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le patriotisme de Jésus

Publié le par Christocentrix

Un Juif anonyme, résumant la question de l'opposition entre l'Evangile et le judaïsme, conclut : « Et ce fut la raison de son rejet et de sa mort : l'âme du peuple eut horreur d'un Fils de l'Homme qui ne ressentait pas du chagrin du chagrin national.»

La formule nous parait trop absolue, car elle semble accuser le Sauveur de n'avoir pas partagé les justes et raisonnables aspirations de ses frères, d'avoir donc manqué de patriotisme. Et pourtant nous lisons dans Bossuet : « L'Ecriture est pleine d'exemples qui nous apprennent ce que nous devons à notre patrie; mais le plus beau de tous les exemples est celui de Jésus-Christ lui-même ». (Politique tirée de l'Écriture Sainte.)

Et nous pensons, en effet, que l'enseignement et l'exemple du Christ, loin d'énerver le moins du monde les liens légitimes qui unissent le citoyen à la société civile dans laquelle il vit, éclairent et fortifient singulièrement leurs rapports réciproques. Un Proudhon, un Renan, un Tolstoï, un Loisy même, ont essayé de montrer en Jésus le dangereux prêcheur d'un humanitarisme utopique; Grillot de Givry ne veut voir dans l'Evangile qu'une mystique du pacifisme anti-patriotique. Ces écrivains ont laissé de côté certains éléments essentiels de la Bonne Nouvelle que nous voudrions maintenant mettre en relief.
En effet, le Royaume selon Jésus domine Israël et les nations, mais il ne les supprime pas comme groupements humains légitimes. Si la noblesse et la vocation exceptionnelle de son peuple ne doivent pas donner prétexte à des désordres moraux collectifs, tels que l'orgueil, l'égoïsme et l'ambition « racistes », elles restent des réalités dont il faut tenir compte et une source d'obligations morales auxquelles il faut se soumettre.

Jésus ne veut pas que les intérêts et la gloire de la nation deviennent une fin en soi, car ils sont de l'ordre temporel et terrestre; mais il ne les méprise pas plus qu'il ne les nie. Aussi éloigné de renier le titre de fils d'Abraham que de lui donner une valeur abusive et usurpée, il se considère et se conduit en tout comme un véritable enfant d'Israël.

Jusqu'ici, nous avons vu le Maître dégager le judaïsme du nationalisme impur qui faisait obstacle à l'acceptation de son message; nous allons le voir manifester le patriotisme le plus profond dans toute la réalité dramatique de sa vie. Comme s'il avait voulu ôter à ses compatriotes tout prétexte de refuser son message parce qu'il ne les aurait pas assez aimés, il leur a consacré sa vie tout entière, leur réservant ses labeurs et ses miracles, et il leur a donné, dans sa mort, la plus grande marque d'amour qu'un homme puisse donner à ceux qu'il aime.


I. - Une question préalable.

Auparavant, il convient de résoudre une difficulté qui a certainement déjà arrêté le lecteur des articles précédents ("Jésus face aux préjugés nationaux" et "Jésus face au messianisme nationalitaire" ). Ne semble-t-il pas en effet, au premier abord, que l'indifférence du Sauveur envers la situation politique de son pays soit incompatible avec un patriotisme sincère?

On conçoit que Jésus n'ait pas encouragé les convoitises impérialistes d'un messianisme grossier; mais l'on peut se demander pourquoi il refuse de comprendre et d'aider le mouvement d'Israël vers une autonomie nationale qui en aurait fait un peuple normal, maître de ses destinées.

Lorsque, deux siècles avant le Christ, Israël avait été réduit en esclavage par les Séleucides, il s'était trouvé la famille des Macchabées pour provoquer et organiser le soulèvement national et rendre à Israël son indépendance; ce qui lui avait permis de conserver la foi au vrai Dieu et l'espérance messianique. Pourquoi Jésus n'a-t-il pas voulu que sa mission ait rien de commun avec celle de Judas Macchabée?

La réponse est toute dans les faits et dans la comparaison des deux moments de l'histoire de cette nation. L'insurrection des Macchabées est l'un des plus beaux exemples de l'histoire. Mais les raisons qui firent à ces héros un devoir de se soulever contre une tyrannie qui violait les droits les plus sacrés de la personne humaine et les buts essentiels de la société, n'existaient plus au temps du Christ, en face d'un pouvoir qui respectait ces mêmes buts et en assurait la réalisation. Ces buts fondamentaux, en faisant l'éloge des Macchabées, Bossuet les énumère : « On voit là toutes les choses qui unissent les hommes entre eux et avec leur patrie les autels, les sacrifices, la gloire, les biens, le repos et la sûreté de la vie, en un mot la société des choses divines et humaines ».  C'est tout cela qui était mis en question et que les Macchabées voulaient sauver. « Tout ce que nous avons de saint, de beau et de glorieux, s'écrie Mattathias, leur père, est ravagé, profané par les Goym. Pourquoi vivrions-nous encore? ». Il y va pour eux, non d'une question de dynastie ou de forme de gouvernement, mais de ce qui est la vie morale de la nation, sa raison d'être et sa vocation providentielle.

Le vrai patriotisme, dit saint Thomas, est celui qui « tout en étant ordonné à un bien imparfait..., le salut de la cité, se réfère cependant au Bien final et parfait ». C'est celui qui inspira la révolte contre ce tyran qui avait décidé d'unifier par la force les moeurs, la religion, la langue et la culture dans tout son empire.

En assurant par la victoire des armes l'indépendance d'Israël, Judas Macchabée sauva la race qu'Antiochus, irrité par cette rébellion, avait décidé d'anéantir, mais il sauva surtout l'âme de la nation, sa fidélité à Yahvé et à la Thora. Le chef ennemi lui-même, Lysias - lorsque, fatigué de lutter, il dut traiter la paix - reconnut que la résistance du peuple juif avait eu pour unique cause « ces lois que nous avons voulu abolir ».

Judas, ayant reconquis l'indépendance de son peuple, voulut la garantir contre une nouvelle poussée de la tyrannie séleucide. Et c'est précisément dans ce but qu'il pensa à solliciter l'alliance des Romains dont il avait entendu vanter et la puissance et la prudence avec laquelle ils gouvernaient leur vaste empire. Ce n'est donc pas la conquête mais l'amitié qui lia le sort d'Israël à celui de Rome et celle-ci, d'ailleurs, traita toujours les Juifs en alliés, socii.

Ainsi l'intervention armée de Pompée, un siècle plus tard, n'eut lieu qu'à la demande de deux princes rivaux, indignes descendants des héroiques Macchabées. Et les Romains n'eurent que trop de raisons de déposer leur dynastie dégénérée.

Quant aux rapports entre le pouvoir central de l'empire et le peuple juif, nous avons dit ce qu'ils furent. César respecta les biens sociaux et religieux de la patrie juive au moins autant que les derniers princes asmonéens.

Cette tolérance, Rome, qui pourtant avait aboli le druidisme gaulois, la porta jusqu'à refuser de s'immiscer dans l'enseignement des synagogues et des écoles rabbiniques, malgré le danger réel qu'il faisait courir à l'esprit de loyalisme.

Et n'est-ce pas une nouvelle preuve de cette tolérance que le Sauveur ait pu grouper pendant trois ans des milliers d'auditeurs autour de lui sans jamais se heurter à la police romaine? Si Hérode Antipas n'osa pas donner suite à ses intentions homicides contre le Christ (dont nous parle saint Marc), n'est-ce pas par crainte de heurter la politique tolérante de ses suzerains? Quant à Pilate, il ne paraît pas avoir été averti, dans sa résidence de Césarée, de la Prédication nouvelle; du moins elle ne lui a pas été signalée comme subversive.

Les Juifs eux-mêmes reconnaissaient la largeur de vues dont s'inspirait à leur égard l'administration romaine, car s'ils avaient obtenu tant de faveurs et de privilèges, c'est qu'ils n'avaient jamais manqué la moindre occasion de les solliciter.

En somme, la situation avait quelque chose de paradoxal. Pour nulle autre nation, Rome ne poussa plus loin le libéralisme; et nulle autre ne lui créa de difficultés aussi grandes. Cela ne pouvait être, aux yeux des vainqueurs, que par l'effet d'un caractère obstiné et d'une nature instinctivement rebelle. « Augebat iras, dit Tacite, quod soli Judaei non cessissent, ce qui augmentait nos colères, c'est que les Juifs étaient seuls à ne pas céder. »
Jésus devait-il et pouvait-il partager les pensées de ses compatriotes, estimant la liberté politique comme le premier des biens et dont la privation devait faire oublier la jouissance de tous les autres?
Pour nous, chrétiens, c'est évident, le "fondateur d'une religion universelle" ne pouvait se faire le champion d'une nationalité particulière, encore moins favoriser ses ambitions impérialistes. Mais, indépendamment de sa mission universelle, nous pensons que Jésus-Christ considéré simplement comme citoyen d'Israël, a adopté l'attitude la plus conforme aux intérêts véritables de sa patrie, celle que lui dictait un patriotisme sincère, désintéressé, divinement clairvoyant.

Précisons quelle fut cette attitude. Notons d'abord que s'il a accepté l'obligation du tribut, il n'a jamais pris parti positivement pour l'occupation romaine. Il a simplement accepté les cadres de l'empire romain pour protéger l'autonomie religieuse et nationale de son pays. Sans compter les hérodiens, on trouvait des Juifs et même des pharisiens prudents qui partageaient cette manière de voir. En tout cas, c'était la solution la plus raisonnable. Le droit moderne admettra bien qu'une « nation peut remplir sa mission dans un cadre politique qui n'est pas fait pour elle seule » et que « les minorités ethniques doivent se plier et s'adapter aux cadres politiques de l'Etat qui respecte et garantit leur mission et en facilite l'accomplissement » (P. Delos). C'est le principe même de la colonisation et la base de tant d'Etats groupant plusieurs nationalités.

De fait, l'histoire enregistre une ère de prospérité inouïe pour le judaïsme religieux et ethnique sous la tutelle de Rome, comme jadis sous celle de la Perse, et cela en particulier pendant la période correspondant à la vie de Notre-Seigneur. Ce fut une explosion de prosélytisme et une intense prolification de la race dans tout l'empire.

Par conséquent, en réagissant contre les convoitises nationalitaires de ses compatriotes, Jésus leur donnait une leçon de sagesse politique et soutenait leurs véritables intérêts. Cette attitude était d'ailleurs conforme à celle des grands prophètes d'Israël, en particulier de Jérémie qui ne cessa de recommander la soumission au roi de Babylone, tandis que les faux prophètes prêchaient la révolte, et d'Isaïe qui chantait la mission providentielle de Cyrus, dont les conquêtes lui apparaissaient comme l'œuvre de Yahvé lui-même.

Et d'ailleurs l'attitude contraire, celle des zélotes et des faux messies, n'était-elle pas pure folie? Sans un secours miraculeux du ciel qui ne leur était garanti par nulle voix autorisée, il était absolument impossible aux Israélites d'arracher à Rome leur liberté par la force des armes. Le dernier de leurs rois, Hérode Agrippa, leur rappelle cette vérité dans une harangue que nous a conservée Josèphe. Leur ayant démontré longuement l'inutilité et le danger de la révolte contre une puissance qui a vaincu Carthage et les Germains, il conclut : « Il ne vous reste donc qu'à avoir recours à Dieu. Mais comment pouvez-vous espérer qu'il vous sera favorable, puisque ce ne peut être que lui seul qui a élevé l'empire à un tel degré de supériorité et de puissance ». Même du simple point de vue humain, l'attitude réaliste du Sauveur ne peut justifier l'accusation d'indifférence envers les intérêts de sa patrie, le véritable patriotisme ne pouvant être que celui qui recherche le véritable bien de la patrie; et c'était le fanatisme nationalitaire et anti-romain de ses ennemis qui était une erreur politique. C'est d'ailleurs l'opinion du R. P. Lagrange dans son livre : L'Évangile de Jésus-Christ (pp. 44-45).


II. -« Le plus juif des Juifs ».

La forme la plus élémentaire du patriotisme, c'est ce que nous appelons le « loyalisme ». Il se présente sous deux aspects : dans le domaine du sentiment, c'est l'estime accordée aux traditions et à la gloire de son pays; dans le domaine de la volonté, c'est l'obéissance aux lois qui le régissent.

Que Jésus ait tenu en haute estime les privilèges et le rôle providentiel de sa nation, nous en trouverions des preuves suffisantes dans le seul quatrième Évangile qui passe pourtant pour être le moins judaïsant. Nous y voyons le Sauveur inaugurer son ministère par un acte de zèle pour la pureté du Temple national qu'il appelle la « Maison de mon Père ». Devant la Samaritaine,. il revendique pour sa nation l'orthodoxie, le dépôt de la révélation divine et le monopole des espérances messianiques, « le salut vient des Juifs ».

Le Christ de saint Jean parle d'Abraham avec respect, cite volontiers Moïse et les prophètes, traite les écrits sacrés comme parole de Dieu et s'appuie sur eux pour mieux convaincre ses auditeurs, auxquels il reproche d'être infidèles à l'esprit de Moïse et de sa Loi. On peut dire de lui ce qu'il affirme de Nathanaël : « Il est vraiment israélite. »

Dans les autres trois Evangiles (qu'on appelle synoptiques), le loyalisme du Sauveur est encore plus caractérisé. M. Klausner ne déclare-t-il pas que, dans son enseignement moral, Jésus est, « le plus juif des Juifs ». Et un autre auteur a dit : « Jésus n'était pas un chrétien, c'est un juif ». Pour nous, il fut le premier Juif dont la pensée fut chrétienne; mais il resta fidèle au judaïsme dans ce qu'il avait de légitime.

Les foules juives auraient-elles accouru auprès de lui et sympathisé d'instinct avec lui s'il avait méprisé les éléments essentiels de la tradition nationale? Les notables de Capharnaüm pensent à plus forte raison de Jésus, leur compatriote, ce qu'ils lui disent pour lui recommander d'exaucer le généreux étranger qui leur a construit une synagogue : « Il aime notre nation. »

Le Christ des Synoptiques ne paraît nulle part éprouver quelque honte d'appartenir à ce peuple; il met souvent à l'honneur Moïse et les prophètes, surtout Abraham, dont il fait le chef des élus dans la parabole du Mauvais Riche; et son Père du ciel est le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ».

Il estime la morale juive bien supérieure à celle des païens; il ne connaît pas d'autre expression officielle de la volonté divine que la Thora; pour lui, le plus grand des commandements est celui que tout Juif pieux récite trois fois par jour dans la prière du Shèma.

Pas un mot de sa bouche ne laisse supposer qu'il y ait eu dans son âme la moindre antipathie pour les enfants de son peuple, et jusque sur la croix, il excuse ceux qui l'ont trahi et livré : « Père, pardonnez-leur; ils ne savent ce qu'ils font! »
Son attitude envers le judaïsme, il la défini lui-même dans la célèbre parole : « Je ne suis pas venu abolir la Loi; mais l'accomplir. »

                                                         (suite dans le prochain article...)

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