends la réplique à l'Acropole, le côté Paris du jeune hésitant. Il fume, rejeté dans son fauteuil, l'oeil vague, dans la direction de la Dent cachée par les arbres. Ne l'ai-je pas désiré ainsi, retenu à la cime de lui-même ? Quel souci d'équilibre me fait le tirer par la manche, lui désignant, sortis dessous les branches, ces soldats grecs, deux evzones: « Que pensez-vous de cet uniforme ? »
L'oeil du jeune homme descend de la cime des arbres, regarde les étranges soldats, s'allume d'une lueur bien différente.
« Cet uniforme ? C'est pas sérieux. » La lippe de Gavroche, une seconde, puis tout le visage remonte avec plus de lenteur et comme malgré lui-même, le long de cette spirale indiquée par la fumée de cigarette, et que, secoué par moi, il a facilement descendu. Il noircit, durcit, rejoint sa noblesse invincible...[...]
... Je me promenai donc à toute heure dans les traces merveilleuses de la première journée.
Je voudrais transmettre de ces exaltations, de ces fatigues solitaires, si vaines, ceci seulement qui me paraît transmissible et les dépasse : plus fortement que le jeu des angles, que les grandes mécaniques de l'architecture, du décor et de la lumière, le marbre grec SE MANGE, le ciel d'Athènes SE BOIT. J'ai manqué à peu près tous les bénéfices de l'esprit, cette satisfaction intellectuelle que j'étais venu chercher. Au pied des seules statues demeurées à leur place, j'ai compris que la sculpture, par exemple, ne comptait pas pour le Grec. Il ne lui demandait que d'être parfaite. Ainsi de toutes les autres manifestations du génie où je suis moins versé.
Mais il n'est pas possible que les Grecs qui ont pétri à grands bras savants tant de prétentions de calculateurs et celles de ces danseurs qu'on leur a toujours préférées, tant de géométrie, de religion, de musique, de marbre, tant de politique, de cannelures, de science des astres et de ventres de chevaux, il n'est pas possible, dis-je, que les Grecs aient mené à bien ce « gâchage » difficile, en tendant vers un autre but suprême que ce GOÛT, que j'ai reçu dans la bouche, cette fluide épaisseur innommable et que je voudrais nommer, cependant, mais bien bas, sans rien trahir: « Ce goût de Voie Lactée. »
Ainsi j'avais cru pouvoir découvrir quelque secret de tragédie ou de nombre, et je recevais, aux parois de ma bouche, une substance comme le pain, le lait ou la joue, une satisfaction animale. Force me fut bien de considérer comme des gênes, des « arrête », les angles, les serpents, les inventions décoratives ou le rébus de la Grèce archaïque, historique, tout ce qui s'apprend peut-être, mais ne se boit pas, ne se touche pas. Et que le jour grec (ce lait de marbre et de ciel) se communiquât spontanément aux Voyageurs incorrects et les comblât en dépit de leurs différences, c'était la découverte de la fraternité par UN AUTRE BOUT DE LA TABLE, à égale distance de la cantine et de la table de communion. Réplique de la nuit fraternelle du Val de Grâce qui, envisagée tout à coup, d'un point du monde aussi lumineux, prend un certain aspect de magie noire."...
extrait de "Les Voyageurs transfigurés", André Fraigneau, 1933.
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"Les histoires qui composent ce livre ont elles-mêmes une histoire, fort anecdotique, mais dont j'espère pouvoir tirer ce qu'il est convenu d'appeler une « morale » et quelques explications sans trop alourdir un ouvrage tout dédié aux coeurs d'enfants ni trop importuner ses lecteurs.
Au musée d'Olympie, un été, comme nous sortions, quelques amis et moi, de la salle où nous venions d'admirer l'Hermès de Praxitèle, un groupe de visiteurs conduits par une dame échevelée, de nationalité confuse, et sans doute spécialiste de questions d'art, entra, que nous croisâmes dans la porte. La dame-guide tendant l'index vers la statue sublime cria à l'intention de sa clique: « Je vais vous montrer pourquoi Il n'est pas bon! »
Je prévoyais trop ce que pouvait objecter cette créature laide et perdue de théories abstraites à la grâce pure et simple du dieu nu. Je ne la suivis pas pour écouter ses explications techniques, ce que firent pourtant mes amis. Bientôt d'ailleurs, les éclats de rire, les insolences et les farandoles d'une jeunesse décidée à venger le chef-d'oeuvre de tant de bêtise prétentieuse, conduisirent la spécialiste, sa suite, mes camarades et moi-même dans un grand désordre jusqu'à la sortie du musée où nous nous retrouvâmes chassés par les gardiens. Je continuai à réfléchir : « Il est certain, me dis-je - prenant bien entendu le contre-pied de la technicienne - il est certain que l'Hermès n'est pas, seulement beau, il a l'air bon : pourquoi? Eh! c'est qu'il sourit avec innocence pour enchanter le petit Dionysos qu'on lui a confié et qu'il tient sur son bras gauche à la hauteur de son coeur. Mais, vers quelle promesse perdue au bout du bras droit, perdu, hélas! de l'Hermès, l'enfant Dionysos tend-il ses mains et tout son visage charmé? Une grappe? Une petite tortue? ou bien la lyre qu'Hermès inventa pour la donner ensuite avec négligence à Apollon l'appliqué? Qu'importe! La statue de l'Hermès de Praxitèle est mutilée d'un bras et de sa promesse incertaine, mais il nous reste la perfection d'un corps et le sourire d'un visage où le beau et le bon, comme dans l'unique adjectif grec désignant à la fois ces deux vertus, s'unissent en une seule Grâce qui doit suffire à nous combler.
Cette grâce de l'Instant, il m'apparait que les enfants y sont particulièrement sensibles. J'ai donc choisi comme témoins de certains « moments purs » de la vie humaine que j'ai voulu réunir dans cette suite romanesque, des enfants, un seul enfant, si l'on veut (et qui pourrait être Guillaume Francœur), dont l'âge varie de la treizième à la quinzième année. C'est dans la vie humaine ce que je voudrais appeler le Temps de la Transparence. Plus tôt, les individus ne me paraissent pas posséder la mémoire nécessaire; plus tard, l'adolescence s'abat soudain comme un uniforme moral, aimable ou ridicule suivant chacun, sombre de couleur, vague de contours, tissé d'inquiétudes, d'aspirations, de vanité ou d'humilité excessives. Elle a ravi chacun de nous, parce que comme tout uniforme, elle nous a rassurés. Mais c'en est alors fini pour le témoignage que je recherche. Un adolescent ne pense plus qu'à soi-même: il espère, il désespère, déjà! Il n'est plus attentif au passage de l'Inespéré.
André FRAIGNEAU, préface à son livre "la Grâce Humaine", 1938.
la Grèce de Michel Déon
Il n'y a plus de tours d'ivoire où s'enfermer, mais il y a encore des îles où l'on goûte un répit. L'Adriatique et la mer Égée en comptent quelques centaines. Environ quatre-vingts d'entre elles sont dignes d'attention par leur passé ou leur présent, belles ou froides, vivantes ou mourantes. De Spetsai à Patmos, en passant par Rhodes, Corfou, Lesbos, Skyros, Paros, Antiparos, Naxos, Chypre, Hydra, Kalymnos et Léros, Michel Déon a réuni une gerbe d'histoires, de caractères, de souvenirs qui évoquent le parfum de ces îles et leur séduction comme aussi parfois leur tristesse et leur solitude. Des hommes habitent ces lieux privilégiés. L'existence n'en n'a pas toujours fait de doux agneaux, et depuis Ulysse et Thésée nous savons que les Grecs ont plusieurs vérités, mais que ce qui est en cause ce n'est pas leur sincérité, c'est leur double appartenance : à l'Occident par goût et parce qu'ils lui ont donné une civilisation, à l'Orient par nature et parce que la géographie les y oblige. Les séismes, les tempêtes, les guerres et le tourisme passent sur ces îles et semblent parfois les ravager. Pourtant elles gardent une âme inaltérable. Le rendez-vous de Patmos se termine par une interrogation, celle que pose la Révélation de saint Jean à des hommes qui ont cessé de croire que tout est beau et bon dans le meilleur des mondes, mais à qui l'émotion d'un chant perdu, les secrets des amours, l'inépuisable roman des dieux et des héros, les ferveurs du soleil et la passion de la mer ont rendu la sérénité.
(récit paru en 1965)
Spetsai, une île proche dHydra, au large du Péloponnèse, rassemble dans son port, sur ses collines et chez ses habitants les envoûtements de la Grèce. Avant de s'y fixer pour plusieurs années, Michel Déon y a passé six mois comme à un balcon, goûtant aux heures du jour et de la nuit, découvrant les charmes, les tristesses, les gaietés, les amitiés et les allégresses d'une existence en marge du monde. Le Balcon de Spetsai est le récit de la première rencontre avec une Grèce quotidienne dont la morale exquise et salutaire est inimitable.
(récit paru en 1961).
la Grèce de t'Serstevens
A. t'Serstevens occupe une place très singulière dans la littérature contemporaine. Il est poète, romancier, mais avant tout voyageur, et il fut un des rares écrivains de notre temps à perpétuer une tradition où s'illustrèrent jadis le père Labat, le président de Brosses, le Père Hue et Théophile Gautier : la tradition, pourrait-on dire, du dépaysement humaniste.
Passionnément amoureux de la vie, des êtres et des paysages, il ne parcourt le monde que pour en mieux comprendre l'authentique originalité. Il possède au plus haut point cette gaieté devant les choses, cette honnêteté sans conformisme qui lui permet d'entrer en sympathie profonde avec les hommes et les éléments. D'où le charme extrême de ces Itinéraires qui nous emmènent aujourd'hui en Grèce continentale. Pour les Grecs, comme pour A. t'Serstevens " l'homme est la mesure de toute chose " et " Itinéraires de la Grèce continentale " illustre ce que l'auteur, de son vivant, disait de lui-même : "je suis un ouvrier consciencieux qui travaille avec des mots, comme un menuisier avec du bois ". Pénétrer dans l'intimité d'un peuple, se mêler à sa vie quotidienne et découvrir en même temps derrière des visages contemporains la trace vivante de la tradition, de l'histoire et de la légende, c'est ce que souhaite celui qui pose le pied sur une terre étrangère, non pour y distraire son ennui mais pour y lire, dans les regards humains et dans les paysages où se confondent l'eau, la terre et la pierre, la longue aventure de l'homme. C'est pour ce voyageur emporté vers la mer hellenique et vers ce sol où pour la première fois le sourire de l'homme fut rayonnant, à l'égal de celui des dieux, que A. t'Serstevens a écrit ce livre.
(les livres de t'Serstevens sont illustrés par Amandine Doré)
Aux deux bouts de cette longue guirlande se trouvent deux îles qui se distinguent curieusement des autres Corfou et Thasos, couvertes d'une végétation si drue qu'elles semblent des corbeilles bercées par la houle. Les autres, que les anciens considéraient comme les jardins d'une Hespéride méditerranéenne, ont été presque entièrement nettoyées de leurs forêts par leurs occupants successifs. On sait que les Vénitiens, bâtisseurs de cités lagunaires et grands constructeurs de navires, étaient de terribles bûcherons. Toutes les séculaires pineraies des îles dalmates ont fourni à Venise les pilotis de ses palais, et le bois des îles grecques était le grand commerce des familles patriciennes qui ne rougissaient pas d'une telle dévastation ni d'une telle dérogeance. La plupart des îles en sont restées dépouillées de leur riche manteau. Mais elles gagnent ainsi en grandiose et en plastique sévère ce qu'elles ont perdu en charme bucolique. Rien n'est plus noble que leurs profils rocheux qui se découpe nettement sur le ciel et se teintent des couleurs les plus délicates, à mesure que le soleil s'élève ou décline. On ne peut parler ici de couleurs mais de nuances, tant la gamme des tons est d'une délicate aristocratie.
Si l'on excepte Rhodes la mordorée, Kalymnos la bleutée, Corfou la vénitienne, et deux ou trois îles proches du continent grec, toutes les autres nous offrent le même radieux décor de villes toutes blanches édifiées sur des collines rousses, ou nonchalamment étendues le long du rivage. Un blanc où il n'y a de vert ou de mauve que les ombres de midi ou du soir, un blanc mat qui n'évoque ni la neige ni le marbre, un blanc de chaux tant de fois renouvelé qu'il arrondit les angles des murs et en amortit les reliefs, et si universellement blanc qu'on n'y voit pas la moindre tache, à croire que les habitants de ces bourgs ont sans cesse à leur portée un pot de cette couleur candide et un pinceau dont ils recouvrent la plus petite macule. Cette passion du blanc va jusqu'à en peindre le tronc des arbres, la bordure des trottoirs, le contour des dalles, les pots à fleurs, et même parfois les tuiles des toits. Et tant est suave la lumière de ces archipels, toujours tamisée par une fine brume venue de la mer, que toute cette blancheur n'a rien d'éblouissant, caresse l'oeil sans le blesser, et absorbe toutes les couleurs qui l'environnent, même les rouges et les orangés. Et le ciel bleu fin, sans outremer, ne semble là que pour encadrer de son immuable sérénité tant de surfaces liliales...[...]...
Tous les bourgs et villages de ces îles, par leur blancheur unanime et le caractère purement local de leur architecture, sont un enchantement pour l'oeil et pour l'esprit, à ne savoir que choisir pour sa délectation entre Santorin, par exemple, crête lumineuse d'une falaise brûlée, ou Patmos juché sur son piton, de l'indolent Paros, les pieds dans l'eau, ou Kos allongé sur sa rive de sable. Somme toute les villes des archipels, parce qu'elles font corps avec les admirables paysages qui les encadrent, et ont conservé toute leur personnalité, sont beaucoup plus grecques et plus séduisantes que celle du continent.
***
Un des derniers témoins de cette longue lignée de voyageurs humanistes, où brillèrent jadis Montaigne, Théophile Gautier ou Barrès, Albert t'Serstevens s'est toujours efforcé d'être un écrivain du plaisir - plaisir qui est aussi celui du lecteur - et dont déborde le Périple des Archipels Grecs : le plaisir de redécouvrir, en gardant toujours le contact avec les hommes d'aujourd'hui, les traces de l'homme et l'empreinte des dieux sur cette terre qui est comme " un bouclier posé sur la mer au sourire innombrable".
De l'un des livres de A. t'Serstevens, Paul Léautaud écrivait : "J'ai lu, ces trois dernières soirées, un très beau livre de voyage de t'Serstevens. C'est écrit sans bavardage, cela n'a rien d'un guide. C'est hardi, personnel, d'esprit libre, aristocratique. Un personnage de femme ou de maîtresse y met de temps en temps un charme intense... Deux choses survivent au tumulte et à l'agitation des hommes : l'amour et l'art". Ce livre aurait pu être "le Périple des Archipels Grecs".
(note : il s'agit ici de la Grèce des années 50/60)
(sur t'Serstevens : http://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_t'Serstevens )