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l'Eglise et les Civilisations

Publié le par Christocentrix

L'Église est chargée par le Christ de réaliser la paradôsis ou tradition historique des richesses qu'il a apportées et insérées à un moment de l'histoire.

Dès l'abord, éclate à nouveau le problème de l'histoire réelle et de l'histoire apparente ou, pour reprendre les termes de saint Augustin, la lutte entre la Cité de Dieu (lieu moral de l'action surnaturelle) et la Cité de Satan (lieu du développement humain des cultures et des civilisations).

D'où, les deux tendances de la théologie chrétienne. La première insiste à ce point sur l'histoire surnaturelle, qu'elle traite avec quelque dédain l'histoire naturelle, qui pourtant doit être sauvée par le Christ; selon cette théologie la seule chose importante est la conversion des âmes, sans nécessaire collaboration à l'histoire, à la culture, à la civilisation, appelées activités « humaines » ou « humanistes », très voisines du péché ou aptes à distraire l'homme de sa vocation essentielle. Une autre tendance s'efforce, sans vouloir concilier les inconciliables, de percevoir le lien interne qui soude l'une à l'autre les deux « histoires ».

On pourrait résumer comme suit les sentences de cette dernière position plus respectueuse de l'antinomie :

- L'Église entre partiellement dans le devenir cosmique, pour en devenir la médiatrice directe et décisive;

- Les civilisations sont les médiatrices indirectes et provisoires de l'agir divin dans l'humanité.


1. Le rôle de l'Église :
Comme le Christ s'incarne de manière bien concrète (« Cet homme qu'on appelle Jésus de Nazareth ») dans le déroulement et la complexité de l'histoire, de la même manière l'Église entre activement dans le devenir humain, voire dans chaque civilisation concrète. Cette incarnation est soumise aux lois de l'évolution humaine : genèse, épanouissement, décadence et disparition. Histo­riquement, elle a connu ces stades, plus ou moins éphé­mères, dans les diverses formes de la civilisation occi­dentale et elle fut successivement l'Église de Rome et de Byzance, l'Église médiévale, l'Église humaniste de la Renaissance, enfin l'Église libérale et bourgeoise, dont la réalisation meurt sous nos yeux en même temps que la bourgeoisie au profit d'une tentation de "désétablissement" ou "d'autodémolition".
Pendant ce temps, elle s'implantait péniblement dans d'autres civilisations, mais nulle part jusqu'à récemment, elle n'était arrivée à s'y incarner vraiment; partout, elle restait "occidentale" : peut-on parler au sens strict, même aujourd'hui, d'une Église indienne ou d'une Église africaine?
Mais ces réalisations historiques de l'Église ne sont que des projections éphémères ou, si l'on veut, des suprastructures du christianisme total. Il garde toujours un visage tourné vers l'éternel et un aspect de trans­cendance, qui se manifeste dans la parfaite continuité du dogme, de la morale, de la prière, des sacrements, de la discipline... Sous des visages parfois différents, le christianisme est identique à lui-même dans le temps et l'espace, comme est identique et Un, l'Esprit qui l'anime. Cette permanence profonde l'incite mystérieusement à une farouche persévérance ; il s'efforce de gagner toujours de « nouvelles terres » ou de s'incarner dans toutes les formes successives d'une même civilisation, mais aussi, et de façon plus pénible peut-être, dans des désaffections, dans des abandons volontaires de telle ou telle civilisation mourante (ainsi, l'Église abandonne l'Empire romain pour se tourner vers les Barbares). 
Cette dialectique de l' « incarnation-transcendance » est une des clés de l'histoire de l'Église dans ses impli­cations temporelles. On la voit s'inféoder à des civili­sations bien étrangères à son esprit, puis les transformer peu à peu, jusqu'au moment où elle s'en dégage pour se tourner vers d'autres ou d'autres formes; quelques décades plus tard, la vieille forme s'effondre, mais l'Église s'est assez adaptée à la nouvelle pour s'y incarner à nouveau. L'exemple le plus typique est celui de la transition, en France, entre l'Ancien Régime et les régimes bourgeois démocratiques. Évidemment, au cours de ce périple séculaire, l'Église subit d'importantes mutilations (éclatement de l'Eglise indivise puis séparation de l'église réformée, perte d'influence et de crédit dans les pays catholiques, persécutions et génocides à l'Est), mais, toujours au moment où on la croit prête à disparaître, elle réapparaît sur d'autres fronts (missions), sous d'autres formes (apos­tolat laïc) ou dans de « nouvelles » doctrines tirées de son antique trésor (théologie des réalités terrestres). Elle commet parfois de graves erreurs ; par exemple, l'inféodation au régime capitaliste libéral au paroxysme de ses méfaits ou comme l'Aggiornamento à la suite du dernier concile du Vatican pour l'Eglise de Rome...., mais ce qui serait funeste pour autrui ne l'est pas pour elle : toujours, elle trouve en son sein des élites assez courageuses pour la critiquer et pour chercher d'autres voies, et des responsables assez humbles et sages pour ne pas toujours condamner ces élites.
Et puis il ne faut pas tout réduire à la seule Eglise de Rome ....
Elle connaît enfin des écartèlements intérieurs, des schismes dus parfois à des causes mesquines : elle cède rarement aux intimidations, d'où qu'elles viennent, et, si elle se compromet parfois dangereusement, le temps agit toujours en sa faveur.

Présente dans les civilisations, elle y joue un double rôle, en fonction même de son double caractère d'incar­nation et de transcendance. Le premier est celui d'un travail « à même la civili­sation »: les moines, les missionnaires défrichent, bâtissent, enseignent les arts et les lettres, luttent contre les éléments antichrétiens de la culture, essaient de purifier les autres pour les transposer dans l'essence chrétienne. Quand la jeune civilisation entre dans sa maturité, l'Église patronne la vie artistique, protège les institutions politiques et sociales. Quand la vieille civilisation va succomber, elle la défend contre les « Barbares », non pour lui éviter une mort certaine, mais pour sauvegarder les valeurs décisives de culture, à transmettre aux « Barbares ».
Au cours de cette action parfois séculaire, l'Église n'a cessé de remplir un autre rôle : garder le contact avec le Christ par la prière, le sacrifice eucharistique, le renoncement..., non pour remplir correctement son premier rôle, mais pour « faire passer » l'agir divin dans cette civilisation, pour lui garantir le salut dernier : comme elle prie pour les individus ou les collectivités, ainsi elle prie pour les communautés « en marche », dans leur devenir historique.
 C'est pourquoi l'Église est la médiatrice des civili­sations : un levain, toujours présent dans la pâte, qui, par son action fermentante, par une vertu qu'elle tient de l'Autre, valorise cette civilisation aux yeux de l'Éternel. Et pour l'éternité, car elle participe, de par le Christ, au caractère d'eschatos : elle est aussi la plus jeune, la plus récente, la dernière, novissima.

2. Le rôle des civilisations :
Quelle signification réelle donnons-nous aux civili­sations dans l'économie chrétienne? Chaque civilisation est un « moment » réel de l'histoire du salut. Il faut refuser d'abord à toute civilisation le privilège d'être absolue et définitive. Certains auteurs, éblouis par la longévité et la remarquable souplesse de la civilisation occidentale, se sont plu à penser qu'elle était privilégiée et devait être le véhicule humain définitif de la pensée chrétienne. Depuis Valéry, certains savent maintenant que les civilisations sont mortelles.
De fait, pendant près de deux mille ans, notre civili­sation n'a reçu d'enseignement que d'elle-même et a pris les figures les plus variées. Depuis quelques décades pourtant, la situation évolue : elle se fractionne dange­reusement et d'autres ont à son égard des réactions virulentes et profondes. D'autre part, il restera toujours vrai que le christia­nisme d'occident n'a reçu jusqu'à présent qu'une expression gréco-latine, voire grecque et latine (après une expression sémitique de courte durée). Mais d'autres civilisations ne sont-elles pas appelées à forger de nouvelles expressions d'une vérité toujours identique et à en vivre pendant des siècles? Les progrès actuels du christianisme dans divers continents ne sont-ils pas un présage de cet avenir?
Si aucune civilisation n'a de valeur absolue, si toutes sont appelées, tôt ou tard, à disparaître, elles n'en ont pas moins une valeur en soi très digne d'intérêt. Comme chaque personne humaine change quelque chose au monde et à l'histoire, ainsi, mais sur une plus vaste échelle, toutes les civilisations. Par leur trésor matériel et spirituel, elles induisent les hommes, directement à mener une vie humaine, indirectement à se préoccuper de la Vérité éternelle; en entourant les individus d'un rempart d'organisation, de paix et d'efficience tempo­relles, en les imprégnant d'un idéal de vie, d'une con­ception du monde, d'une moralité individuelle et sociale, elles forgent en eux l'image, admirable quoique imparfaite, du Verbe Incarné.
On l'a deviné, l'Esprit qui "planait sur les eaux" à l'origine, n'a cessé d'inspirer toutes les civilisations de l'histoire. Les Grecs avaient deviné la présence d'une divinité sous leurs grandes découvertes culturelles; mais Celui qu'ils appelaient du nom d'Apollon ou de Minerve, nous savons qu'il n'est autre que l'Esprit d'amour et de vérité. C'est grâce à cette action inces­sante, que chaque civilisation a pu être la médiatrice indirecte du salut des hommes qui en ont bénéficié. Tôt ou tard, la civilisation verse dans la "démesure"; en suivant le sillon qui lui est propre au-delà de l'équi­libre (ainsi, la civilisation occidentale dans l'utopie technicienne), elle se condamne à la décadence et à la mort. La souffrance qu'elle endure dans ses membres, tout au long de cette lente disparition, la sauve, de par le Christ, en attendant que le second avènement du Verbe de Dieu dans la gloire ne la juge définitivement pour l'éternité. A ce moment, les hommes verront ce qu'ils doivent à leur culture et à leur civilisation, tout ce qu'ils ont reçu du milieu ambiant, avec ses vertus et ses défauts. Ils seront alors à même de juger, en Dieu, de la vraie valeur de cette armature à la fois extérieure et intérieure qui les a rendus plus hommes. Ils verront dans le concret comment cette civilisation qui fut leur, put être la médiatrice, indirecte et utile quoique précaire, de leur salut final. On voit ainsi comment, et pour l'Église et pour la civilisation, il faut se défendre à la fois de l'intégrisme et du modernisme. L'Église et les chrétiens ne peuvent s'attacher définitivement à une civilisation; d'autre part, les chrétiens ne peuvent s'attacher absolument à l'expression incarnée de l'Église dans une civilisation.

3. L'Église dans la civilisation:
 Une fois compris le rôle respectif de l'Église et de la civilisation par rapport à l'histoire authentique du salut, essayons de saisir le travail mystérieux de l'Église, par les moyens qui lui sont propres, au sein d'une civilisation. Le premier de ces moyens est la doctrine de foi, puis les sacrements véhicules de la grâce..... Même dans ses éléments les plus distants des implications terrestres, elle transforme à ce point les esprits qui la reçoivent, qu'elle devient toujours un facteur non négligeable d'action civilisatrice. Ainsi pas de christianisme sans l'idée et la réalité de la filiation divine ; mais on n'enseigne pas impunément aux hommes qu'ils sont les enfants d'un même Père ! On crée en eux un besoin incoercible d'émancipation et de liberté.  Mais parlant beaucoup plus de devoirs que de droits, elle craint surtout les théories abstraites d'émancipation basées uniquement sur les "droits de l'homme" car elle sait qu'on ne fonde pas une civilisation sur des hommes imbus de leurs droits, mais sur des personnalités conscientes de leurs responsabilités. Fidèle à l'inspiration évangélique, l'Eglise prêche aussi le renoncement aux instincts, à l'amour-propre, aux passions. Partout où des hommes entendent sa voix, la barbarie primitive recule, la dissolution des moeurs, typique des sociérés décadentes, est freinée. Et dans les civilisations technicisées, où le vice se part de raisons scientifiques, le rappel constant des lois morales s'oppose aux déchéances les plus graves et à celle de la barbarie seconde : la brutalité cynique de l'hypercivilisation. A l'élite capable de l'entendre, l'Eglise fait retentir l'appel des renoncements évangéliques. Dans chaque nation chrétienne, des milliers d'hommes et de femmes compensent, par une vie intégrant les dimensions de la prière, de l'ascèse, du renoncement, de l'abnégation, des vertus héroïques ou du martyre... les débordements et les excès de la masse. Et cette élite, de manière directe par action surnaturelle, de manière indirecte par sa présence et son exemple, est la plus sûre garante de la culture morale, le plus sûr garde-fou dans la chute vers la déchéance et la dégradation. l'Eglise sait que là où elle travaille, éclosent une nouvelle humanité et un nouvel esprit, de nouvelles générations capables de transmettre.

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