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A propos de la crise contemporaine de la culture ou la Fin de la Renaissance (Berdiaev)

LA FIN DE LA RENAISSANCE par N. Berdiaev (A propos de la crise contemporaine de la culture)

 

La division scolaire de l'histoire en ancienne, médiévale et moderne sera bientôt surannée et proscrite des manuels. « L'histoire moderne » prend fin et une époque historique inconnue commence; qui n'a pas encore de nom. Nous quittons toutes les rives historiques habituelles. Cela a été ressenti de façon aiguë quand a éclaté la guerre mondiale. Dès ce moment-là ceux qui étaient les plus clairvoyants comprirent clairement que tout retour à la vie « bourgeoise » paisible d'avant l'explosion de la catastrophe était impossible. Le temps de l'histoire change : il devient catastrophique. Il en est toujours ainsi lors des transitions vers de nouvelles époques historiques. Ceux qui avaient une conscience pénétrante de l'avenir sentaient depuis longtemps déjà l'approche des catastrophes et voyaient leurs symptômes spirituels sous les voiles extérieurs de la vie paisible et confortable. Dans la réalité spirituelle les événements se déclarent plus tôt que dans la réalité historique extérieure. Dans l'âme de l'homme contemporain quelque chose a été ébranlé et s'est liquéfié avant que n'aient été ébranlés et ne se soient liquéfiés les corps historiques. Et le fait que maintenant le monde entier passe à l'état de liquéfaction ne doit pas étonner ceux qui ont été attentifs au mouvement de l'esprit. Il semble que de nos jours les fondements anciens et séculaires du monde européen se délabrent. Dans le monde européen tout est déplacé par rapport aux lieux stables et habituels. On ne sent nulle part et en rien de sol ferme, - le sol est volcanique et des éruptions sont possibles partout aussi bien dans le sens matériel que dans le sens spirituel du mot. L'ancien monde, l'Europe centrale, sont vaincus par le Nouveau monde, l'extrême-Occident, c'est-à-dire l'Amérique, et l'Extrême-Orient, c'est-à-dire le Japon et la Chine, qui sont pour nous énigmatiques, presque fantomatiques. Et de l'intérieur de la vieille Europe s'élèvent des forces élémentaires qui renversent les bases sur lesquelles reposait sa culture ancienne encore liée à l'Antiquité. Ce serait de la myopie de nier que l'Europe va devoir vivre une crise de la culture ayant une signification historique universelle dont les conséquences s'en iront dans un avenir lointain inconnu. Il serait superficiel et naïf de penser que l'on peut tout simplement contenir par des moyens extérieurs le processus tourbillonnant destructeur que subit notre vieux monde pécheur et revenir sans grands changements à l'ancienne vie que l'on vivait avant les catastrophes mondiales de la guerre et de la révolution. Nous entrons dans un royaume inconnu et neuf, nous y entrons sans joie et sans espérances radieuses. L'avenir est sombre. Nous ne pouvons plus croire aux théories du « progrès » pour lesquelles le XIXème siècle s'engouait et en vertu desquelles le futur naissant doit toujours être meilleur, plus beau et plus réjouissant que le passé finissant. Nous sommes plutôt enclins à croire que les choses meilleures, belles et réjouissantes se trouvent dans l'éternité et non dans le futur et qu'elles existaient aussi dans le passé pour autant que le passé participait à l'éternité et créait l'éternité.

Comment donner un sens à la crise de la culture européenne qui a déjà commencé depuis longtemps en divers endroits et qui atteint aujourd'hui son expression extérieure maximale ? L'histoire moderne, qui avait pris naissance à l'époque de la Renaissance, se termine. Nous vivons la fin de la Renaissance. Cela fait longtemps déjà que se ressentait sur les sommets de la culture, dans la création, dans le royaume de l'art et dans le royaume de la pensée, l'épuisement de la Renaissance, la fin de toute une époque mondiale. La recherche de nouvelles voies de création fut aussi l'expression de la fin de la Renaissance. Mais ce qui se passe au sommet de la vie a aussi son expression à son bas. C'est au plus bas niveau de la vie sociale que se prépare la fin de la Renaissance. Car la renaissance signifiait tout un type de sensation du monde et de culture et non pas le seul domaine de la création supérieure. La vie humaine, la vie des peuples est un organisme hiérarchique entier dans lequel les fonctions supérieures sont indissolublement liées. Il y a une correspondance entre ce qui se passe au sommet de la vie spirituelle et au plus bas de la vie matérielle de la société. La fin de la Renaissance est la fin de toute une époque historique, de toute l'histoire moderne, et non pas des seules formes de la création. La fin de la Renaissance est la fin de l'humanisme qui en était sa base spirituelle. L'humanisme, lui, était non seulement la renaissance de l'Antiquité, non seulement une nouvelle morale et un nouveau mouvement des sciences et des arts, mais aussi un sentiment nouveau de la vie et un nouveau rapport au monde qui avait pris naissance à l'aube de l'histoire moderne et avait déterminé cette histoire. C'est précisément ce sentiment nouveau de la vie et ce nouveau rapport au monde qui prennent fin, qui épuisent toutes leurs possibilités. Les voies de l'humanisme et les voies de la Renaissance ont été foulées jusqu'au bout, on ne peut plus avancer sur ces voies. Toute l'histoire moderne a été la dialectique intérieure de l'auto-dévoilement, de l'auto-négation des principes humanistes qui avaient été mis à sa base lors de sa naissance. Le sentiment humaniste de la vie a perdu depuis déjà longtemps sa fraîcheur, il est devenu vieux et ne peut plus être vécu avec autant de ferveur qu'aux jours du jeune bouillonnement de l'humanisme. Des contradictions destructives ont été dévoilées à l'intérieur de l'humanisme et un scepticisme maladif a désormais miné l'énergie humaniste. La foi en l'homme et en ses forces propres a chancelé. Elle régissait l'histoire moderne, mais l'histoire moderne a ébranlé cette foi. La libre pérénigration de l'homme qui n'est déjà plus guidé par aucune force supérieure non seulement n'a pas renforcé sa foi en lui-même, mais elle a définitivement affaibli cette foi et a fait chanceler la conscience de l'image humaine. L'humanisme a non pas renforcé mais affaibli l'homme : tel est le résultat paradoxal de l'histoire moderne. L'homme s'est perdu et non pas retrouvé dans son affirmation de soi. Si l'homme européen est entré dans l'histoire moderne plein de foi présomptueuse en soi-même et dans ses forces créatrices, si à l'aube de cette histoire tout lui a semblé être du ressort de son art, art auquel il n'a mis ni frontières ni limites, il sort de l'histoire moderne et entre dans une époque inconnue en pleine décadence, avec une foi déchirée dans ses propres forces et dans la puissance de son propre art, exposé au danger de perdre définitivement le noyau de sa personnalité. L'image de l'homme n'est pas belle au sortir de l'histoire moderne et il y a un manque de correspondance tragique entre le début et la fin de cette dernière. Beaucoup trop d'espérances se sont retrouvées brisées. L'image même de l'homme a été troublée. Et ceux qui ont une sensibilité spirituelle sont prêts à revenir au Moyen Age pour y trouver les bases vraies de la vie humaine et pour y retrouver l'homme. Nous vivons une époque de décadence spirituelle et non d'essor spirituel. Nous ne pouvons pas ne pas répéter les mots d'Ulrich von Hutten (1488-1523, Polémiste humaniste allemand qui lutta contre la papauté et soutint Luther (N. des Tr.) qu'il a prononcés à l'aube de l'histoire moderne :

« Les esprits se sont réveillés, c'est une joie de vivre ». L`entreprise de l'histoire moderne n'a pas réussi, elle n'a pas glorifiél'homme comme elle voulait le glorifier. Les promesses de l'humanisme ne se sont pas réalisées. L'homme est infiniment las et prêt à s'en remettre à toutes sortes de collectivités dans lesquelles l'individualité humaine disparaît définitivement. L'homme ne peut pas supporter sa déréliction, sa solitude.

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A la Renaissance les forces humaines avaient été affranchies et leur jeu pétillant a créé la culture moderne, il a fondé l'histoire moderne. Toute la culture de l'époque universelle qui porte dans les manuels le nom d'histoire moderne a été une épreuve de liberté humaine. L'homme moderne a voulu créer et organiser lui-même la vie sans aide Supérieure, sans sanction divine. L'homme s'est arraché du centre religieux auquel était soumise toute sa vie au Moyen Age ; il a eu envie de suivre une voie libre , sans autre autorité que la sienne. Au début de cette voie, l'homme européen moderne avait l'impression que pour la première fois se découvraient l'homme et la réalité purement humaine étouffée dans le monde médiéval. Et encore jusqu'à maintenant beaucoup de gens, aveuglés par la foi humaniste, pensent que l'humanisme a découvert l'homme au début des temps modernes. Mais à notre époque où ont été aiguisées toutes les contradictions de la vie et mis à nu tous ses principes. on commence à comprendre que dans la suffisance de l'humanisme il y avait un égarement et un leurre fatidiques et que la possibilité qu'avait l'homme de se nier et la possibilité de sa chute étaient tapies à la base même de la foi humaniste. Quand l`homme s'est arraché du centre spirituel de la vie, il s'est arraché de la profondeur et est passé à la périphérie. L'éloignement du centre spirituel a rendu l'homme de plus en plus superficiel. Après avoir perdu le centre spirituel de l'être, l'homme a aussi perdu son propre centre spirituel. Une telle décentralisation de l'être humain fut la ruine de sa structure organique. L'homme a cessé d'être un organisme spirituel. Et alors de faux centres ont surgi à la périphérie même de la vie. Les organes subordonnés de la vie humaine et leurs fonctions subordonnées, qui s'étaient libérés du lien organique avec le vrai centre se sont eux-mêmes pris pour les centres de la vie. Et cela rend l'homme de plus en plan superficiel. Au XXème siècle, au sommet de l'ère humaniste, l'homme européen apparaît déjà terriblement dévasté et vidé de sa substance. Il ne sait pas où est le centre de sa vie et il ne sent pas de profondeur sous lui. Il se condamne à une existence plate, il vit comme en deux dimensions, comme un habitant de la surface de la terre ignorant ce qui se trouve au-dessus de lui et en-dessous de lui. Et il y a une différence énorme et une discordance énorme entre le début de l'ère humaniste et sa fin. Au tout début, le bouillonnement libre des forces de l'homme européen moderne a été marqué par un épanouissement somptueux et inouï de la création humaine. Jamais encore, semble-t-il, l'homme n'avait eu l'expérience d'un élan créateur comme à l'époque de la Renaissance. La création libre de l'homme, son art libre ont alors commencé. Mais il était encore proche des sources spirituelles de sa vie, il ne s'en était pas encore tellement éloigné vers la superficie de la vie. L'homme de la Renaissance était un homme dédoublé qui appartenait à deux mondes. C'est par cela que se sont déterminées la complexité et la richesse de sa vie créatrice. On ne peut déjà plus maintenant présenter le début de la Renaissance exclusivement comme la renaissance de l'Antiquité et comme le retour au paganisme. Dans la Renaissance il y avait énormément d'éléments chrétiens et de principes médiévaux. Même un homme aussi typique du XVIème siècle que Benvenuto Cellini, homme de l'époque tardive de la Renaissance, était non seulement païen, mais aussi chrétien. C'est pourquoi la Renaissance n'était pas et ne pouvait pas être intégralement païenne. Les hommes de la Renaissance se nourrissaient de l'esprit antique, ils y cherchaient la source de la création humaine libre et celle des modèles de formes parfaites, mais ce n'étaient pas des hommes d'esprit antique. C'étaient des hommes dans les âmes desquels se déchaînait la tempête provoquée par la collision des principes païens et chrétiens, antiques et médiévaux. Dans leurs âmes il ne pouvait y avoir d'intégrité et de clarté classiques, perdues pour toujours, et leur art ne pouvait créer de formes pleinement achevées, finies et parfaites du point de vue classique. L'âme de I'homme chrétien est empoisonnée par le sentiment du péché, par la soif d'expiation et elle aspire à un autre monde. C'est comme cela qu'a fini le monde païen antique. Une force intrinsèque inéluctable l'a obligé à laisser la place au christianisme. En histoire, une renaissance est toujours possible, est possible un regard tourné vers les époques créatrices passées. Mais aucune renaissance n'est un retour en arrière, n'est la restauration d'une ancienne époque créatrice révolue. Les principes des époques créatrices passées vers lesquelles sont tournées les renaissances agissent dans un nouveau milieu très complexe, dans un champ très complexe d'interactions avec les principes nouveaux, et créent des types de cultures totalement différents des anciens types.
Ainsi le courant romantique du début du XIXème siècle ne fut pas un retour au Moyen Age, en lui les principes médiévaux vers lesquels était tourné le romantisme se sont réfractés dans l'âme de l'homme qui avait vécu l'histoire moderne complexe et ont donné des résultats totalement différents par rapport au Moyen Age. Friedrich von Schlegel a eu beau se tourner vers le Moyen Age, il ne ressemblait nullement à un homme du Moyen Age. De la même façon les hommes de la Renaissance ne ressemblaient pas aux hommes du monde antique, aux Grecs et aux Romains. Ils avaient traversé le Moyen Age, ils avaient été baptisés et l'eau du baptême ne pouvait être lavée par aucune conversion à l'Antiquité, par aucun paganisme superficiel. Dans le monde européen chrétien le paganisme n'a jamais pu être profond, il est toujours superficiel. Il a pu compliquer l'âme de l'homme européen, mais il n'a pas pu créer d'intégrité. L'âme des hommes de la Renaissance s'était faite si complexe qu'ils ne pouvaient devenir de bons païens. On peut étudier cette ambiguïté et ce caractère complexe des hommes de la Renaissance dans l'oeuvre et la destinée de la figure centrale du quattrocento : Botticelli.

La Renaissance avait déjà commencé dans les profondeurs du Moyen Age et ses premières bases étaient entièrement chrétiennes. L'âme de l'homme du Moyen Age, l'âme chrétienne s'est éveillée à la création. Cet éveil créateur se passe déjà aux XIIème et XIIIème siècles. Il a été marqué par le parfum efflorescent de la sainteté, par l'élan suprême de la création spirituelle de l'homme. Il s'est accompagné de la floraison de la mystique et de la philosophie scolastique. La renaissance médiévale a créé le gothique et la peinture des primitifs. La première renaissance italienne fut une renaissance chrétienne. Saint Dominique et saint François, Joachim de Flore et saint Thomas d'Aquin, Dante et Giotto : c'est déjà la véritable Renaissance, la renaissance de l'esprit humain, de la création humaine qui n'a pas perdu son lien avec l'Antiquité. A l'époque de la Renaissance, médiévale et chrétienne, il y avait déjà un rapport créateur à la nature, à la pensée humaine, à l'art - à toute la vie. La première Renaissance en Italie, le trecento, est la plus grande époque de l'histoire européenne, son apogée. L'ascension des forces créatrices de l'homme était alors comme la révélation de l'homme en réponse à la révélation divine. C'était l'humanisme chrétien qui avait été conçu de l'esprit de saint François et de Dante. Mais les grandes espérances et les prophéties de cette première Renaissance chrétienne ne se sont pas réalisées. Beaucoup de choses y étaient en avance sur leur temps. L'homme avait encore à traverser un grand dédoublement et une grande déchéance. Il va devoir éprouver non seulement ses forces mais aussi son impuissance.

Le quattrocento fut par excellence l'époque du dédoublement. C'est alors qu'a eu lieu la collision violente des principes chrétiens et païens qui a laissé son empreinte sur toute la création. Il n'y eut pas de caractère achevé parfait dans la création du quattrocento, les recherches y furent plus fortes que les réalisations. Mais il y a une séduction particulière dans cet inachèvement et dans cette incomplétude. Le dédoublement du quattrocento dit l'impossibilité d'une renaissance purement païenne dans le monde chrétien. Et l'échec même du quattrocento est un échec sublime. Les réalisations formelles de la création du cinquecento, de la grande renaissance romaine, font l'effet d'une perfection plus grande et d'une réussite plus grande. Mais cette perfection formelle et son aspect heureux sont illusoirement classiques. Rien de véritablement classique, de totalement achevé ici-bas, n'est possible dans le monde chrétien. Et ce n'est pas un hasard si toute la création du cinquecento a rapidement conduit à un académisme nécrosant et à la décadence. Spirituellement, le dédoublement est devenu déchéance, nécrose de l'âme chrétienne, au cinquecento. Les humanistes de l'époque de la Renaissance n'ont pas définitivement rompu avec le christianisme, ils ne se sont pas dressés contre l'Eglise, mais c'étaient des hommes tièdes et indifférents du point de vue religieux. Ils espéraient découvrir l'homme après s'être définitivement tournés vers ce monde et s'être détournés de l'autre monde. Et ils ont perdu la profondeur. L'homme qu'ils ont découvert, l'homme de l'histoire moderne, n'était pas profond et il fut obligé d'errer à la surface de la terre. Sur cette surface, privée de tout lien avec la profondeur, il va éprouver ses propres forces créatrices. Il créera beaucoup de choses, mais il arrivera à l'épuisement et à la perte de la foi en lui-même. Ce n'est pas un hasard si, au XVIème siècle, l'individualité humaine a grandi et s'est affermie sur d'horribles crimes. L'humanisme a libéré les énergies humaines, mais il n'a pas élevé l'homme spirituellement, il l'a spirituellement dévasté. Cela était déjà prédéterminé aux sources mêmes de l'humanisme. A la base de l'histoire moderne il y avait le détachement de l'homme d'avec ses profondeurs spirituelles, le détachement de la vie d'avec son sens. Il y avait une discordance fatidique entre l'œuvre de saint François et de Dante, et l'œuvre des XVIème et XVIIème siècles. La Renaissance a créé beaucoup de choses grandioses, elle a introduit beaucoup de valeurs dans la culture humaine. Mais elle a tout de même échoué, son objectif même s'est montré irréalisable. La première Renaissance chrétienne a échoué, la Renaissance païenne tardive a également échoué. Le mouvement de l'histoire moderne est parti de la Renaissance. Dansl'histoire, il y a toujours une discordance tragique entre l'objectif créateur et la réalisation effective. Ce n'est pas du tout ce dont rêvaient les premiers humanistes et les hommes créateurs de la Renaissance qui s'est réalisé dans l'histoire moderne. Pensaient-ils que la conséquence de leur sentiment moderne de la vie, de leur rupture d'avec les profondeurs spirituelles et le centre spirituel du Moyen Age, de leurs entreprises créatrices serait le XIXème siècle avec ses machines, avec son matérialisme et son positivisme, avec le socialisme et l'anarchisme, avec l'épuisement de l'énergie créatrice spirituelle ? Léonard, peut-être l'artiste le plus extraordinaire du monde, est coupable de la machinisation et de la matérialisation de notre vie, de sa désanimation, de la perte de son sens suprême. Il ne savait pas lui-même ce qu'il préparait. La Renaissance, étant donné ses bases spirituelles, devait se faire du tort dans ses conséquences. La Renaissance a libéré les forces créatrices de l'homme et a exprimé l'élan créateur de l'homme. Et cela est sa vérité. Mais elle a en revanche dissocié l'homme des sources spirituelles de la vie, elle a nié l'homme spirituel qui seul peut être créateur, et elle a confirmé exclusivement l'homme naturel, l'esclave de la nécessité. Le triomphe de l'homme naturel sur l'homme spirituel dans l'histoire moderne devait mener au tarissement des forces créatrices, à la fin de la Renaissance, à l'auto-destruction de l'humanisme.

La Renaissance a été le début grandiose de recherches de forces humaines jouant librement. L'homme a eu la présomption de croire que toute la vie pouvait être du ressort de son art. L'homme s'est tourné vers cette nature même qu'au Moyen Âge il sentait comme reposant sur le mal. Il a cherché les sources de la vie et de la création dans la nature. Et au début de sa conversion à la nature, il a senti cette dernière comme s'étant ranimée et spiritualisée. La malédiction fut ôtée de la nature. On cessa d'avoir peur de ses démons qui avaient tant effrayé l'homme médiéval. Insensiblement pour lui, l'homme moderne est entré dans le tourbillon de la vie naturelle. Mais intérieurement, il ne s'unissait pas à la nature. Il s'est spirituellement soumis à sa matérialité mais il est resté dissocié de son âme. La Renaissance celait en elle une semence de mort parce qu'à sa base reposait la contradiction exterminatrice de l'humanisme, humanisme qui magnifiait l'homme, lui prêtait des forces démesurées, tout en ne voyant en lui qu'un être limité et dépendant, ignorant de la liberté spirituelle. Avant magnifié l'homme, l'humanisme l'a privé de sa ressemblance divine et l'a asservi à la nécessité naturelle. La Renaissance, fondée sur l'humanisme, a mis en lumière les forces créatrices de l'homme en tant qu'être naturel et non spirituel. Mais l'homme naturel arraché de l'homme spirituel, ne possède pas la source infinie des forces créatrices. Il doit s'épuiser et s'en aller à la superficie de la vie. Cela même se ressentit dans les derniers fruits de l'histoire moderne qui ont conduit à la fin de la Renaissance, à la négation de l'humanisme par lui-même, au vide superficiel qui a perdu le centre de la vie, au tarissement de la création. Le jeu libre des forces créatrices ne pouvait se prolonger indéfiniment. Et au XIXème siècle, ce jeu créateur est déjà terminé: on ne sent plus d'abondance, on a un sentiment d'indigence, la difficulté et le poids de la vie augmentent. La contradiction fondamentale de l'humanisme s'approfondit et se découvre tout au long de l'histoire moderne. Elle conduit l'humanisme à son contraire. L'humanisme de L. Feuerbach et de A. Comte, prédicateurs de la religion de l'humanité, a déjà peu de choses en commun avec l'humanisme de l'époque de la Renaissance. Il va plus loin, il approfondit la contradiction fondamentale de l'humanisme mais il n'a plus d`abondance créatrice de forces, on y sent l'approche d'une catastrophe intérieure. Le Moyen Age a conservé les forces créatrices de l'homme et a préparé leur somptueux épanouissement dans la Renaissance. L'homme est entré dans la Renaissance avec l'expérience médiévale, étant préparé par le Moyen Age. Et tout ce qui était authentiquement grand dans la Renaissance avait un lieu avec le Moyen Age chrétien. Aujourd'hui l'homme entre dans un avenir inconnu avec l'expérience de l'histoire moderne, en étant préparé par cette dernière. Et il s'avance dans cette époque non pas plein de forces créatrices comme à l'époque de la Renaissance, mais épuisé, affaibli, avant perdu toute foi, dévasté. Il convient de méditer profondément sur cela.

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L'humanisme a eu sa première manifestation dans la Renaissance, c'était la plus créatrice et la plus somptueuse. Et tout ce qui était créateur à l'époque humaniste de l'histoire vient de l'esprit de la Renaissance et peut être qualifié de renaissant. Dans cette première manifestation, l'humanisme s'est tourné vers les sources éternelles de la création humaine : vers l'Antiquité. Mais il n'est plus aujourd'hui possible de penser que la découverte créatrice de l'humanisme dans la Renaissance provient de ce retour au paganisme, de la récidive païenne à l'intérieur du monde chrétien. C'est un point de vue superficiel et trompeur. L'humanisme se nourrissait de l'Antiquité mais c'était un phénomène moderne, le phénomène de l'histoire moderne et non antique. L'activisme créateur de l'homme était déjà à la base du catholicisme. Et toute la culture européenne grandiose, avant tout latine, était par ses fondements une culture chrétienne, catholique. Elle a ses racines dans le culte chrétien. Le catholicisme lui-même était déjà saturé d'Antiquité et il a intégré la culture antique après l'avoir transmuée. Au Moyen Age la culture antique vivait dans le catholicisme et elle a été transportée par le catholicisme dans les temps modernes. C'est pourquoi seule la Renaissance a semblé possible dans les temps modernes. Et la Renaissance n'était pas dirigée, à l'instar de la Réforme, contre le catholicisme. Dans le catholicisme il y avait un énorme activisme humain, il s'est manifesté dans le papisme lui-même, dans l'hégémonie universelle de l'Eglise catholique, dans la création de la grande culture médiévale. Là le catholicisme s'est toujours distingué de l'orthodoxie orientale. Le catholicisme n'a pas seulement conduit l'homme au ciel, il a créé la beauté et la gloire ici-bas également. En cela est le sublime mystère du catholicisme : son aspiration au ciel et à la vie éternelle crée la beauté et fonde la puissance dans la vie terrestre temporaire. L'ascétisme du monde catholique médiéval a été une bonne préparation pour la création, il a conservé et concentré les forces créatrices de l'homme. L'ascèse médiévale a été une école sublime pour l'homme, elle a donné une trempe spirituelle sublime. Et l'homme européen de l'histoire moderne a vécu de ce qu'il avait spirituellement acquis à cette école, il est redevable de tout au christianisme. L'homme européen n'a pu et n'a su acquérir aucune école spirituelle moderne qui trempât et disciplinât l'esprit. Il a gaspillé ses forces, il s'est usé et il s'est épuisé. Et s'il est resté vivant spirituellement, c'est seulement et exclusivement grâce aux bases chrétiennes de son âme. Le christianisme a continué à vivre en lui sous une forme sécularisée, et il ne l'a pas laissé aller jusqu'à sa décompostion.

L'humanisme était, dans ses débuts, encore proche du christianisme, il puisait à deux sources : à l'Antiquité et au christianisme. Et ses résultats créateurs furent éclatants dans la mesure où il était proche du christianisme. Quand l'humanisme s'est arraché de la profondeur spirituelle et s'est mis à passer à la superficie, il a commencé à dégénérer. L'humanisme ne s'est pas mis immédiatement à proclamer l'homme sans Dieu et se dressant contre Dieu. Tel n'était pas l'humanisme de Pic de la Mirandole et de nombreux théosophes de l'époque de la Renaissance. Mais dans l'humanisme était déjà celée la semence de l'apostasie, et c'est à partir de lui qu'a grandi l'humanisme de l'histoire moderne qui donne aujourd'hui ses fruits ultimes : la négation de l'homme. Seul l'humanisme qui a été fondé sur le christianisme constitue sa révélation qui n'a pas été dévoilée jusqu'au bout, affirme l'homme et crée la beauté. Seul cet humanisme est lié à l'esprit antique. L'humanisme qui a rompu avec le christianisme rompt en fin de compte également avec l'esprit antique et détruit l'homme doublement, en sapant ses fondements antiques et chrétiens. On verra cela avec les fruits ultimes de l'humanisme. La tradition sacrée de la culture est liée par des milliers de fils à la Tradition sacrée de l'Eglise chrétienne, et la rupture complète avec cette Tradition conduit à la décadence de la culture, à l'abaissement de sa qualité. L'épuisement de la Renaissance dans l'histoire moderne, l'affaiblissement de son énergie créatrice furent un éloignement aussi bien du christianisme que de l'Antiquité. Et les renaissances partielles que connaît l'histoire moderne furent un retour aussi bien au christianisme qu'à l'Antiquité. L'homme européen moderne vit sur des principes antiques et médiévaux, ou bien s'épuise, se dévaste et tombe. Le dédoublement de la Renaissance, la cassure intérieure subie par l'homme de la Renaissance devient le thème de l'histoire moderne. La dialectique auto-destructrice de l'humanisme s'y déploie : la proclamation de l'homme sans Dieu et se dressant contre Dieu, la négation de l'image et de la ressemblance divines dans l'homme conduit à la négation et à la destruction de l'homme, l'affirmation du paganisme contre le christianisme conduit à la négation et à la destruction de l'esprit antique. L'image de l'homme, l'image de son âme et de son corps a été créée par l'Antiquité et le christianisme. L'humanisme de l'histoire moderne, en rompant avec le christianisme, s'éloigne alors des fondements antiques de l'image humaine et ébranle l'image humaine. La Réforme fut un autre phénomène du processus de l'histoire moderne qui a créé la Renaissance ; elle est aussi engendrée par le mouvement humaniste, par la révolte de l'homme de l'histoire moderne. Mais la Réforme a été créée par un tempérament racial autre que la Renaissance, par le tempérament de la race germanique, nordique, éloignée du soleil, privée de talent artistique plastique, mais possédant une profondeur spirituelle originale. Le souffle de la spiritualité moderne fut introduit par la race germanique dans la culture européenne. La Renaissance n'a été ni révolte ni protestation, elle a été création. C'est en cela qu'est la beauté de la Renaissance, c'est en cela qu'est sa signification éternelle. La Réforme, elle, fut davantage révolte et protestation que création religieuse, elle était dirigée contre la continuité de la Tradition religieuse. C'était la mystique germanique, ce phénomène grandiose de l'esprit, qui était créatrice, et non la . Réforme qui s'est montrée stérile sur le plan religieux. Initialement, il y avait beaucoup d'éléments catholiques dans la Réforme, c'était un phénomène à l'intérieur du catholicisme. Luther était un moine catholique qui s'était mutiné, le sang catholique bouillonnait en lui: Et tout ce qu'il y avait de profond et d'authentiquement religieux dans la Réforme était lié à la vérité éternelle du christianisme, était la soif de purification, de rénovation et de renaissance du catholicisme lui-même. Luther a eu une période, une seule, de très grande vérité. Sa soif de liberté spirituelle était juste. Mais il s'est égaré dans sa propre négation. L'esprit de révolte et de protestation de la Réforme a engendré le processus de l'histoire moderne qui a conduit aux « lumières » , au rationalisme, à la Révolution, au positivisme, au socialisme et à l'anarchisme ultérieurs. Les « lumières » du XVIIIème siècle étaient une ramification très lointaine de la Renaissance, l'apparition de l'esprit d'affirmation de soi humaniste. Mais dans les « lumières » l'esprit créateur se tarit, la Renaissance s'y tarit. Le rationalisme du XVIIIème siècle est un phénomène profondément différent de l'époque créatrice de la Renaissance, mais génétiquement lié à elle. Les « lumières » sont le châtiment intérieur de la Renaissance, la réparation pour les péchés de l'affirmation de soi humaniste, pour les péchés de la trahison à l'égard des sources divines de l'homme. Ainsi l'École de Bologne (développement du baroque à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle chez Lodovico Carraci, ses cousins - les frères Agostino et Annibale Carraci, et leurs élèves : Domenichino, Guido Reni etc.) a été le châtiment intérieur de Michel-Ange et de Raphaël, la nécrose provoquée par l'esprit dominant au XVIème siècle. Sur ces voies, l'esprit créateur se tarit. Savonarole était également un avertissement sur les voies fausses de la Renaissance. La Renaissance s'est épuisée du point de vue de la création, elle a perdu les sources de sa nourriture, mais elle a engendré un mouvement historique impétueux qui ne possédera plus de création aussi sublime. La Révolution française, le positivisme et le socialisme du XIXème siècle, ce sont aussi bien les conséquences de l'humanisme de l'époque renaissante que le tarissement de l'esprit créateur de la Renaissance. Tout cela, c'est la transformation de l'humanisme.

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A l'époque de la Renaissance il y a une surabondance des forces créatrices de l'homme. La Renaissance s'est épanouie en une fleur somptueuse, puis elle s'est effritée pendant toute l'histoire moderne. L'homme a été redevable de cette surabondance créatrice à l'ascétisme médiéval. Les forces de l'homme furent conservées. Mais l'homme de l'histoire moderne s'est montré ingrat envers l'esprit qui avait préservé ses forces. Dans l'histoire moderne la surabondance créatrice s'est effritée et les forces de l'homme se sont gaspillées. L'homme européen (le l'histoire moderne fut condamné à boire jusqu'à la lie toutes les illusions humanistes pour arriver, au sommet de cette époque historique, à l'autodestruction, à l'ébranlement des fondements mêmes (le l'image humaine. Tout porte à croire que le chemin historique terrestre de l'humanité n'est qu'une épreuve pour l'esprit humain, n'est que la préparation à une autre vie. Toutes les réalisations de l'histoire sont de très grands échecs. La Renaissance a échoué, la Réforme a échoué, les lumières ont échoué, les révolutions fondées sur les lumières ont échoué et leurs illusions se sont brisées, le socialisme qui se tourne vers le monde ne réussira pas non plus. Ce que l'homme ,'est donné comme but ne pourra jamais se réaliser dans la vie historique de l'humanité. Mais de très grandes valeurs que l'homme ne s' était pas consciemment données comme but peuvent se créer. La Renaissance a échoué, elle n'a pas atteint la perfection et l'achèvement de la beauté terrestre et de la joie terrestre à travers la renaissance de l'esprit antique. Mais elle a créé des valeurs grandioses et ses échecs eux-mêmes sont empreints d'une beauté immortelle. Tels sont les échecs du quattrocento dans son dédoublement. L'histoire moderne est partie de la Renaissance. Mais aussi bien la Réforme que les lumières, que la Révolution française, que le positivisme du XIXème siècle, que le socialisme, que l'anarchisme : tout cela était déjà la décomposition de lit Renaissance, la révélation des contradictions internes de l'humanisme et l'indigence progressive des forces créatrices de l'homme. Plus l'homme européen s'éloignait de la Renaissance, plus se tarissaient ses forces créatrices. Ses plus grands élans étaient liés au retour au Moyen Age, aux sources chrétiennes comme, par exemple, au début du XIXème siècle dans le mouvement romantique et, à la fin du XIXème siècle, dans le mouvement néo-romantique et symboliste. Il y a de grandes raisons de penser que seule une nouvelle époque d'ascétisme religieux peut faire renaître et restaurer les forces créatrices de l'homme. Seule une telle époque, revenant aux sources spirituelles de l'homme, peut concentrer les forces de l'homme et prévenir l'éparpillement de son image. L'homme doit arriver à cela au sommet de son histoire moderne en s'exposant de nouveau de tous côtés au danger d'être éparpillé par les démons. On ne peut arriver à aucune nouvelle Renaissance après l'épuisement et le gaspillage des forces spirituelles de l'homme, après avoir erré à travers les déserts de l'existence, après les ébranlements de l'image même de l'homme. S'il fallait vraiment faire une analogie, nous dirions que nous approchons non pas de la Renaissance, mais des débuts obscurs du Moyen Age et que nous devrons vivre aussi bien une nouvelle barbarie civilisée qu'une nouvelle discipline d'ascétisme religieux avant que ne pointe l'aube d'une nouvelle Renaissance encore inconnue. Mais tout est déjà tellement usé dans la vie historique que l'on peut se demander si les forces créatrices de l'homme qui se sont réveillées ne seront pas à nouveau dirigées sur l'autre monde ? Les forces de l'homme naturel sont limitées. La présomption de l'homme naturel l'entraîne à la chute car il désavoue les sources de la vie. L'homme naturel, coupé de l'homme spirituel, crée une vie illusoire, il est prisonnier de biens illusoires. Il faut reconnaître comme loi de la vie que l'homme, dans cette vie terrestre relative et limitée, ne crée de valeur et de beau que lorsqu'il croit en une autre vie : la vie immortelle, absolue, illimitée. Le fait que l'homme se tourne exclusivement vers cette vie mortelle et limitée sape finalement l'énergie créatrice de l'homme, conduit à la suffisance et au contentement de soi, rend l'homme vide et superficiel. Seul l'homme spirituel ayant ses racines dans la vie immortelle et infinie peut être un vrai créateur. Mais l'humanisme a répudié l'homme spirituel, il a livré l'éternité au temps et a installé l'homme naturel à la superficie limitée de la terre. Et cet homme naturel, à s'être trop surestimé, est resté sans défense devant les forces de la nature et les démons de la nature qui le cernent de tous côtés. La face humaine ne peut être préservée par les forces de l'homme naturel. Elle présuppose l'homme comme spirituel. Sans instances ascétiques religieuses qui limitent, établissent des distances et soumettent l'inférieur au supérieur, toute existence de la personne est impensable. Mais l'histoire moderne a été construite sur l'illusion que l'épanouissement de la personne était possible sans ces instances ascétiques religieuses. L'histoire moderne, issue de la Renaissance, a développé l'individualisme. Mais l'individualisme est apparu comme la perte de l'individualité humaine, comme la destruction de la personne. Et nous vivons la fin douloureuse de l'individualisme privé de tout fondement spirituel. L'individualisme a dévasté l'individualité humaine, il a privé la personne de forme et de contenu, il l'a pulvérisée. Telle est la loi de la vie : l'individualité humaine est forte, florissante et a de l'épaisseur lorsqu'elle reconnaît des réalités et des valeurs sur-humaines et sur-personnelles et qu'elle s'y soumet ; l'individualité humaine est affaiblie, dévastée et se flétrit quand elle les nie. L'individualisme rend sans objet toute orientation de la volonté de l'individualité humaine qui n'est dirigée sur rien, qui est sans but. Et l'humanisme mensonger a conduit l'homme jusqu'à cette vacuité ; il a changé l'âme humaine en désert. Mais une mission grandiose, le thème grandiose de l'homme, avait été posé à la base de l'humanisme. C'est à travers la dialectique tragique de l'histoire moderne que ce thème se dévoile. Et le phénomène même de l'humanisme ne peut être considéré comme pure perte, comme pur mal. Cela serait un regard statique. L'expérience humaniste a aussi une signification positive. L'homme devait la vivre dans son destin. L'homme devait traverser la liberté et recevoir Dieu dans la liberté. En cela est le sens de l'humanisme.

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Les transformations de l'humanisme qui ont lieu dans la seconde moitié du XIXème siècle et au début du XXème siècle représentent l'extinction définitive de la Renaissance, l'épuisement définitif de ses forces créatrices. Le jeu libre et pétillant des forces humaines surabondantes arrive à sa fin. Il n'y a déjà plus trace de l'esprit de la Renaissance.

Tout ce qui est signification spirituelle et création à la fin du XIXème et au XXème siècles est tourné vers les sources chrétiennes religieuses de l'homme. Les courants païens de cette période sont superficiels et il oserait vain d'y chercher l'esprit de l'antiquité. L'homme "ultracultivé" vit non pas la Renaissance mais la décadence. La décadence est une des formes du dénouement de la Renaissance. L'homme élevé sur les hauteurs de la culture de l'histoire moderne épuisé et brisé, il s'est affaissé sous le poids de l'histoire trop complexe qui s'est coupée de son centre religieux. L'homme ne peut supporter la solitude dans laquelle l'a jeté l'époque historique humaniste : il se décompose à cause de cette solitude, il invente des substituts et des succédanés pour une union spirituelle et pour des liens spirituels, il se crée des pseudo-Eglises. Le sociologisme extrême de la sensation et de la conscience du monde est précisément le revers de la profonde désunion, de la solitude profonde de l'homme. Les atomes intérieurement dissociés tentent de s'associer extérieurement l'un avec l'autre. Le sociologisme extrême n'est, par son sens philosophique, que le revers de l'individualisme extrême, de l'atomisation de la société humaine. L'individualité humaine qui a pris corps à l'époque de la Renaissance vivait encore dans une intégrité spirituelle organique et s'en nourrissait, elle ne donnait pas l'idée d'un atome détaché. Elle jouait et créait librement, ayant encore sous elle une base spirituelle. Elle ne s'était pas encore livrée au social pour se sauver de sa solitude, de sa faim matérielle et spirituelle. Le social, après s'être transformé en religion, est la fin indubitable de la Renaissance, l'épuisement de l'individualité humaine qui a pris corps à l'époque de la Renaissance. L'individualisme extrême et le socialisme extrême sont les deux formes du dénouement de la Renaissance. Dans l'un comme dans l'autre, l'individualité humaine est ébranlée, l'image de l'homme est offusquée. L'humanisme abstrait, coupé des fondements divins de la vie, du concret spirituel, doit conduire à l'extermination de l'homme, de l'image humaine. L'image humaine, comme toute réalité authentique, n'est donné que dans le concret spirituel, dans la soudure où l'unité divine incorpore toute la pluralité humaine, et elle disparaît quand il y a abstraction ou coupure. Le processus humaniste de l'histoire moderne est le passage de l'homme du concret spirituel, dans lequel tout est organiquement soudé, à la déchirure abstraite dans laquelle l'homme se transforme en atome isolé. Dans cet éloignement du concret vers l'abstrait l'homme de l'histoire moderne espérait recevoir sa libération, affirmer son individualité, acquérir de l'énergie créatrice. L'homme a voulu se libérer, s'abstraire de la Grâce divine qui avait restauré l'image de l'homme et le nourrissait spirituellement. L'humanisme est la négation de la Grâce, la coupure d'avec la Grâce. Mais la vie n'est concrète que dans la Grâce, la vie en dehors de la Grâce est une vie abstraite. C'est sur ce terrain que surgissent toutes les illusions de l'humanisme. Ce qui apparaît à l'homme comme libération, acquisition d'individualité et d'énergie créatrice, est l'asservissement de son être spirituel au tourbillon naturel, la désagrégation de sa personne. On le ressent irrémédiablement au sommet du processus humaniste de l'histoire moderne. L'humanisme a pris l'homme non pas concrètement, non pas dans ses liens et ses soudures spirituels, mais abstraitement, comme un atome de la nature se suffisant à lui-même. Cette voie ne s'est pas tout de suite déterminée à l'époque de la Renaissance. Mais elle est devenue de plus en plus nette tout au long de l'histoire moderne. Cette voie devait inévitablement conduire à l'individualisme extrême et au socialisme extrême, ces deux formes de l'atomisation, de la désagrégation abstraite de la société et de la personne.

Deux maîtres à penser de l'époque moderne, Friedrich Nietzsche et Karl Marx ont fait apparaître avec une acuité géniale deux formes d'auto-négation et d'auto-extermination de l'humanisme. Chez Nietzsche l'humanisme se nie et s'extermine dans la forme individualiste, chez Marx, dans la forme collectiviste. L'individualisme abstrait et le collectivisme abstrait sont engendrés par une seule et même cause : le fait que l'homme s'abstrait des fondements divins de la vie, se détache et tombe du concret. Nietzsche est l'enfant de l'humanisme de l'histoire moderne et sa victime ; il paye pour ses péchés. Dans le destin personnel de Nietzsche l'humanisme passe à son contraire. Nietzsche sent l'homme comme honte et humiliation, il est avide de dépasser l'homme, sa volonté est dirigée vers le surhomme. La morale de Nietzsche ne reconnaît pas la valeur de la personne humaine, elle rompt avec l'esprit d'humanité, elle prêche la dureté envers l'homme au nom de buts surhumains, au nom de notre lointain et des régions lointaines, au nom des hauteurs. Le surhomme se substitue chez Nietzsche au Dieu perdu. Il ne peut pas et ne veut pas se maintenir dans l'humain, dans l'uniquement humain. Dans l'individualisme surhumain de Nietzsche l'image de l'homme périt. De la même façon périt l'image de l'homme dans le collectivisme surhumain de Marx. Marx est spirituellement sorti de la religion humaniste de Feuerbach. Chez lui aussi, mais de façon différente, l'humanisme passe à son contraire, il se dénature en antihumanisme. Marx sent l'individualité humaine comme l'apanage du vieux monde bourgeois, il exige son dépassement dans le collectivisme. La morale de Marx ne reconnaît pas la valeur de la personne humaine, lui aussi rompt avec l'esprit d'humanité, lui aussi prêche la dureté envers l'homme au nom de la collectivité, au nom du Zukunftstaat socialiste à venir. La collectivité se substitue chez Marx au Dieu perdu. Lui non plus ne veut pas et ne peut pas se maintenir dans l'humain, dans l'humanitaire ; dans le collectivisme de Marx il y a en vérité quelque chose de non-humain et d'anti-humain, la personne humaine y disparaît, l'image humaine s'y offusque. Le collectivisme de Marx ne reconnaît pas l'individualité humaine avec sa vie intérieure sans borne qu'avait reconnue et glorifiée naguère encore l'humanisme de Herder et de Goethe. Marx est un fils de l'histoire moderne aussi légitime que Nietzsche. Dans le premier et dans le second s'accomplit la fin de la Renaissance, mais de façon différente. Nietzsche était tourné vers la Renaissance, voulait vivre de l'élan créateur de la Renaissance, mais il a fini par passer dans une nouvelle dimension, là où il n'y a plus de retour vers les bases de la Renaissance historique. Marx s'est détourné définitivement de la Renaissance comme étant le monde « bourgeois » ; il avait soif d'un nouveau royaume dans lequel toute surabondance créatrice serait désormais impossible. Ni la cause de Nietzsche, ni celle de Marx n'ont été le triomphe de l'homme, elles n'ont été que la dénonciation des illusions humanistes. Après eux, un humanisme à la belle âme est désormais impossible, est déjà impossible toute griserie passionnée provoquée par les idées humanistes, est impossible la foi naïve dans l'esprit d'humanité. L'homme est nié également chez Max Stirner qui porte des coups violents à l'humanisme. Le royaume humain moyen, le royaume de l'esprit d'humanité qui se suffit à lui-même se décompose et est dépassé ; apparaissent les aboutissements ; les limites, les frontières de l'homme sont transgressées. On ne peut pas s'en tenir au seul humain. En même temps que tout cela, s'achève la Renaissance qui a été le jeu créateur des forces du royaume humain moyen, l'ambition de créer une vie parfaite, pleine de joie et belle, dans le royaume humaniste. Ce royaume humaniste a été décomposé par l'histoire moderne. L'élargissement et la propagation du royaume humaniste, sa démocratisation sont des faits fatals pour son existence. L'humanisme créateur ne peut exister que dans une partie élue de la société humaine. Il en a été ainsi à l'époque de la Renaissance. Les Lumières et la Révolution ont opéré un processus niveleur dans le royaume humaniste et ont préparé sa décomposition intérieure. La Renaissance était fondée sur l'inégalité et a été possible grâce à l'inégalité. La soif d'égalité qui s'est emparée de l'humanité contemporaine est la fin de la Renaissance. C'est l'entropie de la vie sociale.

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La fin historique de la Renaissance s'accompagne de la décomposition de tout organisme, de tout ce qui est organique. Une constitution organique de la vie s'est encore conservée dans la Renaissance. La vie était encore hiérarchique comme toute vie organique. C'est qu'alors ne faisait que commencer le processus de sécularisation qui finalement devait conduire à la mécanisation de la vie, au détachement de toute structure organique. Au début, dans ses premiers stades, cette sécularisation a été reçue comme une libération des forces créatrices de l'homme, comme la joie provoquée par leur jeu libre. Mais les forces humaines qui sortent de l'état organique sont soumises inéluctablement à l'état mécanique. Cela ne se voit pas toute de suite. Pendant un certain temps l'homme vit dans l'illusion qu'il est libre aussi bien des liens organiques que des entraves mécaniques. Cette période intermédiaire, quand l'homme européen moderne se sent libre de tout organisme et n'est pas encore soumis au mécanisme, est occupée par la Renaissance historique et ses points culminants aux XVIIème et XVIIIème siècles. Au sommet de la société européenne jouent des forces humaines arrachées à la profondeur mais l'on ne sent pas encore leur assujettissement à la mécanique niveleuse. Mais au XIXème siècle s'est produite en Europe une des plus terribles révolutions qu'ait jamais subies l'humanité dans toute son histoire. La machine est entrée en vainqueur dans la vie humaine et a altéré tout son rythme organique. La machine a détruit toute la structure séculaire de la vie humaine, structure qui était organiquement liée à la vie de la nature. La machinisation de la vie détruit la joie de la Renaissance et rend impossible toute surabondance créatrice de la vie. La machine tue la Renaissance. Elle prépare une époque historique nouvelle, une époque de civilisation. La culture pleine de symbolisme sacré meurt. Les gens de la Renaissance ne savaient pas et ne comprenaient pas qu'ils préparaient le triomphe de la machine dans le monde, que l'éloignement définitif du Moyen Age devait conduire au royaume des machines, à la substitution d'une structure organique par une structure mécanique. La structure de la vie est hiérarchique, c'est-à-dire cosmique. Dans l'organisme cosmique les parties sont subordonnées au tout, liées au centre. Dans un organisme, le centre implique que la vie des parties le composant ont une finalité. Chaque organisme est une hiérarchie. Quand les parties se détachent de l'ensemble et cessent de servir la fin placée dans le centre organique, elles se soumettent imperceptiblement à la nature inférieure. L'époque de la Renaissance s'enorgueillit d'avoir découvert non seulement l'homme, mais encore la nature. Les hommes de la Renaissance étaient tournés avec adoration vers la nature, elle avait été leur école et ils imitaient ses formes extérieures ; ils avaient cessé de lutter contre la nature pécheresse, ce qu'avaient fait les hommes du Moyen Age. Et cette conversion de la Renaissance à la nature s'est accompagnée dans sa première période de la griserie provoquée par les formes naturelles de la joie procurée par la vie naturelle. Mais l'âme de la nature ne s'est pas dévoilée dans sa profondeur aux hommes de la Renaissance car dans la Renaissance ce n'est pas l'homme spirituel à qui seul peut se dévoiler l'essence intérieure de la nature qui a surgi, mais l'homme naturel tourné vers la superficie de la vie naturelle. Seuls quelques rares mystiques et théosophes de l'époque de la Renaissance ont pénétré plus profondément dans la nature. C'est dans la Renaissance qu'est l'origine d'un rapport à la nature non seulement artistique mais aussi de connaissance scientifique. C'est en cela qu'était l'immense importance de l'époque. C'est de là qu'est parti le triomphe historique et la destruction de toutes les formes antiques et renaissantes, elle est le signe même d'un éloignement de la nature, de l'homme et de Dieu. C'est la fin de la Renaissance, la fin de l'époque humaniste. L'art contemporain est de plus en plus saisi par cette fin de la Renaissance, par la mort des formes naturelles et humaines. Des principes barbares y font irruption, il est lacéré par des sons barbares, par des mouvements barbares. Le dynamisme de cet art perd le rythme cosmique. Le positivisme du XIXème siècle était déjà le début indubitable de la fin de la Renaissance. Le positivisme est engendré par l'esprit de la Renaissance, mais cet esprit s'effrite en lui. Dans le positivisme il n'y a plus la surabondance créatrice de la connaissance, il n'y a pas l'enchantement joyeux donné par la connaissance des mystères de la nature qui se dévoilent. Le positivisme est déjà la conscience du caractère limité des forces humaines, c'est la fatigue de la connaissance. Les mystères de la nature se ferment au positivisme. Le positivisme coupe les ailes à l'homme. A l'époque de la Renaissance, la connaissance de la nature était le résultat d'un gai-savoir. Pic de la Mirandole fut un homme typique de la Renaissance, - aux antipodes de tout positivisme. La passion de Léonard était, elle aussi, aux antipodes du positivisme, mais en lui était déjà déposée la semence à partir de laquelle devait se développer le positivisme. La Renaissance portait en elle les semences de sa perte, d'une fin qui ne ressemblât pas à ses débuts, dans tous les domaines, dans le domaine de la connaissance comme partout ailleurs. Le positivisme d'Auguste Comte a deux sources opposées qui de divers côtés détruisent l'esprit de la Renaissance : le rationalisme des Lumières et la réaction spirituelle à la Révolution française. A. Comte était un catholique perverti, un catholique à l'envers. Il y a en lui beaucoup d'éléments médiévaux, en lui se produit le retour au hiérarchisme médiéval, à l'organisation et à l'autorité ; il veut de nouveau soumettre la connaissance aussi bien que la vie humaine à un centre spirituel et faire cesser l'anarchie intellectuelle de l'histoire moderne. Ce n'est pas un hasard si A. Comte accordait une si haute valeur à Joseph de Maistre et a appris beaucoup de lui. Ces principes médiévaux et religieux du positivisme d'A. Comte, bien qu'ils soient pervertis dans leur forme, n'ont pas prédominé dans le développement ultérieur du positivisme et ont effrayé les positivistes. Mais même les éléments les plus « positivistes » du positivisme représentent en eux-mêmes une réaction contre l'esprit de la Renaissance. Le positivisme a vite commencé à dégénérer et a fait apparaître l'épuisement des principes créateurs de la connaissance. A l'heure actuelle on ne peut plus parler sérieusement du positivisme en philosophie. Cela fait déjà longtemps que dans la philosophie européenne règne non pas le positivisme mais la philosophie critique qui reconnaît Kant comme son père spirituel. On peut considérer la philosophie critique comme une des phases ultimes de la Réforme. Dans la gnoséologie allemande contemporaine, la Réforme donne ses derniers fruits, intellectuellement les plus raffinés. Si au début de l'histoire moderne, aux sources de la Réforme, s'est produite l'insurrection de l'homme et si l'homme a proclamé ses droits à l'autodétermination, en revanche, à la fin de l'histoire moderne, avec les conséquences intellectuelles de la Réforme, l'homme semble vouloir se libérer de lui-même dans le processus de la connaissance, se surmonter, s'élever au-dessus de tout anthropologisme. La philosophie germanique contemporaine en la personne de Cohen (Hermann Cohen (1842-1918), fondateur de l' « Ecole de Marburg », centre du néokantisme européen), de Husserl et de nombreux autres, mène avant tout la lutte contre l'anthropologisme ; elle est méfiante envers l'homme, elle voit dans l'homme la source de la relativité et de l'instabilité de la connaissance, elle aspire à un acte cognitif inhumain. Dans la gnoséologie critique il y a quelque chose qui rappelle le cubisme, elle divise également l'organisme de la connaissance humaine en catégories, comme Picasso et d'autres décomposent le corps humain en cubes. C'est le processus de fission et de démembrement analytiques de l'intégrité organique. L'image de l'homme périt dans la gnoséologie critique. Elle marque également la fin de la Renaissance, en elle aussi s'épuise et meurt l'esprit de la surabondance créatrice de la Renaissance. Et dans la connaissance; sur la voie de ses déterminations et affirmations de soi-même autonomes, l'homme arrive à la négation et à la destruction de soi-même. Après avoir perdu le centre spirituel et la source spirituelle de son être, l'homme se perd aussi lui-même, il perd son image éternelle, il s'abandonne au pouvoir de quelque chose d'inhumain. On peut trouver plus aisément l'homme dans la scolastique médiévale que dans la néo-scolastique gnoséologique. Le gnoséologisme contemporain est le produit d'une époque de décadence spirituelle. Un seul et même processus d'auto-extermination de l'homme sur la base de l'affirmation de soi humaniste se produit partout. Dans la théosophie, se désagrège, se démembre et est mise en tranches l'intégrité de l'image humaine ; celle-ci s'abandonne au déchirement des tourbillons astraux. La théosophie contemporaine est ennemie de l'homme et de sa surabondance créatrice, en elle il n'y a rien de la Renaissance. Elle extermine aussi le principe personnel, comme le fait le positivisme, comme le fait le criticisme gnoséologique. La théosophie ne croit pas plus à la réalité de la personne humaine que le naturalisme matérialiste le plus ordinaire. Elle est un naturalisme matérialiste, exterminateur de l'homme, transporté dans des mondes spirituels. Des théosophes de l'époque de la Renaissance comme Paracelse ont élevé l'homme très haut et l'ont mis devant des tâches créatrices. Des théosophes de notre époque comme Steiner, bien que celui-ci se donne le nom d'anthroposophe, asservissent définitivement l'homme à une évolution cosmique dont le sens est incompréhensible, alors que la voie d'autoperfection de l'homme qu'ils ont ouverte n'est pas une voie créatrice. La théosophie nie Dieu, l'anthroposophie nie l'homme. L'homme n'est qu'un moment passager de l'évolution cosmique, il doit être dépassé. Les courants théosophiques de notre époque signifient l'épuisement et le dépérissement de la surabondance créatrice de l'homme. L'individualité humaine s'y éteint et le jeu libre de ses forces s'y interrompt. L'homme perd son centre spirituel intérieur et le cherche dans l'assemblage et dans la décomposition des forces cosmiques. La connaissance théosophique contemple le cadavre de la nature et le cadavre de l'homme. Toute la vie intellectuelle dominante de notre époque est sous le signe de la fin de la Renaissance. Une instruction fondée sur les sciences de la nature rompt avec la Renaissance. Mais le caractère inébranlable de la conception du monde physicomathématique renaissante de Newton est mis à mal par la physique contemporaine. Les théories sur l'entropie, sur la radioactivité et sur la désagrégation des atomes de la matière, sur la loi de la relativité représentent une véritable apocalypse physique.

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Les tendances socialistes sont caractéristiques de notre époque. Elles pénètrent non seulement la vie économique et politique, mais aussi toute la culture contemporaine, toute la morale contemporaine ; elles désignent un sentiment particulier de la vie. Le socialisme n'est que le revers de l'individualisme, il n'est que le résultat de la désagrégation et de la décomposition de l'individualisme. Sur la voie de l'atomisation de la société le socialisme guette, comme une irréversabilité dialectique intérieure :- certains principes doivent conduire au socialisme. Le socialisme aussi bien que l'individualisme sont pareillement ennemis d'une sensation et d'une compréhension du monde organiques. Le socialisme n'est que le symptôme éclatant de la fin de la Renaissance, en lui se termine le jeu libre des forces humaines surabondantes de l'histoire moderne. Les forces humaines se lient et se soumettent coercitivement au centre, mais à un centre qui n'est déjà plus religieux mais social. La passion qui meut l'individualité créatrice est remplacée par la passion qui meut le travail collectif organisé par la contrainte. L'individualité humaine se soumet aux collectivités, aux masses. L'image de l'homme est éclipsée par l'image de la collectivité impersonnelle. Par rapport à toute surabondance créatrice une régulation suspecte s'établit. Le centre de gravité de la vie est transféré à l'économie, aux sciences et aux arts, à la culture créatrice supérieure, aux valeurs spirituelles, est réservée la place de « superstructure ». L'homme est transformé en catégorie économique. Le socialisme a un fondement humaniste et une source humaniste ; il est engendré par l'humanisme de l'histoire moderne, il n'aurait pas été possible sans l'affirmation de soi de l'homme et sans le transfert du centre de gravité de la vie dans le bien matériel humain. Mais dans le socialisme, l'humanisme en arrive à la négation de soi. L'homme avec son âme individuelle et sa destinée individuelle se soumet aux collectivités inhumaines. La conscience de classe prolétaire n'est déjà plus une conscience humaniste, mais anti-humaniste. L'homme est remplacé par la classe. La valeur même de l'homme, de son âme individuelle et de sa destinée individuelle est niée. L'homme se transforme en moyen pour la collectivité sociale et son développement. L'humanisme a engendré l'esprit d'humanité en tant que disposition morale particulière. Cet esprit d'humanité était un royaume humain moyen. Il se décompose dans le socialisme prolétaire de classe. Le socialisme est la fin de l'esprit d'humanité, la dénonciation des illusions de cette dernière. Le socialisme démasque tous les sommets liés à l'humanisme : les sciences et les arts humanistes, la morale humaniste, toute la culture humaniste. Toute la « superstructure » humaniste s'effondre et sa base, son fondement, sont démasqués. L'économie, les intérêts économiques de classe sont cette base, ce fondement. Et, en vérité, l'homme qui s'est arraché au centre spirituel et aux sources spirituelles de la vie possède les fondements matériels de la vie, et toutes les choses élevées sont de fausses valeurs. L'homme se décompose en intérêts, la nature une de l'homme - le sens de l'humain - disparaît, elle se stratifie en natures de classe. Marx a raison en ce qui concerne la société bourgeoise européenne du XIXème siècle : en elle « le sens de l'humain » que Herder considérait comme le but de l'histoire a été soumis à la décomposition, la base économique y joue un trop grand rôle, et toute la culture supérieure rappelle trop la « superstructure ». Le matérialisme économique n'a que passivement reflété l'état de la société humaine, sa vacuité spirituelle, son assujettissement au côté matériel de la vie. C'est l'auto-décomposition de l'humanisme, la fin de la Renaissance, la mort de l'illusion, de l'illusion du royaume du « sens de l'humain », la dénonciation de l'impossibilité pour l'homme d'être un créateur, après s'être arraché à Dieu, après s'être révolté contre Dieu. Par ses conséquences culturelles le socialisme est la fin indubitable de la Renaissance. L'esprit du socialisme est la mort de l'esprit de la Renaissance. Pour le socialisme, la vie humaine n'est déjà plus l'oeuvre de l'art humain créateur, du jeu libre des forces humaines surabondantes. La Renaissance est aristocratique, elle a été créée par des hommes libérés de la nécessité opprimante de la vie. Pour le socialisme, qui condamne à mort tout aristocratisme, la vie humaine est l'oeuvre de la nécessité et du travail collectif pénible. Dans le régime socialiste il ne reste aucune surabondance créatrice libre qui ne soit réglée et soumise au centre matériel. La Renaissance était la proclamation des droits de l'homme, de l'individualité humaine, avant tout dans les sciences et les arts, dans la vie intellectuelle, et ensuite également dans la vie politique. Le socialisme oppose aux droits de l'homme les droits de la collectivité, qui ne représente pas le sens de l'humain et où se dessinent des traits inhumains. Dans le collectivisme auquel est arrivé l'humanisme dans sa dialectique historique, tous les droits de l'homme sont abolis, la liberté de penser elle-même, par quoi avait commencé la Renaissance, est abolie. Les processus de pensée sont entièrement devenus coercitifs, sont soumis au centre social confessé, c'est-à-dire que se produit le retour au Moyen Age, mais désormais la base n'en est plus religieuse mais matérialiste, c'est la base d'une anti-religion matérialiste. La fin de la Renaissance signifie l'épuisement et l'anéantissement du principe personnel dans les sociétés humaines, du principe de l'initiative créatrice personnelle, de la responsabilité personnelle, et le triomphe du principe collectif. Cette fin de la Renaissance se manifeste non seulement dans le socialisme mais aussi dans l'anarchisme qui n'est pas moins caractéristique de notre époque. L'histoire moderne qui a été conçue de la Renaissance est caractérisée par l'épanouissement somptueux de l'étatisme ; elle se distingue en cela du Moyen Age où la conscience étatique était faible. Le Moyen Age était internationaliste, universaliste. Les Temps Modernes sont l'époque des Etats nationaux. A la base des Etats modernes il y a l'affirmation de soi humaniste de l'homme, d'abord dans les monarchies, ensuite dans les démocraties. Mais les Etats nationaux humanistes de l'histoire moderne portaient en eux la semence de leur propre négation. Une souveraineté populaire purement humaniste sape le fondement religieux de l'Etat et crée le terrain de sa désagrégation anarchique. L'anarchisme est la fin de l'Etat de l'époque renaissante. Dans l'anarchisme se produit non seulement l'auto-négation de l'Etat humaniste mais aussi l'autonégation et l'auto-anéantissement du principe personnel, la faillite définitive de l'individualisme dans ce qui semblait être son triomphe extrême. Le principe personnel était très étroitement et indissolublement lié au principe étatique. Dans l'anarchisme c'est la même force élémentaite collective, de masse, hostile aussi bien à la personne qu'à l'Etat qui triomphe. L'esprit de l'anarchisme n'est pas un esprit créateur, il y a en lui une animosité mauvaise et vindicative envers toute surabondance créatrice. L'anarchisme voudrait détruire tout ce qui a été créé par la Renaissance. Il représente le châtiment pour le mensonge de l'humanisme. Quand la soif d'égalité s'empare des sociétés humaines, se terminent toute renaissance, toute force surabondante créatrice. Le sentiment passionné de l'égalité est celui de l'envie à l'égard d'une existence étrangère, d'un être autre, c'est l'impossibilité d'affirmer l'être en soi. La passion pour l'égalité est la passion pour le non-être. Les sociétés contemporaines sont obsédées pur la passion qui transfère le centre de gravité de la vie de l'affirmation créatrice de l'être en soi à la négation envieuse de l'être en l'autre. Seule une société qui tombe en décrépitude peut être ainsi.

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La Renaissance a commencé par l'affirmation de l'individualité humaine créatrice. Elle s'est terminée par la négation de l'individualité humaine créatrice. L'homme sans Dieu cesse d'être homme : en cela est le sens religieux de la dialectique intérieure de l'histoire moderne, de l'histoire de l'épanouissement et de la mort des illusions humanistes. L'homme isolé en soi et intérieurement vidé devient l'esclave des forces élémentaires non pas supérieures, surhumaines, mais inférieures, inhumaines. L'esprit humain s'éteint et des esprits inhumains s'en emparent. La formation de la religion de l'humanisme, de lit divinisation définitive de l'homme et de l'humain est aussi le début de la fin de l'humanisme, son autonégation, le tarissement de ses forces créatrices. L'épanouissement du sens de l'humain n'a été possible que tant que l'homme a ressenti et a eu conscience encore que sous lui et au fond de lui il y avait des principes plus élevés que lui, tant qu'il ne s'est pas détaché définitivement des fondements divins. A l'époque de la Renaissance il y avait encore un sentiment et cette conscience dans l'homme, il n'y avait pas encore de rupture définitive. Et pendant toute l'histoire moderne l'homme européen n'a pas rompu définitivement avec ses fondements religieux. C'est pourquoi seul le sens de l'humain était possible, seuls étaient possibles l'épanouissement de l'individualité humaine et de la création humaine. L'humanisme de Goethe avait un fondement religieux, il était lié à la foi en Dieu. L'homme ayant perdu Dieu s'enfonce dans les déchaînements de l'impersonnel et de l'inhumain, il devient l'esclave d'une nécessité inhumaine. A notre époque il n'y a déjà plus ce jeu libre des forces humaines de la Renaissance qui a créé aussi bien l'art italien que Shakespeare et Goethe. A notre époque ce qui est en jeu, ce sont des forces inhumaines, les mauvais esprits de l'instinct déchaîné qui écrasent l'homme et éclipsent son image. Ce n'est pas l'homme qui aujourd'hui s'est libéré, mais les déchaînements inhumains qui ont fait sauter les verrous et qui déferlent sur l'homme en vagues. L'homme a reçu sa forme, son image à travers l'action des énergies et des principes religieux. Le chaos dans lequel se mourait l'image humaine ne pouvait être surmonté par les seules forces humaines. La formation du cosmos humain a été aussi l'oeuvre des forces divines. L'homme de l'histoire moderne qui, à la fin de celle-ci, s'est détaché de la force divine et a rejeté son aide, tombe de nouveau dans le chaos, ébranle sa propre image et fait vaciller ses propres formes. L'énergie créatrice de l'homme ne se concentre pas mais s'éparpille. La formation d'un réservoir d'énergie créatrice suppose la conservation des formes de l'image humaine, elle suppose des frontières qui séparent l'homme des stades inférieurs informes. Ce réservoir est cassé et a été vidé de son énergie créatrice. L'homme perd ses formes, ses limites, il est sans défense contre la mauvaise éternité du monde chaotique.

Si nous vivons la fin de la Renaissance avec les courants artistiques modernes, le futurisme, les nouveaux courants de la philosophie, la gnoséologie critique, les courants théosophiques et occultistes, enfin avec le socialisme et l'anarchisme qui occupent une place si prépondérante dans la vie sociale de notre époque, nous la vivons aussi avec les courants religieux et mystiques. Dans certains courants l'humanisme se décompose intérieurement et entraîne dans ce processus de décomposition l'image de l'homme, les formes de l'homme. Dans d'autres courants, l'humanisme est surmonté par des principes supérieurs et l'homme cherche la sauvegarde de son image, de ses formes dans les fondements divins de la vie. Mais dans l'un et l'autre cas la Renaissance historique se termine et se produit un retour aux principes médiévaux, tantôt aux principes remplis d'obscurité du Moyen Age, tantôt à ses principes lumineux. Dans l'humanisme il y eut trahison de ce qui était le plus sacré et à cause de cette trahison l'homme paye par son histoire, il subit déception après déception. Aujourd'hui commence le processus de barbarisation de la culture européenne. Après la décadence raffinée, c'est l'invasion de la barbarie qui doit se produire sur les sommets de la culture européenne. Sous ce rapport, la guerre mondiale aura une signification fatidique pour le destin de l'Europe. L'Europe cultivée et humaniste s'est mise à nu et a perdu toute défense contre l'invasion de la barbarie extérieure et intérieure. On pouvait entendre depuis longtemps déjà les bruits sourds de la barbarie souterraine. Mais la société bourgeoise européenne décadente n'a rien fait pour sauver les vieilles et éternelles valeurs sacrées de l'Europe, elle a vécu avec insouciance, en comptant sur une prospérité infinie. Le crépuscule de l'Europe commence (Cf. mon article « La fin de l'Europe » écrit en 1915 et incorporé dans mon recueil Le destin de la Russie). Les sociétés européennes entrent dans une période de vieillesse et de décrépitude. Un nouveau chaos des peuples peut survenir. La féodalisation de l'Europe est possible. Dans l'histoire de l'humanité il n'y a pas de progrès qui suive une ligne ascendante droite, ce progrès dans lequel les hommes du XIXème siècle croyaient tellement qu'ils s'étaient fait de cette foi une religion. Dans l'histoire des sociétés et des cultures on remarque des processus organiques dans lesquels il y a des périodes de jeunesse, de maturité et de vieillesse, il y a un épanouissement et une décadence. Aujourd'hui nous ne vivons pas tant le début de quelque chose de nouveau que la fin de l'ancien. Notre époque rappelle la fin du monde antique, la chute de l'Empire Romain, l'épuisement et le tarissement de la culture gréco-romaine, - source éternelle de toute culture humaine. Les courants contemporains en art rappellent la perte des formes antiques parfaites et la barbarisation de cette époque. Les processus politiques et sociaux de notre temps rappellent les processus qui se produisirent à l'époque de l'empereur Dioclétien, les processus d'asservissement de l'homme. Les recherches de philosophie religieuse et mystique de notre temps rappellent la fin de la philosophie grecque et les recherches qui se faisaient alors dans les mystères rappellent la soif de l'Incarnation, l'apparition du Dieu-Homme. Notre temps ressemble spirituellement à l'universalisme et au syncrétisme de l'époque hellénistique. Une très grande angoisse va s'emparer de la meilleure partie de l'humanité. C'est le signe de l'arrivée d'une nouvelle époque religieuse.

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L'humanisme devait être vécu jusqu'au bout. Ses voies sont aujourd'hui dépassées et il doit être surmonté. La dialectique intérieure autodestructrice de l'humanisme a donné une énorme expérience à l'humanité. Et le retour à l'état plus simple dans lequel se trouvait l'homme européen avant l'époque humaniste de l'histoire moderne est impossible. L'histoire moderne a rendu double, a fait tout empirer et a tout démasqué en l'homme. Son sens essentiel est là et non dans les conquêtes et les réalisations positives. Les recherches de l'histoire moderne donnent un grand savoir. Dans l'humanisme, quelque chose s'est entrouvert, un thème grandiose a été posé. Aujourd'hui la vie de l'homme se termine dans l'arrachement du centre religieux et la recherche d'une nouvelle centralisation religieuse de la vie, c'est-à-dire l'approfondissement spirituel, est inéluctable. L'homme, dans toutes les sphères de sa création, ne peut rester plus longtemps à la surface, à la périphérie de l'être. Il doit ou bien commencer ce mouvement vers la profondeur ou bien s'évaporer et être dévasté. Un approfondissement doit se produire à partir des très grandes secousses et épreuves de notre temps. L'homme européen doit définitivement se libérer des illusions de l'humanisme. Il est impossible de se maintenir plus longtemps dans un royaume moyen. Un brusque écart se produit dans deux côtés opposés : vers le haut et vers le bas. Selon beaucoup de signes nous nous approchons d'une nouvelle époque historique. D'une époque analogue aux débuts encore obscurs du Moyen Age, des VII, VIII, IXèmes siècles, jusqu'à la renaissance médiévale. Et beaucoup d'entre nous doivent se sentir les derniers Romains. C'est un noble sentiment. Quelque chose de ce sentiment s'est réveillé aussi dans la nouvelle âme chrétienne moderne de saint Augustin, quand le danger menaçait Rome, quand a déferlé le monde barbare. Et il en est ainsi maintenant : beaucoup d'entre nous peuvent se sentir les derniers et fidèles représentants de la vieille culture européenne chrétienne que menacent de très grands dangers aussi bien extérieurs qu'intérieurs. Une telle époque de barbarisation nouvelle possible, bien que civilisée doit être pénétrée d'une lumière impérissable comme cela a été le cas autrefois avec l'Eglise chrétienne. Ce n'est que dans le christianisme que se dévoile et se conserve définitivement l'image de l'homme, la face de l'homme. Le christianisme a libéré l'homme des démons de la nature qui le tourmentaient dans le monde païen, de la démonolâtrie. Seul le rachat chrétien a donné à l'homme la possibilité de s'élever et de s'accomplir spirituellement ; il a arraché l'homme des tréfonds de la nature instinctive dans laquelle l'homme était tombé, à laquelle il était assujetti. Le monde antique a préparé la forme de l'homme ; en lui s'est réveillée l'énergie créatrice de l'homme, mais la personne humaine n'était pas encore libérée du pouvoir des forces instinctives naturelles, l'homme spirituel n'était pas encore né. La deuxième naissance de l'homme, non pas la naturelle mais la spirituelle, s'est produite dans le christianisme. Et l'humanisme a reçu du christianisme son sens de l'humain authentique, il ne pouvait le trouver dans la seule Antiquité. Mais l'humanisme, dans son évolution, a arraché le sens de l'humain à ses fondements divins. Et voilà que, lorsque l'humanisme a définitivement arraché l'homme à la Divinité, il s'est tourné alors contre l'homme et a commencé à détruite l'image humaine car l'homme est l'image et la ressemblance de Dieu. Quand l'homme a voulu n'être que l'image et la ressemblance de la nature, n'être qu'un homme naturel, il s'est soumis aux forces instinctives inférieures et a perdu son image. Les démons tourmentent à nouveau l'homme et il est impuissant à y résister et à s'y opposer. Le centre spirituel de la personne humaine est perdu. La tragédie de l'histoire moderne est dans cette attitude de l'humanisme contre l'homme. En cela sont la cause de l'échec fatal de la Renaissance et l'inéluctabilité de sa fin. Les hommes de notre temps disent volontiers que le christianisme n'a pas réussi, qu'il n'a pas réalisé ses espérances et c'est sur cela qu'on fonde les arguments selon lesquels tout retour au christianisme serait sans espoir et absurde. Mais le fait que l'humanité européenne n'a pas réalisé le christianisme et l'a déformé et trahi ne peut être une réplique contre sa Vérité et sa justice. Le Christ n'a pas promis la réalisation de son royaume sur terre, il a dit que son royaume n'est pas de ce monde, il a prédit vers la fin l'appauvrissement de la foi et de l'amour. Le mensonge de l'humanité chrétienne est le mensonge humain, la trahison et la chute humaines, la faiblesse et la culpabilité humaines, et non pas le mensonge chrétien, le mensonge de Dieu. Toute l'indignation légitime contre le catholicisme a pu être dirigée contre l'humanité catholique, et non contre les valeurs sacrées authentiques de l'Eglise catholique. Mais l'homme au début a déformé Ie christianisme, il l'a défiguré par ses chutes et s'est ensuite définitivement révolté contre lui et l'a trahi, ayant rendu la Vérité chrétienne elle-même responsable de ses péchés et de ses chutes à lui. La vie spirituelle créatrice n'est pas seulement l'oeuvre de Dieu mais elle est aussi l'oeuvre de l'homme. Une liberté grandiose est offerte à l'homme, liberté qui est une épreuve grandiose de la force de son esprit. Dieu lui-même semble attendre de l'homme des actes créateurs et une offrande créatrice. Mais au lieu de convertir vers Dieu son image créatrice et de rendre à Dieu la libre surabondance de ses forces, l'homme a dépensé et exterminé ses forces créatrices dans l'affirmation de soi, dans son tournoiement à la périphérie du retour. Cela est fort triste. Il semble que la beauté se décompose et meurt, que le libre jeu des forces créatrices est désormais impossible, qu'est déjà arrivée la fin de la libre individualité humaine. Mais ce serait être lâche et avoir peu de foi que de s'abandonner à la tristesse. Les capacités pour la renaissance de la nature humaine sont infinies. Mais aujourd'hui on ne peut croire en la renaissance spirituelle de l'homme et de la création humaine qu'à travers l'approfondissement du christianisme, à travers la fidélité à la révélation chrétienne concernant la personne humaine. Dans le christianisme, l'anthropologie n'a pas encore été révélée jusqu'au bout, la révélation concernant l'homme ne s'est pas encore achevée. En cela est le sens du thème de l'homme posé par l'histoire moderne humaniste. Mais l'Europe contemporaine est allée loin dans sa trahison de la révélation chrétienne sur la personne humaine et l'a donnée en pâture aux tourbillons déchaînés des instincts. Ainsi elle a laissé passer à l'intérieur de sa culture un principe chaotique qui peut plonger l'Europe dans une période de barbarie. Mais aucun tourbillon, aucun déchaînement chaotique d'instincts n'a la force d'éteindre la lumière de la révélation chrétienne de Dieu, de l'homme, et du Dieu-Homme. Les portes de l'enfer ne la vaincront pas. C'est pourquoi la source de la lumière restera, quelque fortes que puissent être les ténèbres qui l'étreignent. Et nous devons nous sentir non seulement les derniers Romains, fidèles à la Vérité et à la beauté anciennes et éternelles, mais aussi tournés vers le jour créateur invisible à venir, quand se lèvera le soleil de la nouvelle Renaissance chrétienne. Peut-être aura-t-elle lieu dans les catacombes et s'accomplira-t-elle pour quelques-uns seulement, peut-être n'aura-t-elle lieu qu'à la fin des temps. Il ne nous est pas donné de le savoir. Mais nous savons de façon sûre que la lumière éternelle et la beauté éternelle ne peuvent être détruites par quelque ténèbre et quelque chaos que ce soit. La victoire de la quantité sur la qualité, de ce monde limité sur l'autre monde infini est toujours fantomatique. C'est pourquoi c'est sans crainte et sans abattement que nous devons sortir du jour de l'histoire moderne pour entrer dans la nuit du Moyen Age. Que s'obscurcisse la lumière trompeuse et mensongère !

Mon thème est européen et non russe. La Russie est restée à l'écart du grandiose mouvement humaniste de l'histoire moderne. Elle n'a pas eu de Renaissance, l'esprit renaissant est étranger aux Russes. La Russie est restée pour une grande part l'Orient et elle reste encore l'Orient de nos jours. Le principe personnel y a toujours été insuffisamment mis en lumière. Il n'y a pas eu chez elle d'épanouissement somptueux de l'individualité humaine créatrice. Mais les Russes se sont approprié les derniers fruits de l'humanisme européen dans la période de son autodécomposition et de son autoextermination, quand il s'est définitivement orienté contre l'image humaine. Et pas un seul peuple n'est allé à de telles extrémités dans l'extermination de la face humaine, du droit humain, de la liberté humaine. Pas un seul peuple n'a manifesté une telle hostilité à l'égard de tout épanouissement de l'individualité créatrice. Il y a là quelque chose d'effrayant pour nous, Russes. Nous vivons sous sa forme la plus extrême la fin de la Renaissance sans avoir vécu la Renaissance elle-même, sans avoir de souvenirs sublimes de la surabondance créatrice passée. La grande littérature russe dans son ensemble n'a pas été renaissante d'esprit ; on y sent non pas la surabondance des forces mais la cassure d'une maladie de l'esprit, une recherche douloureuse qui puisse sauver de la perte. C'est seulement Pouchkine qui possédait quelque chose de la Renaissance, mais son esprit n'a pas triomphé dans la littérature russe. Maintenant nous vivons le futurisme qui est hostile à la Renaissance sans avoir vécu la création de la Renaissance ; nous vivons le socialisme et l'anarchisme qui sont hostiles à la Renaissance sans avoir vécu le libre épanouissement de l'Etat national ; nous vivons des courants philosophiques et théosophiques qui sont hostiles à la Renaissance sans avoir vécu l'ivresse renaissante de la connaissance. Il ne nous a pas été donné de vivre la joie d'un sens libre de l'humain. C'est là une particularité de l'amer destin russe. Mais chez nous doivent se manifester le désir lancinant d'un approfondissement spirituel et la quête des fondements divins de l'homme et de la création humaine. Est-ce qu'une sanction religieuse de la création est possible chez nous, cette sanction que l'esprit religieux russe n'a jamais donnée ? La possibilité d'une renaissance spirituelle de la Russie est liée à cela. Peut-être que nous, Russes, ne sommes capables de prendre part qu'à une Renaissance chrétienne ? Mais pour cela nous devons passer par une pénitence et une purification d'importance, nous devons réduire en cendres les superstitions et l'idolâtrie de l'humanisme mensonger et en décomposition, au nom de l'idée chrétienne de l'homme.

                                                                  Nicolas Berdiaev,  Moscou, 1919.