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André Fraigneau sur la sexualité

Publié le par Christocentrix

"...  « Dévorer de baisers » était encore une inflation ver­bale. Car les amants ou les maîtresses les plus ardents ne font que mimer une anthropophagie peut-être complète autrefois, aux temps préhistoriques. Donc un monsieur ou une dame naïfs, qui se croient en proie aux « fureurs de l'amour » s'amusent, jouent un jeu comme les enfants jouant à la catastrophe de chemin de fer, à la corrida, etc., c'est-à-dire que sans risque, et par conséquent sans gra­vité, sans sérieux, mais avec toute l'ardeur de l'enfance en récréation ils agissent pour la plus grande satisfaction de leurs glandes. Cela n'enlève rien au plaisir du frotti-­frotta, mais m'empêche à jamais de croire que je prends quelqu'un (homme ou femme), que je suis pris, que je pos­sède (« être possédé » au sens érotique m'étant défendu par ma structure), ne pouvant sans ridicule imaginer que s'avancer de quelques centimètres (et pour un temps bien limité) dans la peau de quelqu'un puisse signifier la possession, l'envahissement, la propriété, etc., autrement que par image, c'est-à-dire par jeu.

Donc, pas de blagues, ou plutôt rien que blague en matière d'érotisme. J'adore la blague, le jeu, mais pour l'amour du Ciel, pas de sérieux, pas d'engagement de vie ou de mort dans un exercice que mieux que personne j'incline à trouver et à déclarer charmant.

 

Mieux que personne. Voici poindre la fatuité commune à tout individu, mâle ou femelle de la catégorie humaine. Il n'est pas de fieffé maladroit qui ne se juge irrésistible ou irrésistiblement sensible à l'amour physique. (Et ceux qui s'en détournent ou en blasphèment sont des hypo­crites ou des déçus, donc les pires avides.) Sans doute, j'ai porté le feu à quelques corps. Qui peut dire qu'il ne l'a jamais fait, fût-ce au sien ? Sans doute, ai-je aidé quelques organismes à s'épanouir et ce furent ces « autres » qui m'en ont sacré le démiurge. (Alors que n'importe qui, au moment critique m'eût remplacé.) L'agaçant pour l'orgueil, c'est qu'il faille être deux pour provoquer l'étin­celle. En art, on est seul. C'est pourquoi jamais l'amour physique ne saurait sans mensonge, satisfaire un artiste valable au degré qu'il atteint en créant une oeuvre. L'ona­niste (dont il n'est pas question de sous-estimer l'inten­sité et la grandeur) ne saurait créer son autrui complé­mentaire avec la puissance effective d'un artiste.

L'art est un jeu, une blague exquise. Mais l'âme s'y engage, comme la voix ou le son des instruments s'englue  dans la cire d'un disque et y laisse sa trace. Je jure qu'aucune âme n'a jamais laissé sur un corps qui se livre et se lave après avoir joui, une trace. Malgré lui, l'artiste a laissé un peu de son âme ou de son esprit dès la moindre de ses créations et ce peu est contrôlable par tous. Quand un homme ou une femme nous déclarent: « L'étreinte de X. m'a laissé une empreinte ineffaçable », demandez à voir. Car en dehors du bla-bla, il n'y a rien. Même pas le hoquet que peut laisser un abus d'alcool ou de nourri­ture. Même pas le sillage d'un parfum.

Cela dit - n'a été dit que pour nous séparer catégori­quement des immoralistes moroses ou de ces entrepre­neurs de destruction qui voudraient remplacer tous les jeux de l'être (comme on dit les jeux de l'orgue) par un seul et nous faire prendre toutes les belles lanternes allu­mées par les millénaires civilisés pour une seule paire de tétons ou une seule paire de couilles. J'ai l'impression que ceux et celles qui inclineraient à cette simplification sensorielle n'en ont pas vu beaucoup (de tétons ou de couilles). J'en ai vu un certain nombre. Je suis content du fonctionnement des miennes (de couilles) et il ne me viendrait pas à l'idée de leur sacrifier une pierre de l'Acropole, une note de musique, un vin de bon cru, un regard au ciel.

D'ailleurs, parmi les plus aveuglés par la chair, qui ose­rait soutenir que les parties d'un corps qui les excitent, les exciteraient sans une certaine idée qu'ils se font à l'avance de leur usage ? Cette imagination, ce n'est déjà plus de l'instinct et c'est déjà un détour artistique. Alors, pourquoi pas l'art où qu'il nous mène, fût-ce à la plus désintéressée des contemplations ?

D'ailleurs méfions-nous. Un « obsédé du nichon ou du déduit », c'est un technicien qui redoute de manquer de moyens en dehors de sa spécialité. Cette peur est tou­jours une carence. Cette carence apparaîtra même dans l'exercice de son activité préférée. Ils peuvent duper ceux ou celles dont les sens acceptent, subissent les propa­gandes. Un organisme sans préjugés enregistrera leur médiocrité de manoeuvres acharnés à une seule besogne.

Et nous voici au chapitre important des ouvriers spé­cialisés. Je sais bien que dans le domaine du sexe, il est difficile de pas être orienté malgré soi. Mais que l'on fasse de cette difficulté une vertu, un choix, que l'on s'enor­gueillisse de n'aimer que le sexe opposé (ou le sien) me gêne comme un aveu d'impuissance, aveu qui ne serait pas modeste, mais absurdement orgueilleux. Si vous n'aimez pas autre chose, n'en dégoûtez pas ceux qui sont capables de prendre leur plaisir partout.

Les gens du peuple, les organismes les plus sains et les plus simples ne s'en embarrassent pas. Mais ils n'en par­lent pas, n'en écrivent pas. N'aiment pas que l'on en parle. Comme les êtres vraiment libres, ils ne revendiquent rien et s'arrangent avec les lois de la société. Ils ont raison. Le caprice des sens s'exerce dans le loisir, au-delà de toute loi.

Pour les autres, qui font les lois ou voudraient en faire, ils veulent surtout que l'on ne jouisse pas plus qu'eux. Les pissotières gênent la gymnastique d'alcôve de ceux qui demandent à leurs femmes les pires complaisances. Le jour où ce genre d'édicule sera mixte, ils en multiplie­ront les exemplaires. Mais les spécialistes qui s'en détour­neront alors seront punis pour n'y plus entrer.

Tant pis d'ailleurs pour ces derniers. Ils n'ont qu'à élargir leur terrain de chasse. Au côté partial si agaçant de la majorité, pourquoi opposer un côté « réservé »? Nous n'y pouvons rien, répondront la plupart. Nous sommes ainsi faits. C'est le même aveu de carence que je signalais pour leurs empêcheurs. Au départ l'homme n'était pas fait pour voler, pour naviguer, pour construire un feu.

On me dira: « Vous rêvez donc d'une partouze générale ? » Pas le moins du monde. Mais alors ne parlez pas d'érotisme. Ne vous vantez pas à longueur de jours de vos prouesses de lit. Sinon, j'ai le droit de vous jauger, de vous regarder des pieds à la tête, de vous estimer à ce cri­tère et de vous accorder, ou non, un satisfecit. Merveil­leuses, innombrables possibilités de l'être humain s'il ne laisse aucune parcelle endormie ! Animal métaphysique (ce qu'il néglige et qui est le plus grave de ses refus) mais animal physique plus ingénieux que le coq trop bref ou le crapaud interminable !

L'homme peut être chêne ou roseau et choisir de l'être. La femme fleur ou fruit par nature c'est une gerbe de roses, un pommier épanoui mais capable de se servir à, son gré de tant de charmes avarement distribués aux autres règnes de la création et condamnés à l'isolement d'une seule espèce. Vous voyez bien que l'imagination fait presque tout dans l'érotisme. Mais alors, travaillons au plus grand développement de nos capacités physiques comme on soutient par des tuteurs, des claies, des espa­liers les branches et les tiges les plus riches en corolles ou en fruits . « Le bonheur, disait Bonaparte, c'est le plus complet développement de nos facultés. » Je parlerai donc, une fois de plus ici, du bonheur. Et de même que j'ai contri­bué dans d'autres livres à le rechercher par l'aventure, le voyage, les climats ou bien par le développement méta­physique, je me limiterai ici aux propriétés amoureuses du corps.

« Espaces sacrés de l'Orient ! » s'exclame Barrès je ne sais plus où. Qu'avec brusquerie l'objet de mon désir d'un soir pourchassé et conquis arrache son dernier linge. J'éprouve la stupeur éblouie de Christophe Colomb décou­vrant une plage imprévisible qui surgit, se déploie et s'élance au-devant de mon vaisseau découragé.

Un tel frémissement est si complexe que j'admets la naissance de tous les fétichismes dont il paraît le résultat. Certains le croiront lié de façon indissoluble au lieu, à l'heure, au sexe, à la catégorie sociale qui ont entouré son irruption comme autant de fées bonnes ou mauvaises. La paresse vient vite aux voluptueux. Et leur « ce que j'aime, c'est que l'on se déshabille dans une chambre d'hôtel borgne ou en plein soleil dans les bois, à minuit ou à midi ; ce qui m'excite c'est que ce soit la bonne de l'auberge, le rôdeur de Pigalle, le compagnon de cordée, la nageuse sur le sable, la vamp sur ses fourrures, etc. », cela ne veut jamais rien signifier d'autre que : « J'ai eu cet éclair de chair, une fois, et je suis trop paresseux pour découvrir une autre Amérique. ». Un maniaque : c'est quelqu'un qui croit parce qu'il a gagné sur un numéro que la fortune est fidèle à ce numéro seul et même qu'elle est fidèle tout court.

Le merveilleux n'est pas là. Le merveilleux, c'est que l'apparition d'un certain espace de peau provoque l'éblouissement et l'intérêt direct de notre sexe. Nous nous occuperons plus tard des éblouissements habillés..."

André Fraigneau (1935) extrait de "Papiers oubliés dans l'habit". Carnets, 1922-1949.

 

 

 

 

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