regardons un âge finir (Abel Bonnard)
"...élevons-nous encore un peu, regardons un âge finir. Une laideur uniforme s'étend sur toute la terre. La fête de la vie s'éteint et ce changement s'opère avec une rapidité dont on est saisi. Il me souvient d'avoir, enfant, regardé avec consternation, à la campagne, une fille de cuisine plumer un faisan. Empoignant sans égards l'oiseau magnifique, où je voyais comme un abrégé de tout l'automne, elle arrachait à pleines mains les plumes merveilleuses, et la peau nue qui apparaissait à leur place avait quelque chose de pauvre et de presque obscène dont j'étais gêné. Ainsi s'en va, maintenant, la beauté du monde. La couleur d'une veste ou d'une ceinture, l'éclat d'un bijou, tout ce qui était pour une race, une tribu ou un homme une façon brave et naïve de s'annoncer, de parader au soleil, tout cela aura bientôt disparu. Naguère encore, dans l'Asie entière, le moindre ustensile relevait de l'art. Au Japon, en Chine, les fleurs de la pivoine, les ailes ouvertes du papillon riaient sur le bol des plus pauvres gens. La morne production des fabriques a tout supprimé. Les objets morts de l'industrie ont partout remplacé les objets vivants des arts. Partout où cette industrie s'établit, elle change les conditions de la vie; elle en a créé, au Japon, qu'on n'y avait jamais connues, et qui altèrent profondément les fortes et délicates vertus de l'âme japonaise. La fumée de l'usine aveugle de son bandeau les yeux qu'extasiait la candeur de la première neige. En même temps que l'art manque à l'homme, la nature, elle aussi, recule. Les cerisiers, les pruniers, qui poussaient leurs branches fleuries jusque dans la porte ouverte des chaumières s'éloignent des faubourgs impurs. Les augustes cérémonies où se conservait pompeusement l'âme d'une race, privées de l'esprit qui les soutenait, pâlissent et meurent. On voit s'effacer, derrière les peuples, la perspective profonde et dorée de leurs légendes et de leurs croyances, qui était, pour chacun d'eux, comme sa façon particulière de rejoindre l'infini. La campagne et la maison se dépeuplent de leurs habitants divins, les uns secourables, les autres effrayants, mais ceux-là mêmes comme apprivoisés par un long compagnonnage avec leurs dévots et laissant une familiarité presque espiègle se jouer autour de leurs figures terribles. Dans un monde déshérité où il ne relève désormais que de ses besoins, l'homme n'ajoute plus de rêve à ses jours. Cette immense décoloration annonce la fin d'une époque. Ce qui se perd, c'est tout ce que l'homme avait acquis, conquis sur soi-même, tout ce qui était hiérarchie, moeurs, discipline, et il ne reste, à la place, que la monotonie des appétits. A vrai dire, certains caractères distinctifs ne s'effacent pas, la nature les a trop profondément empreints dans les races. Ce ne sont point les différences qui disparaissent, mais la variété, c'est-à-dire l'expression pacifique, esthétique, heureuse de ces différences; elles ne résistent que dans ce qu'elles ont de rude et d'ingrat. La terre était plus spacieuse autrefois, plusieurs civilisations y tenaient à l'aise : Louis XIV, sur son trône, ne gênait pas Kang-Hi sur le sien. Les empires se comparaient, chaque orgueil avait pour limite une politesse. Des communications plus rapides ont abrégé toutes les distances, mais on n'a jamais si bien vu que certains facteurs, quel que puisse être leur pouvoir de destruction, sont incapables de rien susciter, dans l'ordre qui les dépasse. Ces enchevêtrements d'intérêts, dont on attendait paresseusement tant de résultats pour les moeurs, n'ont réussi qu'à faire des ennemis plus voisins. Le monde s'unifie, il ne s'unit pas. Sous une laideur également partagée, les peuples sont plus défiants et plus jaloux que jamais, mais, à présent, chacun ne défend qu'une âme sans trésors et sans parures. Devant ces ravages, le coeur désolé se rejette vers tout ce qui va périr. On voudrait ressaisir, retenir dans ce qu'elle a encore de vivant cette vieille Asie merveilleuse, où les conquérants se faisaient dire des vers, où tous les princes aimaient les jardins, où s'élevait, comme un jet d'eau, le babil ravissant de la Perse conteuse. Le grand charme de l'Asie, c'est que nul homme n'y vit séparé. Quelque chose de la plus haute spéculation des Sages descend jusque dans l'hébétude du rêveur infime accroupi au bas du ciel bleu. Comme, dans une forêt, une branche plus haute semble faire un geste pour tous les arbres, de même un acte quelconque y parle soudain pour toute une race. Chez nous, au contraire, l'homme médiocre est arrogamment soi-même et n'est que cela. Qu'on le transporte là-bas, son infériorité s'y accuse encore. Montrant souvent d'autant plus de hauteur aux indigènes qu'il était plus enragé d'égalité, tant qu'il avait à craindre d'être soumis lui-même à des supérieurs, bruyant, grossier, incongru, dans un monde où tout est réserve, allusion et finesse, il n'y apparaît que comme le parvenu de la puissance. Mais on se ferait de ces grandes oppositions une idée insuffisante si on ne les envisageait que sous ces espèces. Pour bien se les représenter, il faut rendre au génie occidental toute sa stature. L'Asie est simple et rattachée jusqu'à sa base à ce qu'elle a produit de plus élevé. Aujourd'hui, l'Europe est double, c'est-à-dire que, dans ce qu'elle a d'hommes ordinaires, elle ignore ou renie ses supérieurs. Ceux-ci ne sont plus que des souverains solitaires. Pour dignement la connaître, il faut pourtant remonter jusqu'à eux. L'Asie ne séduit par sa façon de tout embrasser sans rien définir, de mêler sans cesse la pensée au rêve et de garder la sagesse, en nous laissant la méthode. Mais c'est en Occident seulement que l'homme a osé entreprendre, de ses richesses spirituelles, l'inventaire courageux qui devait le laisser plus pauvre, et comme l'ardeur d'apprendre n'est que l'expression épurée du besoin de conquérir, ainsi l'esprit critique, rigoureusement entendu, est un véritable héroïsme intellectuel, en comparaison duquel la bravoure naïve d'un guerrier fait presque sourire. Sans doute, il est impossible de n'avoir pas honte des ravages que fait en Asie l'esprit moyen de l'Europe, encore faut-il se souvenir que l'Europe aussi, dans le même temps, suscite, parmi ses fils, ceux qui, par leur étude ou leur amour, nous rendent sa rivale toujours plus présente : de sorte qu'au moment même où elle risque de manquer au voyageur, elle se recompose en nous, cette Asie où les capitales veuves ramènent sur elles un pan de désert, où ce ne sont pas seulement les fleuves, mais les sentiments de l'homme qui ont eu un cours plus vaste qu'ailleurs et plus libre, où là cruauté s'est portée à des excès inouïs, où la compassion, moins étroite que chez nous, abrite tout ce qui vit et jusqu'à l'existence condamnée des pierres, où l'art, bien plus voluptueux que le nôtre, sait aussi accompagner l'âme bien plus haut, jusqu'aux retraites du dédain, jusqu'aux sommets du renoncement. Asie, aïeule enfantine, plus crédule que nous, puisqu'elle s'enchante de contes, moins crédule aussi, puisque, perçant d'un regard les grossières illusions auxquelles nous sommes adonnés, elle nous apprend à n'être plus les dupes de rien, pas même de nous. Il n'est pas aujourd'hui d'esprit élevé qu'elle n'atteigne. Au moment même où nous attaquions sa base, elle investissait nos sommets : au moment où le matérialisme moderne envahissait son domaine, elle s'emparait, en Europe, de tous ceux que ce matérialisme comblait de dégoût. Tout lui est contraire au bas de nos hiérarchies, tout lui devient ami à leur faîte. Peut-être la revanche qu'elle prend ainsi a-t-elle quelque chose de mélancolique et de vain. Il n'en faut pas moins tenir présents tous ces échanges, et se figurer, en les mettant chacun à son plan, ces mouvements divers et opposés, si l'on veut se faire de notre temps une idée qui ne lui soit pas inégale. En bas, pour la multitude des hommes, la poésie du monde se dissipe et s'évanouit : en haut, elle se rassemble. Les Taoïstes, autrefois, en Chine, suspendaient aux branches des arbres, quand le soir tombait, des miroirs de bronze, pour que s'y condensât l'eau toute pure, la rosée nocturne : ainsi, maintenant, quelques âmes recueillent et sauvent le sublime épars..."
extrait de "En Chine" par Abel Bonnard (1924)