"C'est encore une
route très dure, mais dans des paysages admirables, évoquant les régions riantes de l'Andalousie, qui franchit les soixante-cinq kilomètres séparant Tripolis de Sparte dans la direction du sud.
Cette route passe auprès de Piali, qui, parmi les vignes et les mûriers dont s'enrichit l'Arcadie, est l'ancienne Tégée, au destin changeant. Cette ennemie des Doriens dut leur céder; puis elle
suivit la fortune de la Ligue achéenne, et accepta la paix romaine. Alaric la détruisit. Les Byzantins la relevèrent et, sous le nom de Nicli, elle redevint une des villes importantes de la
Morée. Les Franks y résidèrent, les Grecs la leur reprirent, et alors elle disparut. Des villages épars, les restes d'un beau temple qu'avait décoré Scopas, occupent, avec la basilique de
Paloeo-Episcopi, l'emplacement de ce qui fut Tégée, type de ces cités helléniques qui, proches les unes des autres dans un territoire restreint, ne cessèrent de se jalouser, de s'entredévorer, et
ne se liguèrent que trop tard contre de forts usurpateurs, après des rivalités si compliquées que seule l'histoire médiévale italienne a été aussi inextricable. Quand on sort du chaos des
montagnes, après le sauvage défilé de Klisoura, non loin de cette Sellasie où, il y a vingt-deux siècles, succomba la dernière armée spartiate, on reste saisi par la brusque apparition de
l'énorme, du tragique, du magnifique Taygète aux profondes crevasses bleues, aux cimes de neige étincelante, dominant royalement une des plus belles vallées du monde.
Sparte est au fond de cette vallée, à une lieue de la base de cette chaîne colossale. On l'y aperçoit comme une
tache blanche, en descendant par de multiples virages du haut de Klisoura: une paisible agglomération au bord de l'Eurotas, avec des cafés, des garages, des maisons basses et proprettes, de
larges rues à angles droits, voilà ce qu'on trouve. Une petite ville de province, sans caractère... Six mille âmes. Dans un gentil jardin public, un musée de quatre salles montrant les
inévitables statues romaines, des vases, des masques, des sarcophages, des stèles, des débris, rien d'inédit. Est-ce donc là Sparte? C'est du moins celle que fonda, il y a tout juste un siècle,
le roi Othon de Bavière. Elle est administrative, elle produit des soieries, des oranges, de l'huile d'olive et du tabac. Est-ce donc là Sparte?
Il y en a pourtant eu une autre! Il faut aller en chercher, à un quart d'heure,
les restes. Ils sont bien misérables. L'emplacement d'une acropole, avec une enceinte faite et refaite aux premiers siècles de notre ère par les Byzantins protégeant contre les Goths ou les
Slaves ce qu'ils appelaient encore Lakedemonia, c'est-à-dire « le pays creux », un long portique romain à exèdres; les traces d'un théâtre et de bains romains, un pseudo-tombeau de Léonidas:
rien, vraiment. Pas un monument, une émotion, un souvenir. Et, après tout, c'est juste. La tyrannie militaire de ces durs et égoïstes Doriens devait disparaître totalement, laissant un renom de
vertus surfaites. Neuf mille conquérants Spartiates, trente mille périèques, descendants des indigènes soumis, admis à se battre mais non à légiférer, et une foule d'Hilotes, esclaves, manants,
serfs cultivant et payant fermage, voilà ce qu'était cette féodalité avide, dont la guerre était l'industrie et qui s'était installée au coeur du Péloponnèse, absorbant la Laconie, la Messénie,
l'Argolide, jalousant Athènes, parvenant à la vaincre, mais succombant enfin sous les coups répétés des Thébains d'Epaminondas et de la ligue achéenne avec Philopoemèn. Toute la Grèce était lasse
de la menaçante brutalité de cette soldatesque aux moeurs grossières, qui n'avait même pas su bâtir une ville, car elle campait dans quelques bourgades éparses sur six coteaux. Elle a écrit avec
son sang une page immortelle, il est vrai: la défense désespérée des Thermopyles contre les Perses par Léonidas, avec trois cents guerriers, secondés d'ailleurs par sept cents Thespiens et trois
cents Thébains qu'on oublie généralement. Mais elle n'a produit ni un artiste, ni
un poète, ni un philosophe. Sa constitution était grossière, sa politique fourbe et cruelle, guidée par la haine et la rapine: une sorte de prussianisme anticipé. Les Romains du début, eux-mêmes,
ont été moins féroces et moins bornés. Ni beauté, ni idéal social: du courage certes, mais celui des
tueurs professionnels, des barons pillards du moyen-âge, des corsaires turcs, des reîtres de la guerre de Trente ans, de toutes les bêtes de proie. Puissance mauvaise, qui n'a pas ajouté un trait
au visage spirituel de l'Hellade, et dont on a vanté le stoïcisme, aussi bas que fut noble celui de Marc-Aurèle. Sparte a mérité de périr tout entière. Ecrasée à Leuctres, à Mantinée, à Sellasie, par les derniers défenseurs de la liberté grecque, soumise par les
Romains, rasée par Alaric, piétinée par les Slaves, relevée par les Byzantins, occupée puis abandonnée par les Franks, ressaisie par Byzance, livrée à Mehemet II, aux Vénitiens, aux Ottomans
encore, Sparte est devenue ce que j'ai vu: un nom, et rien d'autre. Un nom sans rayonnement, en dépit de toutes les rhétoriques. Avec Athènes, malgré toutes les fautes de celle-ci, quelle pitié
que de songer même à une esquisse de comparaison!
Ces Doriens farouches vivaient en face du Taygète dont la terrible barrière les isolait et les protégeait au point
qu'ils ne daignaient pas édifier un rempart. Mais ils vivaient sur un sol
paradisiaque, près d'un joli fleuve. Dans les prairies je n'ai pu réussir à évoquer ces athlètes et ces jeunes filles nues qui s'exerçaient avec eux à la course et du lancement du javelot,
méprisant les Hilotes labourant au bénéfice de cette sauvage aristocratie. Ici l'imagination reste stérile, on ne peut que jouir de la nature, l'histoire elle-même ne parle plus. Quant à la belle
Hélène, comment y songer? A Mycènes, on voit les Atrides. Sur l'emplacement de Sparte, on peut se rappeler l'honnête lourdaud Ménélas, mais non la créature merveilleuse et redoutable qui fascina
la Grèce et fit couler tant de sang. En un livre aussi décevant que délicieusement écrit, Barrès, venu en Hellade comme à contre-coeur et ne s'en émouvant guère, semble s'être battu les flancs
pour admirer la grossière âme spartiate, et il a modulé en l'honneur d'Hélène quelques-unes de ces cadences où il excellait. Mais si sa rhétorique a charmé mon oreille, elle n'a pas convaincu mon
esprit. C'est de l'Hélène du Second Faust que Barrès a parlé. Si elle a été grande et terrible dans son adultère qui détermina un cataclysme, c'est dans Homère et c'est à Troie, dominant
les foules qui s'entretuaient pour elle, et se haussant au symbole de la Beauté fatale. Ici, elle n'a été qu'une jolie menteuse enlevée par un bellâtre et, au retour, près du sot mari qui l'avait
ramenée dans son lit, une souveraine médiocre, vieillie, s'acheminant dans l'ennui vers la laideur et la mort. Hélène, c'est l'Hélène debout sur les portes Scées. Hélène de Sparte, ce n'est rien.
Et Barrès a fait du Taygète une description si éblouissante qu'elle découragerait tout écrivain: mais quand il voit en Sparte « l'un des points du globe où l'on essaya de construire une humanité
supérieure », en la réduisant d'ailleurs quelques lignes plus loin à « un élevage, un haras », c'est le haras que je retiens seulement. Sparte ne m'a évoqué ici qu'une sorte d'école de moniteurs
militaires, une sélection de tueurs que ne couronne même plus la beauté funeste de la Tyndaride, soeur des brigands Castor et Pollux, et née comme eux de l'oeuf couvé par Léda. Dans toute la
Grèce, aucun lieu que j'aie quitté plus froidement et avec moins de regret que celui-ci, où vécurent les ennemis et les jaloux impuissants du génie de l'Hellade.
La traversée, entre Sparte et Mistra, de ce couloir grandiose qui aboutit au golfe de Laconie, est à peine de cinq
kilomètres: elle suffit à faire passer d'un monde dans un autre. On parvient à la base même du Taygète, qui, en cet endroit, est creusé de deux failles profondes, des « langadas » emplies
d'ombres bleuâtre faisant songer aux magies de Turner. Dans l'une se hérisse ce rocher des Apothètes d'où les Spartiates précipitaient les enfants mal conformés. A l'entrée de l'autre s'étagent
sur une butte les ruines de Mistra, précédées d'un hameau moderne, propre, et d'une fontaine où, sous un joli bouquet d'arbres, j'ai vu des femmes savonner leur linge dans un superbe sarcophage
antique - un motif pour Panini ou Hubert Robert.
Il y avait déjà trois cents ans que des envahisseurs slaves, des « Esclavons », s'étaient installés dans les défilés du Parnon et du Taygète commandant l'orée de la vallée de l'Eurotas vers Monemvasia et
la mer, lorsque survint un nouveau larron, un de ces barons franks qui virent dans les croisades un prétexte pour se tailler des royaumes sur le chemin de Jérusalem. Guillaume de Villehardouin
chercha un point stratégique d'où dominer la plaine lacédémonienne, et choisit cette butte de Mézythra que ses soudards francisèrent en Mistra: au sommet, à six cents vingt mètres, il bâtit une
citadelle qui semblait imprenable. Il ne l'occupa pourtant pas longtemps. Guerroyant contre les Byzantins de Michel Paléologue, il fut pris, et, las de trois années de geôle, il céda la
forteresse et Monemvasia pour sa rançon, ce qui détermina un soulèvement général contre les Franks. Guillaume chercha sa revanche: il l'eut, et les Grecs furent écrasés. Mais lorsque leur
vainqueur voulut ressaisir son nid d'aigles, il constata que Paléologue l'occupait solidement, et que sous la protection des massives murailles une petite cité s'était créée. Les habitants de
Lakedemonia et de la plaine avaient émigré là, et Guillaume eut beau tenter de repeupler la zone désertée, c'est à cette Mistra nouvelle que les historiens byzantins transférèrent le nom même de
ce qui avait été Sparte. Jusqu'au XVè siècle, la cité fut brillante, sous la régence des despotes gouvernant au nom du Basileus : puis vinrent les Turcs, puis, au XVIIè siècle, les Vénitiens,
puis les Turcs encore, et l'incendie de 1779 par les Albanais, l'abandon, la fin.
De Villehardouin rien ne demeure, ni de sa forteresse elle-même, car les Grecs et les Ottomans ont, au cours des
âges, à peu près entièrement refait ce qu'il avait eu l'audace de jucher là-haut. D'en bas, la silhouette crénelée est bellement romantique: mais si l'on affronte la montée qui est très pénible,
par des sentiers qui ne sont que des éboulis de gravats, on est déçu en ne trouvant que les restes informes d'une chapelle dans des décombres. La vue, seule, console des fatigues de l'escalade,
et on en jouit autant des pentes inférieures où s'élevait la ville. C'est une des vues les plus splendides de la Grèce, qui en foisonne pourtant, une de celles qui m'ont le plus fasciné avec la
Vega grenadine contemplée des terrasses de l'Alhambra, les balcons fleuris de Ravello où Wagner enthousiasmé trouva l'un des décors de Parsifal, et la vallée crétoise de la Messara que dominent
les vestiges minoens de Phaestos.
Mistra est suspendue au-dessus de cet immense paysage de montagnes bleues, d'une mer d'oliviers et de lauriers-roses. La suavité, la noblesse du site sont indicibles. Ce
que les hommes y ont ajouté est saisissant. Les rues escarpées de cette ville qui compta plus de quarante mille habitants restent nettement dessinées. Elles ne sont plus bordées que de maisons
écroulées, de corps de logis hérissés sur un azur divin, faisant songer aux ruines médiévales des Baux. Mais les basiliques, restées à peu près intactes, sont du plus pur, du plus sévère style
byzantin. Ici encore, bien que j'évite en ce voyage les souvenirs littéraires, je songe un instant à Barrès, et à l'importance qu'il accorde spécieusement aux barons franks. Elle peut donner à
réfléchir et à admirer en Syrie et en Palestine, et elle y a pu séduire l'auteur du Jardin sur l'Oronte. Mais ici! Ces barons n'ont été ni plus ni moins brutaux que les diverses hordes
qui ont piétiné l'Hellade. Ils n'ont laissé que des remparts et des souvenirs de soldatesque, de pillage, d'amollissements dans les harems, préfixant les atroces Turcs enfin chassés par les héros
de l'Indépendance. Tout différents ont été ces Byzantins méconnus ou calomniés qui, tout en étant chrétiens, restaient des Grecs, avec un savoir, un goût, un raffinement dont les aventuriers
franks du genre de Villehardouin étaient bien incapables : et c'est grande illusion que de voir en ceux-ci des importateurs en Morée du génie français, des « chevaliers » au sens vague et
magnifié du mot, des « princes d'Achaïe » enjolivés, des mainteneurs de la langue et du génie de la Grèce antique. Ces mainteneurs ne furent pas plus les porteurs d'épées franques que les
brandisseurs de cimeterres: ce furent les moines byzantins, travaillant et priant dans des édifices où l'architecture et les fresques ont modifié sans les trahir les disciplines de l'art grec
assassiné. La Grèce antique n'est pas morte à la prise de Corinthe : elle a langui sous les Franks, et elle n'est morte que le jour où Mehemet II est entré à Constantinople. Alors seulement s'est
créé entre elle et le monde le gouffre que, depuis Navarin, nous essayons de combler, et qui reste encore ouvert, car l'exact réalisme archéologique n'y suffira pas plus que l'idéologie des
professeurs ou les parades brillantes et mensongères des humanistes et des artistes de la Renaissance, cet immense opéra. Je n'ai pas vu, en ce voyage, le « miracle grec ». Mais j'y ai senti avec
une émotion profonde « le mystère grec » et l'énigme de ses dieux. C'est dans un appel aux plus hautes parties de notre âme d'héritiers méditerranéens que nous devons seulement espérer retrouver,
sous le tuf frank, vénitien et turc, la vivante leçon hellénique.
A la vérité, j'ai été déçu par les fresques du monastère de la Peribleptos, de la Métropole et de la Pantanassa.
Il se peut qu'elles aient été belles, bien que d'une inspiration et d'une exécution très inférieures à celles des admirables mosaïques de Daphni. Mais elles sont tellement dégradées qu'elles
deviennent souvent presque illisibles, et qu'il est inutile d'essayer de s'en émouvoir. Quelques anges, quelques têtes, présentent de l'intérêt. L'ensemble n'est plus qu'un chaos de colorations
revêtant les murs d'une patine chaleureuse. Mais ce qui est captivant, c'est l'architecture de ces sanctuaires, c'est, dans la pénombre, la pureté de ces coupoles sur piliers massifs et bas,
c'est le mystère et la noble sévérité de ces arceaux, c'est l'atmosphère de foi profonde qu'on y respire. La Pantanassa surtout est un chef-d'oeuvre. Elle est posée au bord d'un promontoire, et
de son portique latéral, on jouit d'une vue qui laisse muet d'admiration. Combien ai-je regretté d'y être poursuivi par les importunités d'une vieille nonne criarde, une des rares qui restent
encore en ce magnifique asile! Ce n'est qu'à la Métropole que j'ai pu céder au délice de la contemplation du site. En sa cour à arcades, où quelques femmes brodaient en silence, j'ai retrouvé la
douceur et la pure quiétude des cloîtres italiens, la suavité franciscaine avec une nuance spéciale de tristesse et d'abandon.
Ici la religion est morte, il n'en subsiste que le parfum affaibli et dilué. Malgré la multiplicité des sanctuaires grands ou petits, église de la Peribleptos, chapelle
de Saint-Georges, Evanghelistria dressée au milieu d'un cimetière, Sainte Sophie, Brontochion, on se sent malgré tout dans une ville de guerre et de luxe : le château-fort et l'énorme ruine du
palais du Despote écrasent tout en cette capitale des orgueilleux Paléologues, fils ou frères d'empereurs. Celle qu'on appela si longtemps la merveille de la Morée n'est plus qu'un cadavre de
ville au flanc du Taygète : mais quelle beauté sous le soleil, quelle grandeur encore visible, quel fastueux témoignage chrétien, en face de Sparte pulvérisée!"
Camille Mauclair. Extrait du chapitre "les grandeurs mortes" de son livre "le pur visage de la Grèce",
1934.