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Le Nihilisme, fondement de l'absence et de l'inconnaissance de Dieu

Publié le par Christocentrix

"Heidegger affirme que, dans la conscience de Nietzsche, c'est-à-dire dans la conscience de l'homme européen engagé dans la transition de l'histoire contemporaine, le christianisme s'est identifié autant au monde intelligible de la métaphysique qu'à la forme culturelle d'une utilité sociale : « En ce sens le christianisme et le caractère chrétien de la foi néotestamentaire ne sont pas la même chose ».

Cette vue de Heidegger précise la crise historique des Eglises chrétiennes, leur déviation et leur séparation du christianisme néotestamentaire. Le nihilisme, sous la forme historique de la proclamation de la mort de Dieu - constatation concrète du lieu vide de l'absence de Dieu - ne peut donc pas se référer à la « bonne nouvelle » de la foi néo-testamentaire, car il l'ignore en tant que présence actuelle dans l'histoire. L'absence de Dieu est un fait aux dimensions historiques concrètes. Il apparaît dans le cadre de la civilisation occidentale comme la conséquence de la finalité interne de cette civilisation durant les siècles de sa tradition chrétienne. Heidegger précise encore plus nettement que la prédication De la « mort de Dieu» n'a rien à voir avec ceux qui ne croient pas en Dieu :

« Ceux-ci ne sont pas incroyants parce que Dieu en tant que Dieu ne leur est plus croyable, mais parce qu'eux-mêmes ont abandonné la possibilité de la foi, en tant qu'ils ne peuvent plus chercher Dieu».

La « mort de Dieu » est un fait pour ceux qui n'ont pas abandonné la recherche de Dieu, par conséquent pour les hommes qui Le cherchent, mais qui, dans le cadre de la théologie métaphysique occidentale et de la présence sociale du christianisme, ne constatent plus que son absence. La « mort de Dieu » est un fait pour les hommes qui refusent de croire à la Cause première rationnelle de l'ontologie métaphysique et au Principe autoritaire de la morale axiocratique. Et ceci, parce qu'« Ils ont une conception de Dieu plus divine » que celle présupposée par les formes de l'ontologie métaphysique et de la morale». Devant ce Dieu - de l'ontologie métaphysique et de la morale axiocratique -, l'homme ne peut ni prier ni sacrifier. Devant la Cause en soi, l'homme ne peut pas tomber à genoux pour vénérer. Il ne peut pas louer ce Dieu ni l'adorer. C'est pourquoi la pensée athée qui refuse le Dieu de la philosophie, le Dieu de la Cause en soi, est peut-être plus proche du Dieu divin ».

Nietzsche imputait à l'Occident la responsabilité historique de la « mort de Dieu ». Heidegger vient reconnaître dans la proclamation de Nietzsche une conception plus divine de Dieu, et dans l'événement du nihilisme contemporain la sauvegarde probable de la divinité de Dieu. Il est caractéristique que Heidegger ne voit dans le nihilisme de Nietzsche aucune intention de remplacer Dieu par l'homme, bien que Nietzsche lui-même donne prise à une telle hypothèse : « Ceux qui l'entendent ainsi pensent en vérité bien peu divinement de l'être de Dieu. L'homme ne peut pas se mettre à la place de Dieu, car il n'est pas possible à l'être de l'homme de jamais approcher le domaine de l'Etre de Dieu. »

Donc « le lieu de Dieu restera vide. »

Le lieu de l'absence de Dieu - le contenu du nihilisme - n'est pas une définition objective du néant au-delà des limites des êtres, mais seulement la conscience des limites de la pensée. Le nihilisme de Dieu en tant qu'Etre définit non la limite d'une fin, la certitude rassurante du Rien, c'est-à-dire du néant absolu, en d'autres mots il définit non l'inexistence de Dieu, mais l'impossibilité pour la pensée de dépasser les définitions ontologiques et les jugements de valeur. Pour rendre cette vue plus claire, il faut rappeler ici (au risque d'être trop bref) que, pour Heidegger, la question primordiale de la philosophie n'est pas le problème de l'existence des êtres, puis, en remontant à la cause, le problème de l'existence en soi, mais la question sur l'Etre, c'est-à-dire le dilemme entre ce qui est et rien. «Pourquoi y a-t-il donc de l'étant, et non pas plutôt le Rien? ». L'Etre n'est pas la cause ou la raison des êtres, Dieu ou quelque autre Principe, il n'est pas le mode par lequel l'intelligence reçoit la confirmation de l'existence des êtres, mais le mode par lequel les êtres sont, c'est-à-dire la vérité des êtres, leur propre remontée de l'oubli, du rien, ou leur occultation, leur demeure dans le néant. Oubli et vérité (lèthè et a-lètheia), néant et « venir à la lumière » sont les modes fondamentaux de l'Etre, les modes fondamentaux dans lesquels les êtres apparaissent et disparaissent en tant que ce qui est. Cependant, durant leur apparition, les êtres ne révèlent rien d'autre que ce qu'ils sont eux-mêmes. L'Etre demeure en dehors. Il est caché. La vérité de l'Etre se perd. Cette différence entre les êtres et l'Etre fonde l'ontologie et, en même temps, est la raison consciente ou inconsciente et le point de départ de toute métaphysique. Et ceci, parce qu'elle révèle le caractère transcendant de l'Etre : « L'Etre est plus éloigné que tout étant, et cependant il est plus proche de l'homme que chaque étant, que ce soit un rocher, un animal, une oeuvre d'art, une machine, que ce soit un ange ou Dieu. L'Etre est ce qui est le plus proche. Cependant cette proximité demeure le plus lointain pour l'homme».

La pensée humaine porte avec elle le doute sur la manière dont les êtres sont, comme sur la manière dont ils se réalisent et disparaissent. Le doute sur le mode par lequel les étants sont, rend possible en même temps la vérité (a-lètheia) des étants et le nihilisme : quand nous posons la question sur ce qu'est l'être en soi, nous nous référons à ce qui n'est pas le néant. Mais le néant est toujours là quand on pose la question de l'être, ne serait-ce que comme simple possibilité. Ainsi, le néant n'est pas un terme désignant une fin ou un accomplissement, il n'est pas le rien absolu et l'inexistence, mais la limite de la pensée critique.

La définition du néant comme limite de la pensée critique devient le fondement de la vérité (a-lètheia) des êtres, le fondement de l'ontologie, et détermine une attitude d'autant moins théiste qu'elle est athée. Et cela non par indifférence, mais par respect des limites qui ont été posées à la pensée en tant que pensée. Le nihilisme, en refusant d'identifier l'être et Dieu, c'est-à-dire en référant Dieu au néant, au sens indiqué plus haut, est davantage théologique que la métaphysique et la morale théologiques. Réfutant l'affirmation rationnelle et la nécessité pratique de Dieu, le nihilisme suscite le refus des idoles rationnelles de Dieu. En définissant les limites de la pensée critique, il offre davantage de possibilités de sauvegarder la divinité de Dieu. Heidegger est allé jusqu'à affirmer que le nihilisme peut avoir comme conséquence aussi bien l'incroyance - au sens de la perte de la foi chrétienne - que le christianisme lui-même. En d'autres termes, les deux conséquences possibles du nihilisme sont l'acceptation de l'absence de Dieu ou l'acceptation de l'inconnaissance de Dieu. Heidegger reconnaît ainsi le caractère apophatique, tout au moins de la théologie néotestamentaire.

II est clair, d'après ce qui précède, que le nihilisme, qui peut avoir comme conséquence aussi bien l'incroyance que le christianisme lui-même, diffère essentiellement de la théologie négative de la tradition occidentale. Ici, ce n'est pas l'être qui se définit à partir de la possibilité du néant : c'est le néant qui se définit à partir de l'être, comme le contraire de l'être, la négation de l'être, le non-être. La négation est un renversement de l'affirmation, c'est-à-dire également une fonction de la raison. Négation et affirmation sont, dans la tradition métaphysique occidentale, les formes du discours critique; elles sont la « raison discursive ». Le néant, résultat de la négation, a donc une origine rationnelle, il est une création de l'intelligence, la plus abstraite des abstractions.

Certes, le néant est le non-être, le non-objet. Mais la question est de savoir si ce non-être est le non-être dans le sens qui définit l'essentiel de l'être. Autrement dit, ce qui n'est pas objet et ne deviendra jamais objet n'est-il rien ? La métaphysique des catégories rationnelles a donné une réponse facile à la question, en posant un double syllogisme : ou le néant est un rien absolu, ou il faut qu'il soit un être. Mais puisqu'il est évident que le néant ne peut jamais être un être, il est donc le rien. Ainsi le néant s'identifie purement et simplement au rien, et comme il n'existe pas, il n'appelle aucune attention, aucune étude particulière. Si le néant n'est rien, si le néant n'existe pas, alors, en aucun cas, l'être ne peut tomber dans le néant, et par conséquent la possibilité du nihilisme disparaît.

Mais cette identification du néant et du rien révèle immédiatement le caractère axiocratique de la métaphysique. Nietzsche définit son nihilisme comme le renversement de toutes les valeurs, justement parce que, dans la tradition métaphysique occidentale, l'être, le contraire du non-être, du rien, acquiert automatiquement un caractère axiologique. D'une part la théologie affirmative reçoit positivement le caractère axiologique de l'être et le rapporte au principe axiologique de l'être en soi. D'autre part la théologie négative, en tentant de supprimer le caractère ontique de la divinité, accepte comme négation le caractère axiologique de l'être. Sa différence avec la théologie affirmative ne vient donc pas de ce qu'elle nie les présuppositions de l'organe de la raison, ou même ses perspectives. C'est seulement une différence de méthode : « Dieu se connaît dans la négation » (Thomas d'Aquin). C'est pourquoi la métaphysique antirationnelle finit aussi par donner le pouvoir à la raison, de même que tout athéisme se préoccupe davantage de Dieu que le théisme lui-même.

                                                                                                                                      

                                                                                                                                     Christos Yannaras

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