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Barbarie (Daniel-Rops)

Publié le par Christocentrix

"D'Oswald Spengler à Aldous Huxley, nombreux sont les observateurs de notre époque qui ont fait le rapprochement entre les années dramatiques où la Providence nous a fixé de vivre, et celles, vieilles de quinze siècles, où s'effondra dans le feu, le sang et les larmes, l'Empire que Rome avait su édifier. Alors, aux environs de 375-425 de notre ère, de terribles événements eurent lieu. Attaqué de partout, rongé par l'infiltration déjà ancienne des Germains, plus encore épuisé par les vices et les maladies sociales, l'antique Imperium, né des oeuvres de la Louve, s'effondra en d'affreux soubresauts. En cinquante ans, l'Occident tout entier fut la proie des flammes ; seul l'Orient byzantin réussit à tenir bon. Ce fut une époque de violences complexes, de tyrannie, de terreurs spasmodiques. Et quand nous prononçons le mot de Barbare, c'est à de tels faits que nous pensons.

Mais à y regarder de plus près, ce vigoureux et redoutable tableau ne nous fait saisir qu'une conséquence : il ne nous livre que partiellement le sens des événements. Nous regardons les Wisigoths ou les Vandales se ruer à l'assaut des cités romaines et se livrer à tant de brutalités, que leurs noms mêmes nous soulèvent encore traditionnellement d'horreur. Nous regardons Attila et ses hordes ravager les champs et les cultures, cet Attila dont nos livres d'enfants nous disaient "que l'herbe ne repoussait plus là où son cheval avait passé". Est-ce là l'essentiel ? Est-ce dans cette dramatique et sommaire imagerie de l'Histoire qu'il faut chercher à comprendre ce grand fait, cette mystérieuse rencontre qui voulut que les invasions barbares eussent lieu exactement au moment où la civilisation antique avait épuisé ses réserves vitales, où elle était littéralement à bout de souffle, à bout d'âme, et qu'en somme Alaric, Genséric, Euric, Attila et les autres eussent accompli une tâche providentielle ?

C'est qu'à la vérité la notion de Barbarie ne se réduit pas à des données purement extérieures, à ces apparences terribles sous lesquelles elle impressionne l'imagination ; le Barbare tue, incendie, torture et viole, et c'est par là qu'il se révèle au civilisé comme un ennemi irréductible. La vérité est bien plus profonde elle engage bien davantage le processus même de l'Histoire, celui par lequel les civilisations sont «mortelles», et doivent incessamment se renouveler.

Les Barbares ne sont qu'une manifestation d'un certain état de fait, celui d'un temps, d'une époque, d'une forme de vie qui porte en soi la nécessité inéluctable d'un changement. A la fin du IVème siècle, c'était le monde méditerranéen entier, l'Empire romain dans son ensemble qui se trouvait en état de barbarie. Du côté de ceux qui se croyaient civilisés, il y avait, en réalité, un état de déséquilibre profond, un porte à faux tragique. Toutes les valeurs morales et spirituelles sur lesquelles s'était édifiée la Romanité étaient ruinées. Les vieilles vertus latines n'existaient plus. Les cadres de la société, ceux du travail et ceux de la famille, n'apparaissaient plus que comme des trompe-l'oeil. Une plèbe abrutie par la paresse, qui, durant près de trois siècles, avait pris son plaisir à assister à des exécutions publiques et à voir dévorer des hommes par des fauves, était exactement aussi barbare que la pire brute germanique ou asiatique. Le Barbare n'est pas seulement le fait des éléments neufs qui aspirent à bouleverser à leur profit l'Histoire ; elle est aussi celui des sociétés agonisantes qui s'apprêtent à recevoir le coup mortel.
Quant aux Barbares eux-mêmes, ce sont  en sens inverse,    des hommes qui n'ont pas encore assimilé les valeurs de civilisation. Il leur arrive d'en faire usage, - Théodoric avait des conseillers érudits et Attila parlait bien latin, - mais ils n'en ont pas encore absorbé les substances. Les principes moraux qui sont la base d'une société civilisée, ils les ignorent ou les dédaignent. Eux aussi sont, en un sens, placés en équilibre instable, en porte à faux.


On commence à comprendre peut-être le sens de la comparaison à laquelle nous nous référions tout à l'heure. Notre société est, incontestablement, en Barbarie, en ce sens qu'elle est en porte à faux sur l'Histoire, qu'elle ne repose plus sur l'équilibre dont vivaient les hommes depuis environ un millénaire et qu'elle n'en a pas encore retrouvé un nouveau. Les valeurs sur lesquelles vivait la civilisation blanche, sont toutes menacées, quand elles ne sont pas définitivement brisées. Des trois éléments fondamentaux qu'on discernait aux origines de l'Occident, aucun n'est indemne. La grande idée grecque d'une certaine hiérarchie de la personne basée sur le culte des valeurs de l'esprit, qu'en reste-t-il en un temps fasciné par l'utile et qui ne connaît que le rendement ? Le principe romain d'une certaine conception du droit intangible, contre lequel rien, même pas l'Etat, ne pouvait prévaloir, qu'est-il devenu au jour des propagandes, des tyrannies collectives, en ces temps noirs où l'idée même d'innocence et de culpabilité n'a plus de signification ? Et quant à la leçon la plus haute que l'Occident ait jamais entendue, celle que les Apôtres du Christ nous firent connaître aux origines de notre Histoire, il suffit d'en prononcer la formule pour qu'elle paraisse dérisoire aux hommes de notre siècle de haine : "Aimez-vous les uns les autres".



C'est tout cela, c'est ce complexe affreux de démission et de trahison qui définit la Barbarie, notre Barbarie. C'est parce que notre société tout entière s'est trahie, parce qu'elle a laissé dissoudre les principes qui l'avaient fait vivre, parce que sa morale, sa justice, sa foi se sont effritées, que les Barbares la menacent. Pour nous aussi, hommes du XXème siècle, comme pour les Romains du Vème, la Barbarie est une conséquence, [....] La Barbarie, nous la portons en nous.

N'y a-t-il donc rien à faire et les Barbares sont-ils inéluctables ? Nous n'osons pas les reconnaître, mais déjà ils sont parmi nous. Comme au temps où les premiers empereurs romains, croyant bien faire, installaient des tribus germaniques à l'intérieur des frontières, la pénétration des Barbares est commencée. Une nouvelle race d'hommes existe, mêlée aux cadres d'une société agonisante, et prêts à opérer par le fer et par le feu, la relève de l'Histoire. Déjà a commencé ce que le grand philosophe espagnol Ortega y Gasset, dans son essai prophétique, La Révolte des masses, a parfaitement appelé « l'invasion verticale des Barbares ». Un monde meurt parmi nous, un autre s'efforce à naître ; il est de règle naturelle que la mort et la naissance se fassent également dans la douleur.


Mais, pour quiconque sait dépasser le cadre des contingences personnelles, le devoir est tout tracé. Quand une époque est « en Barbarie », il existe en elle, simultanément, des valeurs permanentes destinées à survivre et des éléments éphémères qui sont comme la crasse des événements. Lorsque les cataclysmes du Vème siècle eurent labouré la vieille terre d'Europe jusqu'au roc, on vit germer de nouveau, lentement, des principes de civilisation qui allaient peu à peu grandir et s'épanouir. Des longues années d'horreur et de violence qui constituent le Haut Moyen Age, ce qui est sorti, en définitive, c'est un des chefs d'oeuvre de l'évolution humaine, la civilisation du Moyen Age, celle de saint Louis et de saint François d'Assise, celle des Cathédrales et de saint Thomas d'Aquin.


Ainsi, dans le monde qui nous entoure, bien des éléments ne sont qu'illusions, faux-semblants, peut-être déjà pourriture. Mais il en est aussi qui portent en eux le germe des valeurs éternelles, sur lesquelles le monde futur s'édifiera. Il ne s'agit pas de préserver les premiers, sous prétexte de sauvegarder les seconds. Au contraire, il s'agit de choisir à temps. Il s'agit de rejeter tout ce qui ralentit la marche de l'humanité vers un avenir plus harmonieux et plus juste, et de défendre avec une extrême vigueur, - même si en apparence, c'est en pure perte, - ces valeurs fondamentales qui font que l'homme est l'homme ; le respect de la personne, le souci de la justice, un certain idéal de vérité et de charité. Notre rôle, à nous qui essayons de penser notre temps et de le juger selon certains principes, sera, peut-être, au coeur des déchaînements de la force et de la haine, assez semblable à celui de ces moines du Haut Moyen Age qui, environnés par la violence et menacés sans cesse, firent front aux pires tempêtes, et, en définitive, sauvèrent l'Esprit".



                                                                                                                   DANIEL-ROPS (1949)


Commenter cet article
C
mais je suppose que ton commentaire Ivane (ainsi que celui de Dieu) était pour le message précédent, celui sur le feu du Christ.
C
et Dieu répondit aux "païens" : "mais où étiez-vous donc tandis que je créais le feu, la lumière, les étoiles et les Grands Luminaires ?" (inspiré d'un psaume)
I
Très beau texte et superbe rite emprunté, comme tant de choses, à notre paganisme le plus ancestral...