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Barrès ou le bon exemple (André Fraigneau)

Publié le par Christocentrix

"L'énergie retrouvée, qui avec la Chartreuse de Parme a donné sa fleur, disparaît à nouveau, non pour se rassembler dans une nouvelle couche sociale; elle disparaît par excès d'emploi. Les grands créateurs du XIXè siècle, Stendhal, Balzac, Hugo, y ont puisé sans mesure ; les guerres, les révolutions, l'actualité lui ont donné une direction plus immédiate et plus dévorante. Enfin certaines maladies comme le romantisme ou le scepticisme contradictoires, l'ont atteinte. Les artistes ont fini par oublier l'existence de cette ardeur secrète ou résolu de s'en passer. Les écoles naturalistes ou symbolistes, en lesquelles se résument les tendances post-romantiques font appel à deux éléments dissociés de l'énergie créatrice. Le regard ou l'intelligence pure. La dissociation se poursuit partout; le fossé s'élargit entre l'univers des créateurs intellectuels et celui de leurs contemporains occupés à d'autres activités. Joinville, Corneille, Stendhal, étaient, même sans le savoir, la parole de leur siècle. Plus rien de cela; mais une variété infinie de témoignages amusés, indignés, passionnés ou strictement impersonnels, sur une variété sans cohérence de phénomènes extérieurs ou intimes.

Parmi cette bigarrure attrayante et lassante de points de vue et de talents personnels, les jeunes gens en quête d'un maître, d'un exemple, d'un dieu, d'un sens à suivre se sentent un peu perdus. Surtout chacun ressent assez douloureusement sa solitude et sa différence avec toutes les couleurs proposées. Va-t-il les essayer l'une après l'autre et user son temps et sa sensibilité à changer d'état d'âme ?

Comment faire pour ne pas mourir de caméléonisme, aux devantures des libraires de nouveautés ? Le jeune Maurice Barrès débarqué fraîchement du lycée de Nancy sur le trottoir du quartier latin, se pose la question pour la première fois, avec une angoisse pascalienne et cartésienne. Il s'agit d'abord de se différencier de toutes ces couleurs extérieures, de se reconnaître différent. Le jeune Lorrain se sent différent de tout, de tout ce qu'il regarde et de ce d'où il vient. C'est un provincial sans accent, c'est un Parisien sans légèreté. Garde-toi à droite, garde-toi à gauche. De cette double défense, le parfait déraciné qu'il est, protège son moi. Ce moi, il le reconnaît d'abord, comme le « Je pense, donc je suis » est le premier salut de Descartes. Ensuite, il le renforce d'orgueil, il le protège d'ironie, bref il le cultive. Et voici que pour notre usage, de cette expérience d'individu, naît une trilogie de romans de jeunesse : le Culte du Moi, où s'affirme un ton secourable, efficace. Tout à coup, dans une littérature indifférente à force de singularités se dresse, s'isole un pôle énergétique, chargé d'un peu de cette électricité particulière dont on avait oublié la secousse et la vertu. Maurice Barrès écrit lui-même : « Les jeunes gens distinguèrent dans le culte du moi des forces d'enthousiasme. Ils virent que je cherchais une raison de vivre et une discipline. Ils s'intéressèrent à une recherche qu'eux-mêmes eussent voulu entreprendre. »

Si la leçon de Barrès devint aussi vite exemplaire, c'est que les jeunes gens sentirent bien que l'auteur avait joué sa vie, qu'il s'agissait là d'une résistance à des périls mortels. On n'avait pas affaire à quelque artisan littéraire même génial, mais à un homme qui parlait pour ceux qui ne savent pas parler et partagent une angoisse commune. Celle de se voir entraîné par plus fort ou plus vieux que soi avant d'avoir contrôlé le bien-fondé de cet entraînement. Barrès écrit encore : « Un moi qui ne subit pas », voilà le héros de notre petit livre. Ne point subir ! c'est le salut, quand nous sommes pressés par une société anarchique où la multitude des doctrines ne laisse plus aucune discipline et quand, par-dessus nos frontières, les flots puissants de l'étranger viennent sur les champs paternels nous étourdir et nous entraîner. »

D'un coup, par l'affirmation solitaire d'un individu, reparaît au jour un peu de l'énergie originelle. Et cette affirmation est de style français. Elle en a le mordant, le naturel. Joinville, Stendhal n'ont pas suivi plus nûment leur humeur.

Cette énergie retrouvée en se piquant le poignet avec un porte-plume, l'auteur des Taches d'encre, que va-t-il en faire ? Il va l'orner, l'enrichir. Il va surtout l'aventurer. Excellente façon d'en éprouver la résistance. Maurice Barrès voyagera et se lancera dans la politique. Voyager, ce sera, pour ce Mosellan, descendre au pays du soleil où l'ont précédé ses compatriotes Claude Lorrain et Jacques Callot, où le précède l'exemple de ses maîtres Stendhal et Taine. A ces voyages, le déraciné, l'égotiste va demander autre chose que les voyageurs français qui le précèdent. Il va tirer de chaque pays, de chaque décor, non seulement un frisson plus intense, mais une leçon, un exemple. Ici, la filiation avec l'esprit de Goethe est très visible. Cette recherche d'une certaine ordonnance dans la sensation, apporte à notre littérature un accent nouveau. Les livres de voyage de Barrès ne sont plus seulement des albums de couleurs ou le recueil de cadences savantes à l'oreille, ils contiennent des leçons morales, intellectuelles. Barrès plus conscient de l'énergie qu'il porte, que Stendhal par exemple, parce que plus appauvri, s'improvise professeur d'énergie. Le ton s'en ressent, qui n'a pas la liberté souveraine de Stendhal mais qui marque plus profondément l'extrême jeunesse, confiante dans son enseignement. Barrès explique les nouvelles aventures de son moi en ces termes : « Si je ne subis pas, est-ce à dire que je n'acquiers point ? J'eus mes victoires et mes conquêtes en Espagne et en Italie. Nos défaites sur le Rhin contribuaient à ma formation. Si nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que celle de Marc-Aurèle. Nous ne sommes point fermés à l'univers. Il nous enrichit. Mais nous sommes d'une plante qui choisit et transforme ses aliments. » Ainsi le jeune arbre un peu grêle et vert qui affirme au départ son élancement hautain, croît, se couvre d'une frondaison nourrie par tant d'engrais divers. Déjà, il projette de l'ombre, il rafraîchit des fronts altérés. Combien d'individus sans racines lui doivent le seul secours de leur désert ! Voici que s'approfondissant, c'est-à-dire croissant avec un développement tout végétal, l'arbre Barrès s'aperçoit que « penser solitairement, c'est penser solidairement » ! Grand émoi chez les anarchistes. Eux qui n'écoutent pas la poussée d'une sève authentique, ne dépasseront jamais la constatation orgueilleuse ou désenchantée de leur isolement et de leur différence. Barrès nous trahit gémissent-ils! Et ils relisent ceci: « J'ai constaté que le moi soumis à l'analyse un peu sérieusement s'anéantit et ne laisse que la société dont il est l'éphémère produit. Voilà, déjà, qui nous rabat l'orgueil individuel. » 

Cet orgueil rabattu n'est pas l'affaire des individualistes attardés. Ils se détournent d'un maître qui ne consent plus à mentir. Ainsi quand la leçon de l'Italie et de la maturité transformèrent Goethe, on le vit abandonné par une foule de jeunes romantiques qui avaient fait le succès de Werther. C'est là où le courage de Barrès se montre, ainsi qu'autrefois celui de Goethe ou de Corneille persévérant dans leur recherche virile. Que d'autres mauvais bergers recueillent les bravos d'un public décidé à suivre ce qui flatte sa faiblesse, ses défauts dans l'absence d'énergie! Barrès, éloigné de son point de départ, profite de ce recul pour peindre en portraitiste impitoyable, incomparable, la race de ceux dont il a partagé l'anarchie et l'angoisse. Il écrit Les Déracinés. Lui-même est présent au milieu de ce portrait de groupe et son expérience personnelle y est aussi consignée à seule fin de nous servir. « Dans Les Déracinés, écrit-il, un candidat au nihilisme poursuit son apprentissage et d'analyse en analyse, il éprouve le néant du moi jusqu'à prendre le sens social. C'est la tradition retrouvée par l'analyse. » Cet apprentissage si fécond, nous savons où il mène Barrès : découvrir que ce qui le retient à la vie, c'est une racine secrète oubliée, qui plonge au coeur même de la patrie. Il s'agissait, pour Joinville, Corneille, Stendhal, Barrès, de mettre au jour, en circulation, efficace et beau un certain style français. Si la Chartreuse de Parme est le roman-fleur de notre littérature la Colline inspirée n'en serait-elle pas le roman-terre ? Barrès a sacré, a consacré un des plus humbles paysages de France, la colline de Vaudémont. Ce médiocre plateau battu de vent, couleur de prunelle, au ciel parcouru de nuées mouvantes est devenu par son art la réplique mate, économe, couleur de nos peintures de la réalité, de la faible butte sublime de l'Acropole d'Athènes où étincellent les plus beaux feux de l'univers civilisé. Il fallait à l'inverse de nos Français migrateurs, de nos Croisés allant imposer aux pays lointains un certain ordre, que ce voyageur, ce déraciné vînt, plutôt revînt, enrichir de toutes les diaprures de ses vagabondages l'un des coins les plus humbles de notre pays.

Il nous donne de son art, cette recette finale. « L'art pour nous, doit contenter le double besoin de musique et de géométrie que nous portons à la française dans une âme bien faite. »

Une âme bien faite ! voilà un but accessible à tout Français de bonne volonté qui voudra bien prendre avec Maurice Barrès quelques leçons d'athlétisme moral."


                                                André FRAIGNEAU, extrait de "Fortune Virile", 1944.

 

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