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Bainville et le Kosovo

Publié le par Christocentrix

La revanche de Kosovo par Jacques Bainville

Soulevant un instant les lourds soucis de l’heure présente, la méditation doit s’arrêter sur ces champs de bataille de l’Orient où les armes prennent leur revanche, de désastres séculaires. Honte aux esprits obtus et aux imaginations pauvres qui nient que « les vivants soient de plus en plus gouvernés par les morts » ! Honte aux intelligences mesquines pour qui est invisible la chaîne qui relie les générations d’un même peuple ! En pénétrant dans Uskub reconquise, le dernier soldat de l’armée serbe savait qu’il entrait dans la ville qui, voilà six cents ans, était la capitale de ses aïeux. En battant les Turcs au Champs-des-Merles (Kosovo, en langue slave), le plus humble des fantassins de Serbie savait qu’il prenait la revanche d’une bataille perdue par les siens cinq cent vingt-trois ans plus tôt.

C’est ainsi que l’Histoire et le passé règlent la vie du monde moderne.

Seulement, si la nation serbe s’est réveillée après des siècles d’oppression et de sommeil, si elle s’est mise tout entière au service de l’idée de revanche, si le nationalisme est devenu sa règle de vie, il ne faudrait pas se figurer tout de suite que ces choses-là se sont faites toutes seules et par création spontanée. Comme à tous les grands mouvements de même nature qu’enregistrent les annales de l’espèce humaine, il a fallu d’abord les gardiens de la flamme, et puis des excitateurs qui furent des philosophes, des savants, des intellectuels, avant que le constructeur politique, puis le soldat, apportassent les conditions du succès définitif.

Aux nations qui prennent leur revanche, il faut d’abord des esprits nobles et désintéressés, mainteneurs de la tradition, qui ne laissent pas succomber l’idée. Il faut ensuite que des poètes, des écrivains capables de susciter cette élite enthousiaste qui arrache les peuples à leur torpeur, recueillent l’idée conservée dans les sanctuaires et lui rendent la vigueur de la nouveauté et de la jeunesse. Ni l’un ni l’autre de ces deux éléments n’a fait défaut à la Serbie.

Si brave soit-elle, la race serbe eût peut-être oublié qu’elle avait un jour été libre, glorieuse et prospère, et que l’Empire de son tsar Douchan avait été comparé à l’Empire de Charlemagne. Vaincue par le Turc, elle risquait d’être à jamais absorbée par le vainqueur. Sa noblesse n’avait-elle pas donné en grand nombre le signal du ralliement et de l’apostasie en se convertissant à l’Islam pour garder ses biens ? Mais le prêtre, affranchi des intérêts matériels, veillait. Il fut, durant des siècles, le dépositaire du patriotisme et de la foi.

Comme l’a très bien dit un historien enthousiaste, M. Jaffre du Ponteray : « Au temps où les vieux rois serbes couvraient le pays de monastères, ils ne se doutaient guère qu’ils élevaient des refuges aux débris de leur nation et qu’en assurant à leur dépouille mortelle un abri contre le vandalisme des siècles, ils assuraient aussi la survivance de leur race. À côté de la lampe qui devait brûler nuit et jour au-dessus de leurs tombeaux, l’Église serbe a pieusement entretenu le foyer d’où a jailli l’étincelle patriotique : sous son toit, la vie nationale, à l’abri de la tourmente, a pu se sauvegarder proscrite, mais intacte. C’est elle qui, malgré la servitude et l’ignorance obligatoire, a préservé la patrie serbe de la mort politique et morale. »

Alimentée à cette source, la poésie populaire des gouslars empêcha que le souvenir de la patrie pérît au cœur de ce pauvre peuple de paysans et de porchers. Souvent, même, elle le poussa à la révolte contre l’oppresseur. Et voilà qu’un jour, l’idée nationale passe des monastères à l’Université, des bardes rustiques aux philologues et aux historiens. Le patriotisme serbe s’instruit, s’illumine, acquiert une puissance de propagande et de propulsion invincible en devenant principe de pensée et de vie pour les classes éclairées.

Déjà l’érudition, la philologie et l’archéologie avaient été, en Allemagne, à l’origine de la guerre d’indépendance contre Napoléon et devaient conduire un jour la monarchie prussienne à fonder, sur ses victoires, l’unité allemande. Les nationalismes slaves connurent les mêmes débuts et observèrent la même méthode. Leur réveil, selon le mot si juste de Pyphie, l’historien de la littérature slave, fut d’abord une « découverte archéologique ».

Oui, le slavisme n’était, pour commencer, que des doctrines, des livres, une idée. L’idée allemande n’était pas autre chose avec Fichte. Elle se réalisa, elle devint un fait à Waterloo d’abord, à Sadowa et à Sedan ensuite. Le sort réservé à l’idée serbe ne devait pas être différent. L’Allemand Bruckner étudiant le mouvement intellectuel d’où est sorti le nationalisme slave, écrivait avec raison, voilà déjà bien longtemps : « La science qui a servi de pont aux Russes avec les Serbes et les Slovènes, devient un moyen d’accomplir des destinées politiques et nationales. »

Ces destinées, conçues par des savants, des philosophes et des poètes, des rois les accomplissent en ce moment sous nos yeux, au son du canon et à la tête de leurs armées. N’oublions pas et sachons comprendre la leçon du Champ-des-Merles.

 

                       Jacques BAINVILLE. L’Action française du 31 octobre 1912.

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C
Peu connu du grand public, oublié après la Seconde Guerre mondiale, Jacques Bainville (1879-1936) fut un observateur hors-pair de la politique étrangère de la France. Collaborateur à l'Action française, mais aussi à la Liberté et au Capital, directeur de la Revue Universelle et membre du comité éditorial de Candide. Il est aussi l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages qui conquirent un large public. Alors qu'il eut le talent de cumuler la charge des relations internationales, qu'il fut aussi historien et économiste, critique littéraire et conteur, il est surprenant de voir la pauvreté littéraire sur l'homme et son oeuvre. Christophe Dickès a ce très grand mérite de lui consacrer un ouvrage passionnant, fouillé mais de lecture facile, quoique son travail soit de nature universitaire. On appréciera, entre autres les notes et les références extrêmement fournies qui méritent le détour sur une époque que l'on croit connaître et que l'on caricature le plus souvent. Christophe Dickès est docteur en histoire, chef d'entreprise et journaliste à Canal Académie, la radio de l'Institut de France où il présente l'émission « Un jour dans l'histoire ». <br /> Dans un livre prophétique, Les conséquences politiques de la paix, Bainville annonça l'avènement de Hitler, l'Anschluss, le pacte germano-soviétique l'invasion de la Pologne et la nouvelle guerre européenne. Il énonça, ce faisant, les lois de la politique étrangère sur lesquelles nos politiciens contemporains ont depuis belle lurette renoncé à se pencher, conduisant une politique du fil de l'eau où la morale et les droits de l'homme font mauvais ménage avec la préservation de l'intérêt de la nation. Christophe Dickès souligne avec bonheur la grande hauteur d'esprit de l'homme qui sut éviter le manichéisme. C'est ainsi que dans l'affaire Dreyfus son rationalisme et sa modération en feront un Dreyfusard dans l'affaire judiciaire et un anti-Dreyfusard dans l'affaire politique. Lucide par dessus tout, cet homme qu'on peignait comme un esprit froid, dès 1929 ne croyait plus guère aux chances de succès des idées royalistes, selon lui la faiblesse de l'AF tenait en ce qu'elle ne s'adressait qu'aux sentiments nobles, désintéressés de l'amour du bien public et de la vertu. Une leçon pour aujourd'hui. <br /> <br /> (sources : (O.P) Monde et Vie, 17 mai 2008). <br /> <br /> Rappellons que Jacques Bainville est l'auteur d'une Petite Histoire de France (des origines à 1920) écrite pour les enfants, toujours éditée<br /> <br /> Sur Bainville, voici quelques liens où vous trouverez des éléments bio-bibliographiques.<br /> <br /> http://www.jeansevillia.com/index.php?page=fiche_article&id=5<br /> http://www.academiefrancaise.fr/Immortels/base/academiciens/fiche.aspparam=568<br /> http://www.actionfrancaise.net/modele.phpurl=histoire/biographies/jacques_bainville.php<br /> http://www.academiefrancaise.fr/immortels/base/publications/oeuvres.aspparam=568<br /> http://www.bainville.net/archives/category/general<br /> http://classiques.uqac.ca/classiques/bainville_jacques/bainville_jacques.html<br /> http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Bainville<br /> <br /> on trouve des textes de Bainville sur : http://www.biblisem.net/indexetu.htm<br /> <br /> .