Notre culture distingue et nomme plusieurs façons d'aimer : L'ancienne sagesse des
Grecs avait distingué Erôs (désir) et Philia (amitié). L'Evangile ajoute Agapè ( bonté généreuse ou charité).
Brièvement, l'éros désigne l'amour sensible et instinctif ; la philia, l'amour spirituel et personnel (prédilection) ; l'agapè, la participation à l'amour divin. L'homme n'aime
complètement que lorsque l'amour d'amitié purifie l'amour de désir, et qu'à son tour celui-ci est assumé dans l'amour divin. Mais les trois degrés restent indispensables ; c'est seulement par
leur compénétration que chacun d'eux, à sa manière propre, conduit à la totalité de l'amour. L'amour de désir sans l'amitié, et tous deux sans l'amour de charité, tendent à dégénérer.
Inversement, l'amour de charité ne peut se développer sans l'amour de désir et d'amitié. Ils lui préparent le terrain, offrent une matière à son souffle de vie ; l'agapè qui se détache d'eux, ne
peut que se dessécher, devenir anémique et froid. L'agapè incluant essentiellement ce qui le précède.
L'EROS
C'est Platon qui a étudié l'éros en détail. Il voit dans l'amour sensible et instinctif, qui chez l'homme éclate sous forme de passion et le surprend souvent comme un destin
inéluctable. L'éros est attiré par la beauté : il est une inclination irrépressible vers l'union avec ce qui nous attire, et ainsi nous révèle à nous-mêmes, car quelque chose en nous répond à
l'appel. Il s'agit d'abord de la beauté sensible, mais, par une puissante dialectique d'ascension, le désir est entraîné au-delà du domaine des sens et de l'instinct. A partir de la beauté
sensible, surtout celle du corps humain, il s'élève à la beauté du savoir et de la vertu, aussi bien que de l'âme humaine qui s'y extériorise, jusqu'à ce qu'enfin, au terme de son ascension,
éclate le rayonnement du Beau en soi, de la Beauté originelle et éternelle, qui contient toute beauté et qui est la cause première de tout ce qui est beau. La Beauté originelle coïncidant avec la
Bonté originelle. Le point de départ de l'amour de désir est dans la perception sensible de la beauté, il appartient d'abord au domaine corporel et visible : l'éclat rayonnant des formes et des
couleurs, les figures harmonieusement développées. Tout celà emporte l'éros et procure à l'homme un profond bonheur. Mais comme c'est le Bien qui brille dans le Beau, c'est vers lui qu'en fin de
compte tend l'éros.
Chez l'homme l'attirance instinctuelle est l'acte d'une personne spirituelle, informée par une perception qui va au-delà des formes sensibles comme telles. C'est par l'éros que
nous sommes attirés et portés à l'admiration par la majesté des montagnes, l'immensité de la mer, la splendeur du ciel étoilé....notre vie serait infiniment plus pauvre sans la sensibilité de
l'éros à la beauté.
Mais l'éros s'accomplit tout particilièrement dans la rencontre avec l'homme ; c'est là que la beauté sensible atteint son achèvement. De la forme corporelle de l'homme rayonne
une telle beauté que les plus grands artistes de tous les temps n'ont jamais pu l'épuiser. La raison en est que le corps ne se réduit pas à ce qui est animal, il porte l'empreinte de la vie
spirituelle qui l'informe. La richesse et la profondeur de l'esprit rayonnent du corps de l'homme. Voilà pourquoi l'homme, plus que tout être, attire l'éros. La diversité des sexes n'entre pas
encore en jeu. L'amour sensible et instinctif des hommes entre eux ne coïncide pas avec l'amour sexuel, ou l'amour des deux sexes entre eux.
L'éros est quelque chose de beaucoup plus dominant dans la vie humaine, dont il imprègne la plupart des activités. Quand les hommes tissent un lien profond, l'éros présent,
vibrant, les délivre de l'isolement figé et les porte l'un vers l'autre par un courant vivant et vivifiant. Alors naît le vrai dialogue qui dépasse le bavardage vide pour devenir un riche échange
mutuel.
Un
lien particulièrement profond caractérise l'amitié dont la chaleur enveloppante provient de l'éros. Dans un autre registre mais de façon semblable, la relation entre le maître et le disciple est
portée par l'éros, sans lequel il ne saurait y avoir d'étincelle, malgré toute la bonne volonté de l'éducateur. C'est grâce à l'éros qu'un enseignement passe, qu'un discours saisit les auditeurs,
qu'un spectacle empoigne les spectateurs, qu'un concert soulève l'enthousiasme. L'éros est également à l'oeuvre dans l'élan créateur de l'artiste : Eros cosmogonique, puissance mystérieuse, voix
de la nature, se situant souvent à une grande distance du sexe, dans la soumission de l'artiste à la sévère ascèse des formes. Il vibre même dans la religion, jusque dans ses élévations les plus
sublimes, surtout mystiques. Dans le don de soi religieux, il arrive que l'éros glisse jusqu'à l'amour sexuel ; c'est ce qui explique la prostitution sacrée, ou les accents troubles de certains
textes mystiques...
EROS ET SEXE
L'éros et le sexe ne sont pas la même chose; cependant, ils sont reliés l'un à l'autre par une sorte de proximité intérieure. Ainsi, dans le langage actuel, le mot "érotique",
qui vient du mot "eros" mais n'embrasse nullement toute l'étendue de ce dernier, est-il limité au domaine sexuel. Le sexe étant cette réalisation de l'éros dans l'amour entre les
sexes.
Les Grecs essayaient d'expliquer l'attrait entre l'homme et la femme par un mythe selon lequel l'homme, originellement unique, androgyne, fut partagé en deux moitiés, l'une
féminine, l'autre masculine, de sorte que ces deux moitiés cherchent, avec une force primitive, à reconstituer l'unité originelle.
Dans le récit de la Genèse, la femme est faite à partir d'une côte tirée de l'homme, et Dieu la donne à ce dernier comme compagne et aide.
Il
est certain que l'homme et la femme sont, de part leur constitution physiologique et psychologique, ouverts et complémentaires l'un pour l'autre. On retrouve cette complémentarité dans d'autres
traditions cosmogoniques, comme par exemple le Yin et le Yang, qui précise en outre, que rien n'est tout à fait Yin ou Yang et que chacun possède une "trace" de l'autre, renforçant ainsi cet
entrelassement complémentaire.
L'union entre les sexes englobe l'homme tout entier et apporte une profonde béatitude. C'est pourquoi la plupart des hommes sont conduits à réaliser l'éros sous la forme de
l'amour sexuel. Les deux personnes, désirant vaincre la solitude -solitude que nous portons tous en nous pour autant que nous sommes des individus libres-, peuvent prendre part à une relation où,
surtout au moment de l'union sexuelle, chacun expérimente un partage profond au niveau de l'être -avant de se retrouver seul, peut-être plus seul que jamais.
L'union sexuelle contient une promesse qu'à elle seule elle ne peut remplir. Son désir dépasse l'homme.
MASCULIN / FEMININ
Mais l'ancienne conception de l'homme androgyne touche à une autre vérité. Chaque personne, homme ou femme, a des caractéristiques masculines et féminines, bien que dans des
proportions variables. (symbole du Yin/Yang). Ici, il faut faire une distinction entre le fait d'être homme ou d'être femme, déterminé par une différenciation au niveau biologique et
physiologique, et notre masculinité-féminité, lesquels sont des stéréotypes culturels : des qualités que la culture ambiante attribue de préférence à l'homme ou à la femme. Ainsi attribue-t-on à
l'homme force, agressivité, initiative, affirmation de soi, pensée objective, etc...à la femme tendresse, chaleur, intuition, sensibilité, patience, sympathie, pensée subjective, dons
artistiques, etc...
Ces attributions sont très influencées par des données historiques, sociologiques et culturelles, de moins en moins acceptées de nos jours et remises en question tant par les
hommes que par les femmes. C'est un fait. Le plein épanouissement de la personne humaine est recherché au-delà et doit posséder toutes les qualités, "masculines"et "féminines", en quelque
mesure; ce processus est décrit comme l'intégration de l'animus (principe masculin) et de l'anima (principe féminin) dans la totalité de la personnalité.
Celà est aussi vrai pour la contemplation. Le regard contemplatif sur des êtres et des personnes requièrent totalement l'intuition, la sensibilité, la tendresse, et la capacité
d'une certaine passivité active que notre nature d'homme contient.
Par ailleurs, n'acceptons pas un image de l'homme préfabriquée par une culture coupée de beaucoup de ses sources profondes. Je ne sais pas par avance ce que c'est qu'être
homme. Je découvre mon "être-homme" peu à peu, face à la vie et la mort, face aux autres personnes, face à la femme (une étape essentielle), et en fin de compte face au
Divin.
LA
FACE OBSCURE DE L'EROS
Pour les Grecs, l'éros était un démon : non au sens actuel d'esprit maléfique, mais comme démiurge, situé à mi-chemin entre l'humain et le divin, pouvant être bon ou mauvais
pour l'homme, source d'immenses richesses, mais aussi risquant de détruire l'homme par sa puissance mystérieuse.
Car l'éros -le désir- plonge ses racines dans les profondeurs obscures du créé et, comme la vie elle-même, ne se réduit nullement à nos idées et à notre compréhension. Au
contraire, il est capable de déferler sur l'homme et de renverser toutes ses résistances, se moquant du raisonnable et du sage.
L'éros inscrit dans le rythme du corps la soif métaphysique de l'autre : dilection incarnée. Elle vient du fond des âges, de l'origine même de la vie, lourde de l'histoire
multiséculaire de l'humanité. Elle informe notre imaginaire, nos rêves, de ses formes, de ses archétypes, de ses mythes. Le désir le plus haut de l'esprit s'incarne dans la chair, pour ainsi
dire, directement, sans passer par la médiation de l'intelligence claire.
Le
corps est son lieu, son signe. Tout celà se condense dans la rencontre avec l'être aimé.
La
sourde voix de la nature incoercible se fait entendre dans la passion des amants. L'acte charnel est un abandon, une extase, une sorte de mort. Chez certains animaux inférieurs, le mâle meurt
dans l'acte de copulation. La vie naît de la mort, de la perte de soi. La mort et l'amour s'appellent mystérieusement.
La
joie la plus intense s'accompagne, avec la même intensité, de la conscience de l'imminence de la mort. Il semble que l'une n'est pas possible sans l'autre. dans ce feu, l'homme, sorti de
lui-même, ne possède plus aucune garantie de sécurité en lui-même. Cette loi de l'amour se vérifie aussi dans l'expérience mystique. Au fait, nous serait-il possible d'aimer, dans le sens le plus
profond du mot, si nous n'étions pas mortels ? Sans le tragique de la mort inéluctable de l'aimé, et de notre mort ? Pouvons nous concevoir un amour sans souffrance, sans parfois, soif de
souffrance, de sacrifice ?
Plus mystérieusement encore, y a t-il amour sans haine dans quelque recoin secret du coeur ? La passion, au moins, éros dans son
expression la plus "démoniaque" (au sens grec) mène parfois à la destruction de celui qu'elle investit.
L'amour passionnel pousse l'homme et la femme l'un vers l'autre avec une force primitive et aveugle. C'est seulement par une dure lutte pour incorporer la passion dans
l'ensemble de l'amour, pour l'informer par l'amour d'amitié, basé sur la perception de la valeur spirituelle de la personne de l'aimé(e), que l'éros devient un amour humain et libre. Il faut que
l'homme soit suffisamment capable de dominer son désir pour ne pas lui être soumis. Par là, l'éros n'est ni diminué ni écrasé; au contraire, il est libéré pour être conduit à son achèvement.
L'éros nous influence de deux façons. Il est une force instinctuelle du désir, aveugle, non libre, prépersonnelle, parfois destructrice, qui nous pousse avec violence. Il est aussi l'attrait
souverain des valeurs qui nous transcendent : le beau, le bien, l'amitié, le sacrifice, la vérité, qui nous attirent et nous font nous transcender vers ce qui est au-dessus de nous ; vers le
Divin lui-même. Cet attrait éveille ce qui est le plus profond en nous ; notre réponse est l'oeuvre d'une perception spirituelle et fonction de notre liberté. Pour que ce soit possible, il faut
que la force instinctive soit informée et ordonnée, dans la mesure du possible par notre liberté perceptive. L'éros, ainsi libéré, peut aller, paradoxalement, jusqu'au renoncement par amour, pour
un plus grand amour. Le désir peut être vierge tout en brûlant de sa flamme la plus pure et la plus vraie.
Avant de quitter l'éros, ressaisissons d'un seul regard l'ampleur de son champ, du fond obscur prépersonnel de l'homme, à travers l'attrait et la création de la beauté, la
rencontre entre des personnes, l'amour sexuel, et jusqu'à l'amour mystique de Dieu. L'élan de l'amour de désir ne meurt jamais, car il cherche, en vérité, non pas sa satisfaction mais sa propre
intensification. " Qui me boira, aura toujours soif " (Si 24,29). Seule une source intarissable, infinie, peut désaltérer sa soif illimitée.
(larges extraits de "Le bonheur d'être chaste" par "un
Chartreux" (Presses de la Renaissance, 2004).
En parallèle avec ce texte, on peut chercher dans l'exposé de Julius Evola le développement de données dites
"traditionnelles" . Il serait inappropriée de les qualifiées "d'évoliennes" car ces doctrines existent sans Evola. Le mérite d'Evola fut de les commenter ou les interprêter pour nos
mentalités modernes, les proposer à notre réflexion dans une époque où tous les repères sont brouillés. (Panséxualisme, psychologisme, matérialisme biologique, etc...). Un choix de textes sera
sans doute proposé plus tard sur ce blog mais il est utile de rappeler la principale référence "évolienne" sur le sujet : "Métaphysique du Sexe" (plutôt la dernière édition chez "l'Age
d'Homme" , qui contient des appendices inédits par rapport à la précédente édition "Payot" ).
En dehors du point de vue d'un auteur catholique cité plus haut, je rappelle la référence "orthodoxe" (Costa de Beauregard) mise en lien sur ce blog.
D'autres références sont bien-sûr importantes sur la question... depuis le Banquet de Platon jusqu'aux dernières études de l'anthropologie. L'opportunité d'y recourir se présentera ou
pas....je ne suis pas un blog spécialisé sur la question. Je préfère aujourd'hui l'abord littéraire et autobiographique. J'aurais donc sans doute l'occasion de vous parler d'un essai d'André
Fraigneau sur la sexualité humaine.