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Histoire et volonté de conscience

Publié le par Christocentrix

« Il fut un temps où les hommes avaient un ciel doté de vastes trésors de pensées et d'images. Alors, la signification de tout ce qui est se trouvait dans le fil de lumière qui l'attachait au ciel; au lieu de séjourner dans la présence de ce monde, le regard glissait audelà du monde. C'est par contrainte que l'oeil de l'esprit pouvait être ramené au terrestre, et être maintenu dans le terrestre; il fallut alors bien du temps avant d'introduire cette clarté que possédait seul le supraterrestre dans l'étroitesse et l'égarement où se trouvait le sens de l'en-deça, avant d'accorder une valeur et un intérêt à l'attention à ce qui est présent comme tel, attention qui se nomme expérience. Maintenant, il semble qu'il ait besoin du contraire ; le sens est tellement enraciné dans le terrestre qu'il faut, semble-t-il, une violence égale pour le soulever. L'esprit se montre si pauvre que, comme le voyageur dans le désert aspire à une simple goutte d'eau, il semble aspirer pour se réconforter seulement au maigre sentiment du divin en général. A la facilité avec laquelle l'esprit se satisfait peut se mesurer l'étendue de sa perte. » Hegel. (Préface à la Phénoménologie de l'esprit.) 

 ...[....]"Depuis la fin de l'Empire romain, toute grande politique repose sur une vision de l'histoire. La première fut léguée au monde latin par saint Augustin qui s'est demandé quel pouvait être le sens de l'effondrement d'un empire dont la conversion avait été regardée par les clercs comme la manifestation d'un dessein providentiel. Celui d'unifier la totalité du monde connu sous le règne de la vraie foi. Comment comprendre que tout s'effondre? La correspondance entre Jérôme, en Palestine, et Augustin, en Afrique du nord, témoigne de l'effarement de deux lettrés éminents face à l'impensable. La question du sens de l'histoire devenait défi à relever. Il fallut un effort intellectuel intense pour faire entrer le nouveau monde des royaumes barbares morcelés dans un cadre qui lui donnât un sens. A la suite d'Augustin, l'Eglise y parvint et la cité terrestre en construction fut regardée comme l'échafaudage d'une cité glorieuse destinée à rassembler tous les hommes échappés de la massa perditionis qui auront mérité leur couronne de gloire à la fin des temps. Cette vision ne fut ébranlée qu'au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles, lorsque de toutes parts monta l'idée que le salut des âmes ne constitue pas la fin de l'existence des sociétés civiles. Mais alors quelle est cette finalité ? Aucune, répondaient les « économistes » pour qui le « système des besoins » suffisait à unir les hommes pour qu'ils fassent société. Qu'on les laisse s'adonner librement à la recherche du profit qui éliminera d'elle-même ces castes que sont clergé et noblesse. Pourtant la Révolution ne se fit pas à partir de ces idées pour anti-héros. Elle se fit au nom d'une autre vision de l'histoire qui récapitulait une plus haute construction philosophique devenue machine de guerre. Tout tenait à une nouvelle acception de la notion de nature, qui n'était plus celle de la théologie mais demeurait hautement spéculative.

De là est née notre conception de la modernité dont le contenu suppose une mystique « des plus osées », comme l'a dit Paul Valéry à propos des grandes conceptions politiques. C'est en ce sens que Tocqueville avait annoncé : «C'est à des révolutions religieuses qu'il faut comparer la révolution française». Le problème est que la dissimulation de cette mystique fait partie de la modernité. Etienne Gilson rappelle ainsi que si les lettrés du XIIème siècle considéraient déjà leur époque comme « moderne », c'était pour déplorer le progrès de la dialectique, de l'esprit raisonneur, sur la rhétorique et le goût des belles lettres. A ce titre, la Renaissance fut perçue comme une réaction anti-moderne, tout en étant regardée comme une innovation prometteuse. La modernité se présente donc à l'origine sous le signe d'une certaine ambiguïté. La question a en particulier été de savoir si elle annonce un avenir meilleur et une nouvelle perfection de l'Homme, ou au contraire une déperdition, une perte de substance, une dégénérescence.

Pour éclairer cette question, il faut faire retour sur la fin du Moyen-âge, lorsqu'est ébranlée la conception cléricale de l'Homme, sujet moral intemporel, à ce titre passible d'un unique grand tribunal au jugement dernier. En fait, c'est à partir de la fin de l'âge classique que l'on se demande s'il ne se passe pas quelque chose dans l'histoire qui concerne l'Homme lui-même, non seulement dans la modification de ses formes extérieures d'existence, mais dans sa configuration interne, dans son existence intime, et peut-être même dans sa nature. Comment juger avec une même et unique mesure ces âmes qui, pour être des substances rationnelles, n'en sont pas moins régies par des principes de rationalité mouvants, d'un territoire à l'autre, d'une époque à l'autre? Il ne s'agit plus, comme à la fin de la république romaine, de dénoncer le relâchement des moeurs et du sens civique, mais de viser une modification de la stature de l'être humain. L'Homme change, commence-t-on à se dire. Et cette idée vient à l'Occident de manière négative, car c'est pour dire qu'il a tendance à se rapetisser. L'étroitesse de sa conscience devient inquiétante. L'appauvrissement de la foi, du sens esthétique, l'affaiblissement de la faculté contemplative, le progrès du matérialisme, de l'esprit utilitaire et marchand, tout cela semble faire partie d'une vaste décrépitude humaine et sociale.  Les « grandeurs d'établissement »,  pense-t-on,  s'éloignent de plus en plus des « grandeurs naturelles ». Retrouverat-on jamais ces nobles figures dont Plutarque a consigné la grandeur tout ordinaire en leur temps dans sa « Vie des hommes illustres »...

[....]....Dans ce théâtre où se redistribuent les rôles en dehors du cadre que la Divine comédie a convoqué une dernière fois, les moralistes sont les premiers à entrer en scène [.....] la conscience moderne de l'histoire s'est alors véritablement mise en place, à la fois critique radicale du présent et vision d'un progrès conçu à partir de l'idée que l'on se fait de la pente suivie par l'humanité depuis l'origine des temps [....] C'est bien cette idée que l'histoire suit une pente ascensionnelle, quelles que soient les formes désolantes qu'elle prend de manière transitoire, qui caractérise l'esprit moderne.[....] Dans un tel contexte, pour la plupart des écrivains et penseurs de la première moitié du XIXème siècle, le progrès n'était pas une pente uniformément ascendante de l'esprit humain, augmentant ses lumières par un apprentissage continu. C'était une force inédite qui en entrant dans l'histoire modifiait la nature de l'être humain tel qu'il s'était représenté à lui-même sa propre existence et son destin.[....] Or, à partir des années 1850, une tout autre conception l'emporte peu à peu qui consiste à considérer que c'est la nature, et non plus la conscience, qui porte le sens de l'histoire. La conscience du voyant s'efface derrière la figure du savant. C'est ainsi que le XXème siècle a été marqué par le déploiement des philosophies de l'anti-conscience. Car tel est le sens de ce qui s'est présenté comme conscience de classe pour le marxisme, conscience du peuple ou de la race pour le fascisme et le nazisme, conscience de l'intérêt pour le libéralisme « fin de siècle » qui demeure à ce jour le dernier archaïsme né de cette époque où l'on s'échinait à retrouver un « originel » du côté de la nature. « classe », « peuple », « race », « intérêt », ces notions sont plus ou moins anciennes mais toutes ont reçu au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle une certaine configuration qui permettra la mise en oeuvre des politiques génocidaires au cours du XXème siècle. Ce qui leur est commun tient à une même optique selon laquelle la conscience n'est essentielle en aucune manière car elle est enfouie dans une nature originaire qui la détermine à travers un processus dont il est possible de rendre compte « objectivement ».[....] Il n'est pas possible de comprendre ce qui change en l'Homme, et qui fait histoire, dans le cadre d'une anthropologie dominée par le dualisme « âme-corps », ou par le monisme matérialisme. D'une part parce que l'histoire n'a pas pour sujet une conscience de soi que l'on peut hypostasier sous les traits de la Raison, d'autre part parce que la conscience n'est pas le produit ou le reflet de forces « naturelles » agissant dans l'histoire qui seraient « instinct » ou « besoin ». L'anthropologie de la volonté de conscience peut par contre être envisagée à travers une description qui en fait l'axe de l'évolution humaine. La relation au moi met en effet en jeu les éléments qui constituent ce que la tradition philosophique et religieuse a appelé « l'âme », et qu'il faut comprendre dans la mobilité de leur agencement réciproque ainsi que dans leur développement. Ces éléments sont engagés dans une construction qui se présente d'abord comme un phénomène d'incorporation de la racine de l'individualité dans l'histoire. Où elle se cherche et se donne un corps. C'est ainsi que, loin d'être le produit et le reflet d'un monde extérieur objectif et naturel, la conscience produit son reflet dans ce monde qui lui est à la fois extérieur et intérieur : le monde social, le monde culturel et spirituel. [....] Le caractère relatif de toute séquence historique n'exclut cependant pas l'idée d'un « sens de l'histoire ». La première raison tient à ce que les « centres d'intérêt » qui définissent chaque image du « moi-type » correspondent à autant de déterminations de l'intérêt de la conscience qu'il est possible de situer sur un axe, celui de la volonté de conscience. Il y ainsi autant d'époques que d'images du « moi-type », car chaque époque est une « conception » du moi à travers le jeu de ses images dont un type constitue l'unité. Par conséquent, si l'on peut dire que l'Homme change, c'est au sens où sa relation au moi, médiatisée par les images du moi qui traduisent son intérêt, n'est pas un produit,  c'est le produit d'une évolution qui doit être regardée comme une « libération ».
En effet, si l'Homme peut être considéré comme un champ de forces en évolution qui « font histoire », c'est parce que cette dernière est la chronique à travers laquelle le moi cherche à « émerger », en se libérant de ses enchaînements séculaires.[....] Un tel éclairage peut apparaître à travers une réflexion approfondie sur ce phénomène au plus haut point historique que Max Weber a appelé le « désenchantement du monde », et qui peut être décrit comme une désolation au même titre qu'un progrès. Les deux termes ne s'excluent pas mais constituent une unité. Une telle perspective implique cependant de renverser la relation couramment établie entre le monde et sa connaissance, telle qu'elle est née en Occident depuis le milieu du XVIIème siècle. Il faut envisager l'idée que ce n'est pas le développement de l'expérimentation en vue de l'étude des processus physiques qui a entraîné le recul du sens religieux, de l'intuition du « sublime » et de la clairvoyance spirituelle.

C'est ce recul - considéré en lui-même comme un phénomène historique - qui a libéré les forces de la connaissance et de l'action en direction du « monde », en poussant l'abstraction intellectuelle jusqu'à un usage des mathématiques qui rende possible leur application au monde physique. A travers un matérialisme qui concerne autant la vie pratique que l'activité cognitive, la conscience moderne s'est ainsi développée en s'engageant dans l'expérience sensible. Et elle s'est « abandonnée » à l'étude des processus physiques. [....] La moderne « ère du vide » serait ainsi le temps d'une ultime épreuve, celui qui doit conduire l'Homme au seuil de l'expérience du « je suis » à travers les modalités de sa vie culturelle, politique et sociale. Cette séquence historique est au plus haut point événement, car c'est elle qui doit conduire l'« in-dividuum », cette quantité que l'on ne peut plus diviser, à la rencontre de la véritable dimension de son individualité. Cet événement déjà multiséculaire s'accompagne bien, comme l'a dit Hegel, de la perte de « vastes trésors », mais cette perte a pour corollaire la conquête de l'autonomie de l'Homme, sujet et maître de ses oeuvres, dont la première n'est autre que lui-même. Cette «expérience» (Erfahrung) de la conscience, pour être douloureuse, n'en est pas moins la voie du progrès.[....]

"extraits du chapitre "Histoire" ( "pour une anthropologie de la volonté de conscience" ) présenté par Bruno GAUDIOT dans son essai "la volonté de conscience, essai sur les fondements de la connaissance de soi. " Edit. L'Originel, 2005 .

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