Pol Vandromme à propos d'André Fraigneau
"André Fraigneau est un signe de reconnaissance, à la fois d'identification et de gratitude. D'une génération à l'autre (d'Edmond Jaloux à Michel Déon, d'Antoine Blondin à Serguine), sous le patronage d'éditeurs littéraires (Plon, La Table Ronde, Le Rocher) qui se relayèrent de décennie en décennie, son nom s'est transmis comme un mot de passe et son oeuvre comme un sésame. Avez-vous lu Baruch ? nous demandait-on, il y a un demi-siècle. Oui, nous l'avions lu. Maintenant, nous posons la même question aux cadets de notre clan, et nous recevons comme une bénédiction la même réponse.
Ces retours périodiques du destin propice annonçaient-ils qu'un écrivain pour quelques-uns serait bientôt un écrivain pour tous ? Certains de ses admirateurs, qui l'apparentaient au phénix, feignirent de le croire, sans s'aviser que Fraigneau lui-même, voulant élargir son public sur le conseil du premier éditeur de Cécil Saint-Laurent, transforma dans L'Amour vagabond en ritournelle de romance l'embarquement pour Cythère de Guillaume Francoeur.
La présomption de leur naïveté, ignorante de la foire sur la place, méconnaissait le dédain de la badauderie pour
la littérature de happy few. L'aristocratie, noblesse d'autorité, ne se laisse pas démocratiser. Seule la noblesse d'établissement et de raccroc, roture mal dégrossie, consent à cette
infortune.
Fraigneau, maître d'apprentissage, ne se donne à deviner qu'à la fratrie par lui initiée. Composition de sa
recette alchimique : le Gobineau des fils de roi dans la mémoire du gai savoir nietzschéen, avec l'accompagnement de la musique de Barrès et l'écho rhénan du romantisme. Survivant de la France
d'autrefois, héritier d'un patrimoine aujourd'hui ésotérique, «maillon entre la génération de Cocteau et de Morand et celle des hussards» (Jacques Brenner), il s'agrège à la chaîne d'or
jamais rompue, et à la tradition occulte toujours renaissante de la littérature au secret. À sa place, dans son époque, il entre dans la famille de Guillaume Francœur qui dispose du triple
privilège des hommes, « celui d'adorer, de vivre, de pouvoir bientôt mourir », et qui ne recrute pas ses membres selon le système de cooptation politicienne au pays des notables, mais
selon le mystère des affinités électives au pays des prédestinés.
Cette famille, dans son arche, n'appartient au siècle que pour ne rien consentir à son esprit, petite bande de
solitaires qui cultivent leurs singularités personnelles en répertoriant leurs communs dégoûts. Aucune prescription magistrale, aucun séminaire de groupe, aucun devoir d'allégeance, aucun
uniforme, aucune consigne de vote, aucun pas de l'oie. Hors des partis et des casernes de leur ghetto, hors des écoles et des exclusives de leurs manifestes, l'intuition souveraine des nomades de
la vallée et des contemplatifs de la montagne recense les couleurs du ciel, les horizons de la terre, les chants du monde, les courbes de la vie des mots. La bigarrure et l'unicité ; la diversité
avec la ressemblance. Entre soi et à chacun son quant-à-soi, Valery Larbaud aussi bien que Suarès, Toulet que Cioran, Fargue que Nucéra, Dominique de Roux que Jean-Marc Parisis.
L'air de la tribu chasse l'air du temps. Les goûteurs d'encre fraîche rabattent la jactance des vivisecteurs de la
lettre morte. Fouquet dans le faste de ses fêtes nargue les bilans avaricieux du comptable Colbert. Le style de grande lignée ricane de l'infantilisme babélique. C'est l'apothéose de la Réaction
littéraire qui ne rejoint la droite politique que dans la prose de Joseph de Maistre et la gauche du coeur que dans la détresse en sourdine de Louis Guilloux.
Fraigneau est l'un de ces réactionnaires, gardien de la fleur des civilisations, ennemi irréductible des barbares
de l'intérieur. Deux phrases de Roger Nimier, prince au royaume de Francoeur, et le voici tel que nous l'avons lu : « Homme à mettre un index sur sa narine et s'écrier: "Sublime ! ", il nous
a donné des leçons d'admiration. La Grèce qu'il a déshabillée de ses statues, Venise sans la lagune, Barrès sans tambour ni trompette, mil neuf cent vingt-cinq qu'il a presque inventé, les
peintres, la musique, ses amis, il n'a pas cessé pour sa part d'entretenir l'univers en état de noblesse et de drôlerie. »
À présent, la noblesse et la drôlerie ne vont pas bien ensemble, la première se raidit et pontifie, la seconde
pouffe et se débraille. Exception qui dément la règle ordinaire, Francoeur, en une synthèse subtile, les métamorphose et les réconcilie pour qu'elles s'entendent à merveille comme autrefois. La
noblesse est l'aristocratie même du quotidien (on dirait qu'un sosie de Ligne invite Nerval à déjeuner dans sa résidence méridionale) et la drôlerie une malice initiatique (« le professeur venait
de conclure : En somme, la loi... de broubrou... 26 est Léonine »). La grisaille se dissipe. Le soleil des jours intronise les rêves de la nuit qu'il s'approprie déjà. Purgée de ce qui la tire
vers le bas, la vie se hausse sans prendre la pose, se dilate pour qu'une douceur familière l'enveloppe, met l'accent grave sur la frivolité, éternise l'éphémère en magicienne
désinvolte.
Francoeur mérite le surnom d'irrésistible qu'on lui donna dans son collège. Il s'étonne comme on s'enthousiasme,
il s'enchante comme on pactise avec l'indicible, pèlerin des lieux de mémoire de l'humanité exemplaire, voyageur ébloui. La beauté existe, il la tient à portée de ses mots-talismans de
thaumaturge réformateur, il la décante et l'épure, comme le cognac dans le chai de Chardonne, comme la Sérénissime dans le regard de Morand. L'ascèse affermit son talent de charme et sa morale
peut se prévaloir d'être une esthétique.
À la première page de son premier livre, Fraigneau note: « Je voudrais écrire sur la grandeur. » Dans l'un de ses derniers textes, dialoguant avec Francoeur, il remarque: « N'êtes-vous pas chargé de communiquer la grandeur sous les espèces du bonheur ? » Ainsi se trace la ligne droite et claire d'une oeuvre. Au début, sans délaisser la grandeur, il semble nouer une fréquentation plus assidue avec le bonheur. À la fin, c'est apparemment le salut qui le préoccupe et le requiert en priorité.
D'abord, le cycle de Guillaume Francoeur. Devant la splendeur plurielle, une jeunesse fervente ne se prive de rien. Ni de la sagesse attique, ni de l'hédonisme des corps glorieux, ni des élans d'une sensibilité expansive, ni des ressources d'un classicisme ouvert sur le baroque. Tout l'amour du monde, l'harmonie et le style du dilettantisme voluptueux.
Ensuite, le cycle des journaux apocryphes. Le retrait du monde, la célébration des frères séparés, l'habit de bure, l'épanouissement par la domination de soi, la joie d'être à part et ailleurs, la paix des cimes.
Par Francœur, Fraigneau donne des nouvelles du grenier de son enfance, et de ses jardins d'été. Par Louis II et Julien l'Apostat, il en donne de sa « grotte », le cloître et l'oratoire du temple de son empire imaginaire. Deux manières de se retrancher, une même conception de la vie escarpée. Dans le siècle que la barbarie menace, le pavillon de la compagnie orphique. Hors du siècle que les barbares occupent, le couvent des âmes réfractaires. Les conformismes associés et arrogants - la goinfrerie, le grégarisme, la vulgarité masochiste, l'orthodoxie totalitaire - et la même noblesse du plaisir rigoureux comme de la règle stricte.
L'élégance d'une allure folle d'absolu garantit la légèreté heureuse des hommes encore libres. Francœur, élu des
dieux dans la thébaïde de son île, Francœur encore, élu de Dieu dans sa cellule de Port-Royal, Francœur toujours, sous l'espèce unique des bienveillances conjointes, la profane, la
religieuse.
Tout concorde et tout s'accorde. Les deux cycles se bouclent ensemble dans une perfection mutuelle. Jusque dans
les fragments retrouvés qui n'ajoutent pas un codicille au testament de Francoeur - hier "Papiers oubliés dans l'habit", aujourd'hui les deux recueils de chroniques, du Parisien et du
voyageur - s'accomplit la promesse du médiateur barrésien. Les contradictions se réduisent. Les voix alternées de la Prairie et de la Chapelle, réunies enfin, participent au choral unanime. Le
code des devoirs de la grâce humaine se récite sur le mode incantatoire. Plus tard, Guy Dupré, disciple de connivence, instituera en principe et coulera en maxime ce « secret de conduite qui
permet de lier la douceur, sans quoi la vie est peu de chose, à l'honneur, sans quoi la vie n'est rien ».
L'évangile du voyant miséricordieux qui réserve à sa conversation le piment de la férocité, le rituel d'exorcisme qui délivre du mal, l'itinéraire des mages et la marche à l'étoile des bergers, le mystère en pleine lumière, la liturgie du sacre et, dans le rayonnement de son génie, Fraigneau mieux que jamais parmi nous, sur la colline où souffle l'Esprit.
Pol Vandromme. (Préface aux "Chroniques du XXème siècle, C'était
Hier", d'André Fraigneau, publiées par les éditions du Rocher, 2005)