Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

le premier jour du Seigneur (2ème partie)

Publié le par Christocentrix

Et aussitôt, le jour du sabbat, Jésus étant entré dans la Synagogue se mit à y  enseigner. (Mc., I, 21)

Cet « aussitôt » tant aimé de Marc nous a conservé le fil blanc de la couture qui unit deux jours : le jour de travail, le vendredi d'avant le coucher du soleil, et le jour de fête, le samedi, en un seul - le premier jour du Seigneur.

Ce qu'était l'enseignement de Jésus, nous le saurons peut-être par le témoignage de Luc sur sa prédication à Nazareth.

Il se leva (monta sur l'arona) pour lire. On lui présenta le livre (le rouleau) du prophète Isaïe; et ayant ouvert le livre (déroulé le rouleau), il trouva l'endroit où il était écrit : l'Esprit du Seigneur est sur moi; c'est pourquoi il m'a oint pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour publier la liberté aux captifs et le recouvrement de la vue aux aveugles, pour renvoyer libres ceux qui sont dans l'oppression et pour proclamer l'année de grâce du Seigneur. Puis il ferma le livre (roula le rouleau), le rendit au serviteur, et il s'assit; et les yeux de tous dans la synagogue étaient fixés sur lui (Lc., I, 16-20).

Il se contenta de répéter la prophétie d'Isaïe et se tut; mais, sans doute, la répéta-t-il de telle manière que tous comprirent qu'elle s'était réellement accomplie en lui; ils comprirent aussi ou crurent seulement comprendre ces paroles, les premières que le Seigneur ait prononcées sur la terre : Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche; repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle (Mc., 1, 15). Ou, comme il le dira plus tard, aux derniers jours de son ministère : Tout est prêt : venez aux noces (Mt., 22, 4).

Ce qu'a dit encore Jésus en ce premier jour, Marc-Pierre l'a oublié étrangement ou n'a pas cru nécessaire de s'en souvenir, peut-être parce que pour lui l'essentiel ce n'est pas les paroles de Jésus, mais Jésus lui-même. On a l'impression que les souvenirs de Pierre sont ceux d'un homme de la foule, qu'il ne se rappelle que ce qu'il a ressenti avec elle.

On était frappé de son enseignement, car il enseignait comme ayant autorité et non pas comme les scribes (Mc., I, 22).

Il est douteux que quelqu'un dans la communauté des premiers chrétiens ait eu l'idée de comparer le Seigneur avec les scribes, mais il est au contraire fort probable que les impressions de ses auditeurs de Capharnaüm étaient telles qu'ils pouvaient faire cette comparaison ; car c'est le même sentiment que vingt siècles après nous éprouverions ou pourrions éprouver si pour la première fois de notre vie nous entendions ces paroles, les plus vivantes, les moins livresques et par cela les plus magistrales de toutes les paroles humaines; nous ne sommes tous que des «scribes», des « savants », lui seul est le Maître.

Or, il y avait, à ce moment même dans la synagogue un homme possédé d'un esprit impur. Il s'écria : Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth... Je sais qui tu es : le Saint de Dieu! Les esprits qui sont des êtres appartenant comme lui à l'au-delà savent avant et mieux que les hommes qui il est. Mais entendant confesser pour la première fois sur la terre le Fils de Dieu par la bouche des démons, qu'a dû ressentir le Fils de l'homme? Mais Jésus le reprit sévèrement et lui dit : Tais-toi et sors de cet homme! Alors l'esprit impur, le secouant avec violence et poussant un grand cri, sortit de lui. Ils furent tous dans la stupeur (Mc., I, 23-27). Sans doute restèrent-ils figés d'effroi et il se fit un silence tel qu'on eût pu, semble-t-il, entendre contre le mur blanc où se jouaient les reflets de l'eau miroitant au soleil, le tintement des ailes cristallines d'une libellule entrée par la porte ouverte. Qu'est-ce que ceci? C'est un enseignement tout nouveau. Celui-là commande avec autorité même aux esprits impurs; et ils lui obéissent (Mc., 27), murmura soudain la foule. Qu'est-ce, qui est-ce - ils ne le savent pas encore, mais déjà ils sentent que cela ne s'est jamais vu sur terre et ils s'étonnent - s'effrayent, comme vingt siècles après, nous pourrions nous sentir effrayés, étonnés, non point par le miracle extérieur, mais par la force intérieure qui engendre des miracles - par cet enseignement tout nouveau.

Ensuite, dans chaque mot de Marc, la voix vivante de Pierre le témoin est si distincte, que, sans presque changer un seul mot à l'original évangélique, on pourrait continuer à la première personne : Dès que nous fûmes sortis de la synagogue, nous vînmes, avec André, Jacques et Jean dans ma maison. Or, ma belle-mère était au lit, malade de la fièvre; et aussitôt nous lui parlâmes d'elle. Alors il s'approcha d'elle et la prenant pur la main avec force, il la fit lever; la fièvre la quitta aussitôt et elle se mit à nous servir à souper. Ce qu'est cette fièvre, nous ne le savons pas très bien. Peut-être était-ce la malaria, fréquente dans la plaine basse de Gennizar, et tout particulièrement près des lagunes de Capharnaüm; ou encore une fièvre intermittente dont les accès passent d'eux-mêmes. Il est très probable aussi que la « force» (la prenant par la main avec force) guérissante qui émane de Jésus avait secouru la malade. Mais pour beaucoup de rabbi-guérisseurs guérir un accès de fièvre était alors chose facile. Il semble bien que la belle-mère de Simon n'est restée immortelle dans l'Évangile, comme un moucheron se conserve intact dans l'ambre, que parce que Pierre tenait à perpétuer le premier jour du Seigneur, jusqu'en son dernier trait. Ce sont précisément ces petits détails, auxquels personne n'attache d'importance et dont personne ne se souvient, excepté le témoin oculaire, qui nous inspirent la foi la plus grande dans l'authenticité intérieure, en dépit de toutes les stylisations extérieures, du témoignage de Marc. Quand le soir fut venu, après le coucher du soleil, on lui amena tous les malades et les démoniaques. On n'attendait que le coucher du soleil, la fin du sabbat, pour commencer le «travail»-- le transport des malades. Toute la ville était rassemblée devant la porte. Il guérit plusieurs malades atteints de divers maux et il chassa plusieurs démons, ne permettant pas aux démons de dire qu'ils le connaissaient (Mc., 32-34).

Il en fut ainsi au premier jour du Seigneur, il en sera de même jusqu'au dernier : si nombreux soient les malades qu'il guérit, il en vient toujours de nouveaux.

... La foule s'y rassembla encore, de sorte qu'ils ne pouvaient pas même prendre leur repas (Mc., I, 30, 20). Le peuple s'était rassemblé par milliers au point que les gens s'écrasaient les uns les autres (Lc, 12, I)....Tous ceux qui avaient quelque mal se jetaient sur lui pour le toucher. Et quand les esprits impurs le voyaient, ils tombaient à ses pieds et s'écriaient : tu es le Fils de Dieu ! Mais il leur défendait sévèrement de le faire connaître (Mc., 3, I0-I2).

C'est ainsi que s'acheva le sabbat de Capharnaüm, le premier jour du Seigneur, et la nuit vint.

Le lendemain matin, comme il faisait encore fort obscur, s'étant levé, il sortit de la maison de Simon et s'en alla dans un lieu écarté; et il y priait. Simon et ceux qui étaient avec lui se mirent à sa recherche. L'ayant trouvé, ils lui dirent : Tous te cherchent. Il leur répondit : Allons ailleurs, dans les bourgs des environs, afin que j'y prêche aussi; car, c'est pour cela que je suis venu (Mc., I, 35-38).

Tout cela paraît simple. Mais si nous regardions de plus près cette simplicité, pareille à la surface lisse de l'eau, nous la verrions peut-être parcourue d'un frissonnement à peine perceptible à l'oeil, venant de quelque chose d'énorme qui se meut sous l'eau. Dès les premiers mots, où l'heure est indiquée avec tant de précision « le matin, comme il faisait encore fort obscur », on sent l'étonnement qu'éprouvent à leur réveil tous les gens de la maison en s'apercevant que le rabbi Jeschua n'est pas là. Sans rien dire à personne, en cachette, il s'en est allé, s'est enfui : où et pourquoi, personne ne le sait. Mais il y a plus que de l'étonnement -- il y a de l'anxiété dans le mot grec, «coururent à sa recherche». Quant aux trois mots de Simon: « tous te cherchent », on y sent trop clairement cette question anxieuse : « pourquoi t'es-tu sauvé? » pour que Jésus ait pu ne pas l'entendre. Il l'entend, mais ne répond pas, car « allons ailleurs, dans les bourgs des environs, » n'est pas une réponse, mais une dérobade montrant qu'il ne veut pas ou ne peut pas répondre. Et il est probable qu'à ce moment Simon n'y a rien compris; il ne le comprendra pas davantage lorsque plus tard il s'en souviendra : il nous transmet le mystère de la fuite du Seigneur, tel qu'il l'a reçu -- impénétrable.

Pour voir plus clairement encore qu'il y a là un mystère, il suffit de comparer deux versets de Marc, le 38ème : « allons ailleurs, dans les bourgs des environs », et le 45ème :  Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville; mais il se tenait dehors dans des lieux écartés.

Ce qui s'est passé à Capharnaüm, se passera aussi dans toutes les autres villes : dès qu'il entre dans une ville, il sent qu'il ne peut y rester, qu'il doit s'en aller, fuir. Il en fut ainsi au premier jour de son ministère, il en sera de même à tous les autres, jusqu'au dernier : il va vers les hommes et il s'éloigne d'eux, les fuit. On dirait que deux forces égales luttent en lui - l'attraction vers les hommes et la répulsion.

Seuls la vie de Jésus, tout l'Évangile, si nous les comprenions comme il faut, pourraient nous apprendre ce que cela signifie.

Le Fils de Dieu appelle ses « frères » les fils des hommes (Jn., 20, 17), il aime les hommes comme jamais personne ne les a aimés, et il sait, comme jamais personne ne l'a su, qu'il y a parmi les hommes des non-hommes, parmi les êtres, des non-êtres, de l'ivraie dans le froment, des « fils du diable», des « anthropoïdes », des araignées qui, mêlées aux hommes, vont et viennent parmi eux et enveloppent tout de leur toile gluante. Il sait, comme personne ne le sut jamais, les reconnaître, surtout dans les foules humaines.

Alors Jésus, étant sorti de la barque, vit une grande multitude, et il eut pitié d'eux, parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont point de berger (Mc., 6, 34).

Il en eut également pitié ce soir à Capharnaüm, où devant la maison de Simon une telle foule s'était rassemblée que « les gens s'écrasaient les uns les autres », comme des brebis accourant vers leur Pasteur. Alors pour la première fois il se mêla à ce troupeau d'hommes et d'araignées confondus, il y entra et lui, l'Intrépide, trembla et s'enfuit. Les hommes l'avaient chassé de Nazareth; à Capharnaüm, c'est de lui-même qu'il se sauve loin des hommes : cette fuite-ci est plus effrayante que l'autre. Race incrédule et perverse, jusqu'à quand serai-je avec vous? Jusqu'à quand vous supporterai-je? (Mt., 17, 17) dira-t-il encore, lui, le Patient entre les patients.

O gens sans intelligence et d'un coeur lent à croire! (Lc., 24, 25). Cela, il l'avait peut-être pressenti dès son passage à Capharnaüm. En voyant ils ne voient pas et en entendant ils n'entendent... car le coeur de ces gens s'est appesanti (Mt., 13, 13-15).

C'est peut-être dès ce jour-là que le coeur du Seigneur fut blessé par l'endurcissement des hommes. Plus tard il acceptera toutes les blessures, mais celle-ci, la première, le fit fuir.

Peut-être entendit-il dès alors, à travers les cris des démons : « Tu es le Fils de Dieu », le « Tu es possédé d'un démon » (Jn., 8, 52).

L'oeil humain est un miroir concavo-convexe, déformé par le diable : le Fils de l'homme y regarda, s'y vit et s'enfuit.

Les hommes donnent des nausées au Fils de Dieu :« Je te vomirai de ma bouche », aurait-il pu dire à l'humanité tout entière (Ap., 3, 16).

Lazare, notre ami, s'est endormi; mais je vais le réveiller (Jn., 11, 11), cela aussi il aurait pu le dire à l'humanité; mais avant de le réveiller, il entendra ces mots : Seigneur, il sent déjà (Jn., 11, 39).

« Son nom est le « Lépreux » , nomen ejus Leprosus »; et son autre nom est le «Nuageux» dira plus tard le Talmud, en parlant du Messie, peut-être sous l'influence du Christianisme.

Il semble bien que ces deux noms nous révèlent inconsciemment la contradiction la plus mystérieuse du coeur du Seigneur : le combat des deux forces - de l'attraction vers les hommes et de la répulsion.

« Nuageux », Blanc, Pur, Solaire, Étincelant de blancheur comme un nuage dans l'azur du ciel, il descendra du ciel sur la terre vers Job le lépreux - vers toute l'humanité; il se couchera à côté de lui sur son fumier, l'étreindra, se serrera contre lui corps à corps, bouche à bouche.

Ce sont nos maladies qu'il portait; c'est de nos douleurs qu'il s'est chargé (Js., 53, 4), de notre lèpre. Mais auparavant, il se verra en nous. Le Pur se verra impur, le Nuageux se verra lépreux et pris d'effroi il s'enfuira loin de nous - loin de soi.

Père, délivre-moi de cette heure, c'est avec ce cri qu'il s'enfuit. Mais c'est pour cela même que je suis venu jusqu'à cette heure, c'est en disant cela qu'il revient (Jn.,12, 27).

Oh, si nous connaissions mieux l'Inconnu, si nous aimions mieux l'Inaimé, nous comprendrions peut-être pourquoi il vient toujours vers nous et pourquoi toujours il s'en éloigne, s'enfuit!

Il n'y a que deux journées du Seigneur qui nous soient entièrement connues: la première, celle de Capharnaüm, la dernière, celle de Jérusalem; toutes les autres ne nous sont connues que partiellement, en quelques points particuliers. Toute la vie publique de Jésus tient entre ces deux journées et en les comprenant nous comprendrons toute sa vie.

Vingt-quatre versets du témoignage de Marc-Pierre sur le sabbat de Capharnaüm correspondent au vingt-quatre heures de la journée du Seigneur. Rappelons-nous l'ordre des heures : en marchant le long de la mer de Galilée, il voit les pêcheurs, les appelle; il entre à Capharnaüm et enseigne dans la Synagogue; il guérit le possédé; il se rend dans la maison de Simon, y guérit la belle-mère de celui-ci, prend part au repas; après que le soleil s'est couché, il vient à la porte de la maison, où toute la ville s'est rassemblée; il guérit les malades; à la nuit, il rentre dans la maison; de bon matin il s'en va, s'enfuit.

Telle est, pas à pas, heure à heure, la journée du rabbi Jeschua; tout se déroule sous la plus éclatante lumière historique, dans les souvenirs personnels de Pierre-le-témoin; nous entendons avec ses oreilles, nous voyons avec ses yeux, et nous pouvons être tranquilles : celui-ci ne trompera pas, n'oubliera rien; il se souviendra comme jamais personne ne s'est souvenu; il dira la vérité comme jamais personne ne l'a dite, parce qu'il aime comme jamais personne n'a aimé. Et les deux mille ans sont comme s'ils n'avaient point été : tout est tel qu'hier - tel qu'aujourd'hui.

Trouvera-t-on rien de comparable dans l'histoire? Et n'est-il pas miraculeux que cette première journée du Seigneur, nous nous la rappellions, la voyions, ou pourrions la voir, nous la rappeler, avec plus de netteté que toute autre grande journée de l'humanité - et peut-être même que la journée que nous avons vécue hier.


                                                                                            Dimitri Merejkovsky
 

Commenter cet article